Minimisation

Je vous ai déjà raconté que j’avais débuté ma carrière comme chercheur en intelligence artificielle. Tout au long de ces cinq années de travail passionnant, j’ai été encadré par un chercheur de très haut niveau, qui a été mon mentor et pour moi un exemple à suivre.

Il m’a vu arriver au laboratoire, alors que j’étais fraichement diplômé de mon école d’ingénieurs, la tête pleine de concepts mal digérés. Il m’a dit: “tu ne sais rien, tu as tout à apprendre, à commencer par les bases…” J’ai encaissé, mais j’ai immédiatement compris qu’il avait raison, sans savoir que je venais de passer un test décisif à ses yeux: la modestie indispensable du chercheur.

Alors, j’ai recommencé par le commencement. Mon univers de recherche s’intéressait à la modélisation non linéaire. J’ai commencé par apprendre ce qu’était réellement la notion de modèle par rapport à la réalité physique. Puis j’ai appris que les outils mathématiques à la disposition des automaticiens étaient très développés dans le domaine linéaire, et que la pratique courante lorsque l’on fait face à un comportement non-linéaire était de linéariser le problème en l’étudiant autour d’un point de fonctionnement. Pratique lorsque cela a un sens, complètement imbécile si l’on doit linéariser en permanence dans des espaces d’états complexes fortement non linéaires.

Et c’est là que j’ai commencé à découvrir que dans l’univers de la recherche, il y a beaucoup de chercheurs qui publient des articles qui s’avèrent être des imbécilités sans nom. Le filtre des patrons de laboratoire, puis celui des comités de lecture des revues scientifiques spécialisés, ne sont pas suffisant pour écarter des études mal menées par non compréhension des outils utilisés.

Cela s’est avéré comique dans mon domaine spécifique, celui des réseaux de neurones.

Sans entrer dans le détail, les réseaux de neurones sur lesquels je travaillais sont constitués de cellules faisant chacune une somme pondérée des signaux se présentant à leurs entrées, somme qui est ensuite transformée par une fonction d’activation (une sigmoïde dans mon cas), résultat qui est ensuite envoyé par chaque cellule à toutes les entrées des neurones qui lui sont connectés.

L’ensemble “cellule + fonction d’activation + entrées + coefficients de poids des entrées” est un (modèle simplifié de) neurone. En assemblant plusieurs neurones, en sélectionnant des entrées et des sorties particulières, vous obtenez un réseau de neurones.

Le fonctionnement de l’ensemble consiste à injecter certaines valeurs aux entrées du réseau et à observer les sorties calculées par le réseau.

L’apprentissage du réseau consiste à essayer de calculer les coefficients du réseau (les poids des connexions entre cellules) pour que, pour certaines valeurs présentées en entrée, vous obteniez certaines valeurs en sortie.

Par exemple, lorsque les entrées du réseau sont des valeurs de pixels d’une image, les sorties peuvent coder le nom d’un objet, d’une personne ou d’un nombre (la reconnaissance automatique des codes postaux par ex). Autrement dit, on cherche à reproduire ce que notre cerveau fait très simplement, très rapidement, avec un nombre de “calculateurs” très simples mais très élevés et massivement parallèles.

Tous les matheux comprendront que dans le cas trivial d’une fonction de transfert “identité”, le réseau de neurones est un système linéaire et qu’essayer de trouver les coefficients permettant de mettre en correspondance des couples {entrées, sorties} prédéterminés revient à minimiser l’écart entre la mesure constatée et la cible visée. Dans le cas linéaire, la méthode des moindres carrés permet de minimiser l’impact des erreurs expérimentales. On cherche à minimiser une fonction de coût qui est simplement la somme des carrés des écarts entre valeurs mesurées et valeurs de sortie ciblées. Cette fonction est une quadrique dans le cas linéaire, et son minimum peut être calculé immédiatement.

Dans le cas général d’un réseau non linéaire, la fonction de coût (non linéaire) peut être approchée par une fonction plus simple dont on cherchera à chaque itération un jeu de coefficients plus “efficace” (ie faisant baisser la fonction de coût).

Plusieurs approches sont intéressantes: approximation par un hyperplan (linéarisation) ou approximation par une quadrique. Pour illustrer dans le cas monodimensionnel d’un réseau à un seul neurone à une seule entrée (avec donc un seul coefficient), la fonction de coût est la somme des carrés des écarts entre les sorties mesurées et les sorties désirées, sa minimisation consistant à la remplacer autour de la valeur actuelle du coefficient par une droite ou par une parabole.

Dans le cas de l’hyperplan, vous vous déplacez dans l’espace des coefficients d’un “pas” dans le sens de la plus grande pente.

Dans le cas de la quadrique, vous vous placez dans l’espace des coefficients immédiatement sur le minimum calculé (on sait calculer le minimum d’une quadrique).

Mais comme il s’agit d’une diminution supposée de la vraie fonction de coût remplacée par son approximation, il faut s’assurer de la baisse réelle et recommencer jusqu’à se trouver sur un endroit de l’espace des coefficients correspondant à un minimum.

Dans un espace monodimensionnel, un extrémum correspond à une dérivée nulle. Pour déterminer s’il s’agit d’un minimum (et non pas d’un maximum), il faut calculer la dérivée seconde et s’assurer qu’elle est positive.

Dans le cas pluridimensionnel, on parle de “gradient” nul, et de matrice Hessienne définie positive.

La méthode de minimisation la plus utilisée dans l’univers des réseaux de neurones est la descente à pas constant, dite aussi méthode du gradient: approximation de la fonction de coût par un hyperplan et déplacement dans l’espace des coefficients dans le sens de la plus grande pente (le sens opposé au vecteur gradient) d’un “pas” constant.

Le problème de cette méthode numérique d’optimisation est qu’elle peut être très gourmande en temps de calcul. En effet, plus on s’approche du minimum, plus la fonction à un gradient faible, et plus le déplacement sera petit. Autrement dit, plus on s’approche du minimum, et moins on s’en approche rapidement…

J’ai donc étudié une autre méthode d’optimisation bien connue, celle dite de Quasi Newton et en particulier la méthode implantée par Broyden-Fletcher-Goldfarb-Shanno où l’on calcule par itération la matrice inverse de la matrice hessienne. Cette méthode possède une vitesse de convergence bien supérieure à la méthode de gradient à pas constant, vitesse de convergence connue depuis des lustres par les informaticiens spécialistes des algorithmes d’optimisation numérique.

Mais un certain nombre de chercheurs confirmés, à l’époque où je préparais ma thèse, semblaient méconnaître les propriétés de ces algorithmes, et en particulier la lenteur de la méthode de gradient à pas constant. Ou s’ils la connaissaient, ils arrêtaient leurs calculs en tout cas beaucoup trop tôt. J’ai pu reproduire certains des problèmes posés dans leurs articles en trouvant des solutions bien meilleures, parfois même en contradiction avec leurs conclusions, simplement parce que je m’étais intéressé à un domaine que je ne connaissais pas: les méthodes d’optimisations numériques.

Alors maintenant, lorsque je lis les conclusions d’un chercheur, même de haut niveau, même avec une équipe derrière lui, je reste prudent en me demandant s’il maîtrise bien toute la chaine technique qui l’a amené à ses conclusions. A-t-il utilisé la bonne méthode d’optimisation, a-t-il utilisé les outils mathématiques en respectant leurs conditions d’usage (conditions initiales, espaces affines et non pas linéaires, erreurs liées à la discrétisation numérique…). Autant d’erreurs de débutants qui peuvent passer inaperçues.

Et parfois je suis encore surpris aujourd’hui, surtout dans des domaines qui ne sont pas les miens, et que j’aborde avec modestie et humilité, de voir des soi-disant experts se prendre les pieds dans le tapis sans s’en rendre compte…

Je rame

Il y a quelques temps, j’ai rencontré mon moi d’il y a 25 ans: j’ai repris un sport que j’ai pratiqué pendant mes trois années d’école d’ingénieurs, l’aviron. Cela m’a fait tout drôle de refaire des gestes que je croyais perdu dans les limbes de ma mémoire. Et il faut croire que c’est comme le vélo, cela ne s’oublie pas vraiment.

Alors je ferme les yeux, et je me retrouve dans un huit d’aviron (huit rameurs, huit rames et un barreur). Nous sommes immobiles, bateau arrêté, pelles dans l’eau, jambes pliées, prêts à donner toute notre puissance.

Autour de nous des centaines de personnes nous observent. Il s’agit d’un spectacle-exhibition. La rivière est étroite à cet endroit là, les pontons et les quais sont remplis de curieux.

Nos yeux sont fixés sur le premier rameur qui va donner la cadence. Sur le quai, l’entraineur tient un drapeau et va nous donner le signal de départ. Nous sommes là pour montrer au public la technique du départ de course en aviron.

A l’arrière du bateau une corde est attachée et disparaît dans l’eau.

Le drapeau tombe, tous ensembles nous poussons sur nos jambes avec les bras tendus. Nos fesses sont posées sur des sièges coulissants. Le premier coup de rame s’effectue à 3/4 de coulisse. Les bras tirent ensuite pour sortir les pelles de l’eau et repousser l’aviron dans l’air.

Vite les jambes se replient, les pelles plongent ensemble dans l’eau. Les deux coups de rames suivants se font à 1/2 coulisse. Deux coups rapides donc: clac, clac. Le bateau prend de la vitesse.

Le quatrième coup de rame s’effectue à 3/4 de coulisse. Tous les coups de rame suivants se font à pleine coulisse, à pleine puissance. Le bateau atteint une vitesse incroyable: en quelques secondes, nous sommes passés d’une immobilité parfaite à un bolide qui fend l’eau.

Derrière nous la corde s’est tendue, et le skieur nautique est sorti de l’eau. Nous l’avons tracté sur cent mètres sous les applaudissements du public. La puissance développée au départ d’un huit d’aviron est telle qu’elle permet de sortir un skieur nautique de l’eau (le tracter ensuite est enfantin).

Souvenir.

Je rouvre les yeux, nous sommes en septembre 2011, et j’ai des ampoules plein les mains et les pieds. L’eau bouillonne autour de moi, nous ramons en soulevant des gerbes d’eau, à peine synchronisés les uns avec les autres.

On ne devrait pas vieillir…

Mais alors comment se remplir la tête de souvenirs?

😉

Une histoire simple et banale 6e partie

Ce billet est la suite de celui-ci.

Cette série de billets commence avec celui-ci.

Nous sommes samedi matin. J’ai prévenu mon épouse (et mes enfants) que j’allais travailler tout le week-end à la maison dans mon bureau, où de toute façon ils me voient la plupart du temps. Ce dossier ne m’oblige pas à fermer ma porte à clef, comme celui-ci ou celui-là, donc je vais pouvoir être disponible s’ils ont besoin de moi pour un devoir, une partie de ping-pong tennis de table ou un peu de couture. Mais j’ai besoin de concentration.

J’ai devant moi toutes les pièces qui m’ont été communiquées par les parties, tous les courriers, tous les bordereaux, mes notes manuscrites et vocales. J’ai vérifié que toutes les pièces ont bien été communiquées aux parties adverses. J’ai vérifié que toutes les règles de procédures ont bien été respectées, du moins de mon côté.

Il faut maintenant que je donne mon avis, par écrit, dans un pré-rapport.

Un pré-rapport, c’est un rapport complet que l’on soumet aux parties pour qu’elles l’étudient, le critiquent, fassent des remarques et posent des questions. Je modifierai ensuite ce pré-rapport en fonction des remarques et le complèterai de mes réponses aux questions des parties que l’on appelle des dires.

J’ai déjà précisé en détail dans ce billet comment j’organisais mes rapports d’expertise. Voyons ici ce que cela donne (les éléments repris du billet sont en italique entre guillemets).

Je vous propose de lire la suite de ce billet en chaussant des lunettes d’avocat (soit celui d’ARRAKIS, soit celui de CORRINO, soit celui de l’éditeur du logiciel ERP/PGI) et d’essayer de me faire part de vos dires en commentaire(s).


Maitre,

Je vous prie de trouver ci-joint mon pré-rapport d’expertise. Il s’agit d’un document de travail adressé à toutes les parties. Vous pouvez m’adresser vos remarques sous forme de dires jusqu’à la date du X minuit, date à partir de laquelle j’entreprendrai la rédaction du rapport définitif. Les dires postérieurs à cette date ne seront pas pris en compte.

Je vous rappelle que les dires doivent également être adressés en copie à l’ensemble des parties.

Je vous prie d’agréer, Maitre, l’expression de mes sentiments distingués


1) La partie procédurale.

“Vous trouverez dans cette partie tous les éléments concernant la nomination de l’expert (date, n° de PV, etc), les différentes références du dossier (références du tribunal, de la maréchaussée, de l’expert, voire des parties), les missions de l’expert telles que précisées par le magistrat, les dates et lieux de réunions, les noms et coordonnées des participants à l’affaire… Bref, tout ce qui relève de la procédure. C’est pratique d’avoir cela en un seul endroit et cela permet à un œil exercé d’avoir une vision globale de cet aspect du dossier.”

Je ne m’étendrai pas sur cette partie assez rébarbative, à rédiger pourtant minutieusement. Cela montre l’importance et la difficulté du métier de secrétaire.

2) La partie technique.

“Cette partie doit être rédigée (à mon avis) pour être lue par un autre expert. Elle doit contenir les détails des investigations: les noms des logiciels utilisés, les procédures utilisées, la méthodologie d’investigation jusque dans ces détails les plus précis. Pour ma part, je la conçois comme le cahier que tiennent les expérimentateurs dans les laboratoires de recherche. Toute personne connaissant bien le domaine doit pouvoir lire cette partie et reproduire les mêmes investigations (d’où l’intérêt des analyses non modificatrices, par exemple avec bloqueur d’écriture).”

Lors de la 2e réunion d’expertise, j’ai scrupuleusement noté toutes les opérations effectuées, fait des copies d’écran, et imprimé des informations. Tout ceci est retranscrit ici sans effort de pédagogie particulier. Il doit s’agir de faits, je ne donne pas d’avis argumenté.

3) Les réponses aux questions posées par le magistrat.

“C’est le cœur du rapport. C’est la transcription en langage clair et intelligible pour le profane de la partie technique du rapport. C’est un exercice difficile car il demande une bonne pédagogie et une bonne connaissance du niveau technique du lecteur auquel le rapport est destiné (magistrat, enquêteur, avocat…). De nombreux magistrats sont maintenant parfaitement au fait des nouvelles technologies et de leurs limites ou possibilités. L’utilisation de notes de bas de page permettent de rappeler la définition d’un concept potentiellement abscons. Il ne s’agit pas pour autant d’écrire un cours.”

Les missions confiées à l’expert étaient les suivantes:

– Mission n°1: Convoquer les parties et entendre tous sachants.

Pré-rapport: Après avoir régulièrement convoqué la première réunion d’expertise par courriers avec avis de réception (voir annexe X), celle-ci a eu lieu le X au siège social de la société ARRAKIS. Monsieur X, président directeur général de la société ARRAKIS était présent et assisté par Monsieur Léto, directeur informatique et Maître X, avocat au barreau de X. Monsieur X, gérant de la société CORRINO, était également présent et assisté de Monsieur X, informaticien spécialiste du logiciel ERP/PGI salarié de la société CORRINO et de Maitre X, avocat au barreau de X. Enfin, Maitre X représentait la société X éditrice du logiciel ER/PGI. La feuille d’émargement de cette réunion est jointe au présent rapport en annexe X.

La réunion s’est déroulée de telle heure à telle heure.

En fin de réunion, les parties m’ont autorisé à convoquer une nouvelle réunion d’expertise limitée cette fois aux seuls informaticiens, Messieurs X de la société ARRAKIS et X de la société CORRINO, a fin de procéder à des analyses purement techniques permettant de répondre aux missions qui m’ont été confiées. Ces analyses sont présentées de manière contradictoire dans le présent document afin de permettre aux parties de formuler leurs remarques et questions sous forme de dires.

La date du X a été retenue pour cette 2e réunion et la convocation a été faite oralement le X à la fin de la 1ère réunion d’expertise.

Lors de la 2e réunion, j’ai pu rencontrer Monsieur X, technicien chez ARRAKIS, qui m’a fourni une aide logistique lors de l’installation du logiciel ERP/PGI (voir feuille d’émargement en annexe X).

– Mission n°2: Dire si le logiciel PGI était installé par la société de service CORRINO en conformité avec les licences concédées par l’éditeur de PGI.

Pré-rapport: A la date du X, la société CORRINO a procédé à l’installation chez ARRAKIS du logiciel ERP, conformément au contrat de prestation informatique joint en annexe X. Cette installation s’est déroulée jusqu’à la date de X, soit X mois. La recette du logiciel a été effectuée le X (voir annexe X). Aucune copie, ni sauvegarde, de l’état de l’installation qui a été réceptionnée ce jour là, ne m’a été présentée. Le logiciel ERP, devenu PGI pendant la phase d’installation, a été utilisé en production dès ce jour là, sur un système informatique régulièrement sauvegardé, mais dont les sauvegardes ne permettent un retour arrière que sur un horizon d’une année (voir annexe X décrivant le schéma de sauvegarde).

Par contre, lors de la 1ère réunion d’expertise, la société CORRINO m’a indiqué avoir rencontré les difficultés suivantes: du fait de la fusion-acquisition (voir annexe X), le logiciel ERP mentionné dans le contrat d’installation changeait de nom et s’intégrait à une suite logicielle sous l’appellation “PGI”. Ce changement de nom était associé à des changements techniques puisque la suite logicielle “PGI” couvrait un champ fonctionnel plus large que celui de la suite logicielle “ERP” (voir comparatif en annexe X). Parmi ces changements techniques, la gestion des droits utilisateurs était différente (voir annexe X).

Lors de la 1ère réunion d’expertise, Monsieur X de la société CORRINO, m’a indiqué “qu’il était probable que des droits niveau 1 aient été mis à tous les utilisateurs pendant la période de tests et de pré-production afin de se concentrer sur les bugs rencontrés sans être gêné par des problèmes de droits, surtout qu’ils étaient gérés différemment”.

A ma question de savoir si les droits avaient été remis en niveau 2 pour les utilisateurs concernés, il m’a indiqué ne pas se souvenir si lui ou l’un de ses collaborateurs avaient traité cette question.

Pour autant, si je n’ai pas trouvé trace d’une modification du paramétrage du logiciel ERP/PGI pour obtenir des droits supérieurs à l’ensemble des utilisateurs, j’ai bien relevé la modification inverse, c’est-à-dire celle ramenant les différents utilisateurs au niveau 2, à la date du X, soit quelques jours après l’alerte effectuée par l’éditeur de PGI.

Je ne peux donc vérifier personnellement si le logiciel PGI était installé par la société de service CORRINO en conformité avec les licences concédées par l’éditeur de PGI.

– Mission n°3: Si non, établir les responsabilités des sociétés ARRAKIS et CORRINO.

Pré-rapport: Dans l’hypothèse (non prouvée) où le logiciel n’aurait pas été installé par la société de service CORRINO en conformité avec les licences concédées par l’éditeur de PGI, la responsabilité de la non conformité incomberait à pleine responsabilité à la société CORRINO. En effet, le contrat de prestation (voir annexe X) prévoit l’installation de licences niveau 2 et de deux licences niveau 1 pour deux informaticiens. Le paramétrage correct du logiciel était à la charge de la société CORRINO.

– Mission n°4: Estimer les préjudices.

Pré-rapport: Le logiciel ERP/PGI est paramétré pour garder la trace de toutes les opérations effectuées par les utilisateurs utilisant des fonctions réservées au niveau 1. L’historique est conservé avec un horizon variable et ne permet pas de remonter jusqu’à la mise en service du logiciel lors de la prestation d’installation de la société CORRINO.

Pour autant, à partir de toutes les sauvegardes étudiées lors de la réunion technique (2e réunion d’expertise), j’ai pu constater l’absence d’utilisation des fonctionnalités réservées au niveau 1. La seule utilisation constatée est celle ayant corrigé les droits des utilisateurs après alerte de l’éditeur du logiciel (à la date du X, tous les utilisateurs ont été ramené au niveau 2 conformément aux licences acquises).

A mon avis, l’éditeur du logiciel ERP/PGI n’a subi aucun préjudice, malgré le mauvais paramétrage du logiciel par la société CORRINO, paramétrage corrigé dès qu’il a été signalé.

– Mission n°5: Donner tout élément utile à la manifestation de la vérité.

Je regrette que les sociétés ARRAKIS et CORRINO n’aient pas conservé de sauvegardes de l’état du système à la date de la recette, suite à l’installation initiale. Cet état des lieux aurait permis de constater la réalité des droits configurés initialement.

Par ailleurs, le temps passé entre l’installation initiale et la réunion d’expertise n°2 est supérieur à l’horizon total de la stratégie de sauvegarde mise en œuvre par la société ARRAKIS. Cette stratégie de sauvegarde, conforme aux règles de l’art, ne m’a permis de couvrir que partiellement l’historique des opérations nécessitant des droits de niveau 1 (voir chronologie en annexe X). Je ne peux pas connaître les éventuelles opérations qui auraient été effectuées dans les trous de cet historique.

Enfin, mon expérience personnelle montre que beaucoup de prestataires informatiques, ou même de services informatiques, donnent aux utilisateurs plus de droits que nécessaire pendant les phases de tests afin de se concentrer en priorité sur d’autres problèmes de paramétrage. Lorsque tous les problèmes de paramétrage ont été abordés, les droits des utilisateurs sont affinés, soit pour sécuriser les accès (lecture seule, invisibilité de certaines données, par exemple), soit pour correspondre exactement aux licences accordées par l’éditeur.

La société CORRINO n’a pas effectué cette dernière partie du paramétrage, probablement à cause d’une maîtrise technique fragilisée par le changement de logiciel pendant la prestation (le logiciel ERP est devenu PGI).

4) Les réponses aux questions posées par les parties.

[“En matière civile et commerciale, la procédure est contradictoire. Les parties peuvent poser des questions à l’expert (par écrit: cela s’appelle des dires), et celui-ci est tenu d’y répondre dans son rapport. Lorsque les avocats ont la gentillesse de me faire parvenir leur dire sous forme électronique, c’est le règne du copier/coller dans le rapport, avec insertion de ma réponse entre chaque question. Si les dires sont transmis sous forme papier uniquement, c’est le règne du copier/coller, mais cette fois avec ciseaux et colle à papier – un régal d’archaïsme (mais bon, c’est plus rapide que l’OCR…).”]

Cette partie est vide pour l’instant.

5) Les annexes.

[“Il est indispensable de placer en annexe toutes les pièces utiles à la lecture du rapport. Ceci même si le nombre d’annexes est important. Il peut être judicieux de placer en annexe un cédérom contenant une version numérisée des documents. Cela allège le rapport final, à condition de citer les passages importants des annexes dans le corps du rapport pour en faciliter la lecture (et non pas un renvoi vers une annexe dématérialisée). La numérotation des annexes est un vrai casse tête. En effet, chaque partie a déjà son propre référencement, et l’expert ne fait qu’ajouter un nouveau classement.”]

Pour faciliter le travail de lecture et diminuer le coût de l’expertise, je ne place en annexe pour l’instant que les documents cités dans le présent pré-rapport, ainsi que les bordereaux de communication de pièces des parties.


Merci au lecteur intéressé de choisir l’une des parties à la cause et de s’essayer en commentaire à la rédaction de dires. La réponse aux dires fera l’objet du prochain billet de la série. De mon point de vue, les dires de l’avocat de la société CORRINO et de celui de l’éditeur du logiciel doivent être les plus intéressants à rédiger (c’est toujours plus drôle d’être l’avocat du Diable ;).

A vous !

La suite de ce billet est à lire ici.

Dialogue avec un expert judiciaire

Parmi les obligations de l’expert judiciaire, il y a celle qui consiste à devoir rester à jour sur le plan technique, à maintenir une veille permanente sur son domaine d’expertise. Dans mon cas, il y a bien entendu la pratique professionnelle quotidienne, mais je suis abonné à de nombreux flux d’informations sur internet et bien entendu, abonné à plusieurs revues spécialisées. Je lis scrupuleusement en particulier la revue Experts, que je recommande à tous les experts judiciaires, et plusieurs revues des éditions Diamond: GNU/Linux magazine et MISC.

La revue MISC (Multi-system & Internet Security Cookbook), spécialisée dans la sécurité informatique, m’a fait l’honneur de publier dans son numéro 56 une interview de votre serviteur. Par courtoisie vis à vis de la rédaction, j’ai laissé passer suffisamment de temps pour que le numéro suivant sorte, avant de publier ici sur mon blog cette interview réalisée par Frédéric Raynal, avec son aimable autorisation. Bonne lecture.

Présentation

MISC: Zythom, qui êtes vous?

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Je suis depuis 2006 l’auteur du blog de “Zythom, blog d’un informaticien expert judiciaire”. L’idée m’est venue parce que j’avais du mal à parler à mes amis ou à ma famille de la souffrance que je ressentais sur certains dossiers d’expertises judiciaires, en particulier en matière de recherches d’images et de films pédopornographiques. Cette souffrance est concrétisée sur le blog par le choix d’un fond noir, très décrié par certains de mes lecteurs. De fil en aiguille, le blog est devenu le réceptacle de plus de 600 billets écrits autour de quatre axes: mon activité d’expert judiciaire, mon métier de responsable informatique et technique, mes découvertes du monde politique comme conseiller municipal et des anecdotes plus “privées” pour mes amis et ma famille. Conçu au départ pour “crier dans le désert”, le blog a trouvé une audience d’environ 10 000 visites par mois autour de 4 à 5 billets publiés. Je dois pour cela remercier le blogueur Maître Eolas de “Journal d’un Avocat” qui m’a fait découvrir à ses lecteurs en me mettant dans sa blogroll. Sans lui, je crierais toujours dans le désert, sans cet échange apporté par les commentateurs du blog que je salue également.

MISC: D’où vient le pseudo “Zythom”?

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Je réponds à cette question sur ce billet de mon blog:

https://zythom.fr/2006/09/pourquoi-zythom.html

“Zythom est le dernier mot de mon dictionnaire. La signification m’importe peu et ça sonne bien.”

J’ajoute d’ailleurs qu’en vérité, le dernier mot de mon dictionnaire de l’époque était “zythum” et que je me suis trompé en le retranscrivant de manière phonétique. Une recherche sur google m’indiquait en mai 2006 que ce pseudo était libre, alors je l’ai adopté 🙂

L’expert judiciaire en informatique

MISC: C’est quoi “expert judiciaire’ en informatique”

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Je vais construire ma réponse en trois phases: qu’est-ce qu’un expert, qu’est-ce qu’un expert judiciaire et qu’est-ce qu’un expert judiciaire en informatique.

Un expert? Nous sommes tous les experts de quelque chose. Par notre parcours professionnel, ou tout simplement nos activités personnelles, nous développons des compétences pointues dans un domaine particulier: certains deviennent experts dans l’art de bouturer un rosier, d’autres dans celui de réussir un bon petit plat, ou dans la collection de cartes postales…

Un expert judiciaire? Lorsque les magistrats doivent juger une affaire, ils s’appuient sur tout leur savoir faire en matière de droit. Mais il arrive que dans certains dossiers, ils leur faillent faire appel à des non juristes, pour des compétences techniques qui leur échappent. Comment faut-il guider les magistrats pour leur permettre de choisir un expert, parmi tous ceux qui se disent experts du domaine concerné? La loi a organisé un système de listes, une par Cour d’Appel, et une pour la Cour de Cassation. Être inscrit sur l’une de ces listes fait de vous un expert judiciaire.

Un expert judiciaire en informatique? Vous l’avez deviné, il s’agit d’une personne inscrite sur une liste d’expert judiciaire, et qui connaît bien le domaine informatique. Pour être honnête, l’expression n’existe pas réellement dans l’univers judiciaire, car les experts judiciaires sont catalogués selon une nomenclature particulière où l’informatique apparaît à plusieurs endroits. Par exemple, la rubrique E.1.2 correspond à “Internet et multimédia”, E.1.3 à “Logiciels et matériels”, E.1.4 à “Mise en œuvre des systèmes d’information”, E.1.5 à “Télécommunications et grands réseaux”. Mais vous avez également la rubrique F.5.5 qui concerne “Biostatistiques, informatique médicale et technologies de communication”, ou G.2.5 les “Documents informatiques”.

Personnellement, je suis qualifié E.1.3 “Logiciels et matériels”. Je suis donc un “expert judiciaire en logiciels et matériels”. C’est plus simple pour tout le monde de dire expert judiciaire en informatique (mais l’univers judiciaire est plus précis).

Sinon, pour reprendre mes exemples précédents, l’expert dans l’art de bouturer les rosiers pourra demander son inscription à la rubrique A.8 “Horticulture”, le fin cuisinier en A.2 “Agro-alimentaire” et le collectionneur de cartes postales en B.3.14 “Philatélie”.

Tous les métiers sont représentés, et dans tous les domaines. Vous avez même des experts en fumisterie (C.1.26 “Thermique”)…

MISC: Comment le devient-on?

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Il suffit de demander au greffe de votre Cour d’Appel un dossier de demande d’inscription sur la liste des experts judiciaires, de le remplir et de l’adresser avant le 1er mars au procureur de la République du tribunal de grande instance de votre domicile ou de votre activité professionnelle. Et environ huit mois plus tard, vous recevez un courrier vous indiquant que vous êtes accepté (ou pas). Vous ne savez pas pourquoi vous êtes pris ou refusé. Dans mon cas, et il semble que cela soit fréquent, j’ai été refusé la première fois et accepté l’année suivante.

Si vous êtes accepté, vous prêtez le serment suivant “Je jure, d’apporter mon concours à la Justice, d’accomplir ma mission, de faire mon rapport, et de donner mon avis en mon honneur et en ma conscience” et vous devenez expert judiciaire pour une période probatoire de trois années. Ensuite, votre expérience et l’acquisition des connaissances juridiques nécessaires au bon déroulement des missions d’expertises seront évaluées. Si tout va bien, vous serez alors inscrit sur la liste des experts judiciaires pour cinq ans, période à la fin de laquelle il faudra demander votre réinscription, de nouveau pour une période de cinq années.

MISC: Pourquoi le devient-on?

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La question est ambigüe et dépend du point de vue.

Du point de vue de la justice:

Les critères de choix de la commission de sélection composée de magistrats et d’experts restent un mystère pour moi. Néanmoins, en parcourant différents textes, et en particulier le décret n°2004-1463 du 23 décembre 2004 relatif aux experts judiciaires, j’ai pu comprendre qu’une candidature doit réunir les conditions suivantes:

1° N’avoir pas été l’auteur de faits contraires à l’honneur, à la probité et aux bonnes mœurs;

2° N’avoir pas été l’auteur de faits ayant donné lieu à une sanction disciplinaire ou administrative de destitution, radiation, révocation, de retrait d’agrément ou d’autorisation;

3° N’avoir pas été frappé de faillite personnelle ou d’une autre sanction en application du titre II du livre VI du code de commerce;

4° Exercer ou avoir exercé pendant un temps suffisant une profession ou une activité en rapport avec sa spécialité;

5° Exercer ou avoir exercé cette profession ou cette activité dans des conditions conférant une qualification suffisante;

6° N’exercer aucune activité incompatible avec l’indépendance nécessaire à l’exercice de missions judiciaires d’expertise;

7° Sous réserve des dispositions de l’article 18, être âgé de moins de soixante-dix ans;

8° Pour les candidats à l’inscription sur une liste dressée par une cour d’appel, dans une rubrique autre que la traduction, exercer son activité professionnelle principale dans le ressort de cette cour ou, pour ceux qui n’exercent plus d’activité professionnelle, y avoir sa résidence.

Du point de vue de l’expert judiciaire:

Chaque personne a ses propres motivations. Je pense que beaucoup considère l’inscription sur la liste des experts judiciaires comme l’apothéose d’une longue et brillante carrière, avec la reconnaissance de leurs compétences et le prestige qu’ils en retirent auprès de leurs pairs. Certains comptent peut-être sur le titre pour développer leur clientèle ou pour consolider leur notoriété professionnelle.

Pour ma part, ayant été l’un des plus jeunes experts judiciaires en informatique de France – j’ai été inscrit à 35 ans – je ne peux pas dire que cela couronnait ma carrière, ni que cela développerait ma clientèle (je suis salarié). Ma raison première était de me rapprocher de l’univers de travail de mon épouse qui est avocate. Elle m’aide d’ailleurs beaucoup à appréhender les subtilités juridiques de certaines situations, parfois dangereuses pour l’expert, en particulier dans le respect des procédures et la réponse appropriée à faire dans les cas un peu tendus. Ma deuxième motivation était personnelle: j’ai toujours rêvé être au cœur de l’enquête, à la recherche de preuves, de documents cachés ou des traces laissées par le “méchant”. J’avoue que j’ai été servi et que je continue à avoir le frisson quand les gendarmes ou les policiers m’amènent un ensemble de scellés informatiques “à faire parler”…

Enfin, avec le recul, je dois dire que le savoir faire que j’acquière avec l’activité d’expert judiciaire me sert beaucoup professionnellement: l’animation des réunions d’expertises judiciaires m’a donné de l’assurance et une aisance à la conduite des situations de crises. Et puis, voir ailleurs toutes les erreurs pouvant être commises, cela donne quand même à réfléchir sur ses propres pratiques techniques et permet de les améliorer. Je lis mieux les contrats de prestations et prépare mieux les grandes migrations informatiques maintenant.

MISC: Un truc me titille dans votre réponse sur comment devient-on expert judiciaire. Très souvent, le mot “expert” est largement galvaudé. Et là, si j’ai bien suivi, je ne vois aucune évaluation d’un savoir-faire. Du coup, j’ai l’impression de pouvoir revendiquer le titre d’expert en fumisterie sans que personne n’y trouve rien à redire. Ai-je raté quelque chose?

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Le mot “expert” n’est pas protégé. Toute personne qui le souhaite peut revendiquer le titre d’expert en quelque chose et en faire une plaque ou des cartes de visite. Les expressions protégées sont “expert judiciaire près la Cour d’Appel de” et “expert judiciaire près la Cour de Cassation”. Nul ne peut les utiliser sans être inscrit sur les listes concernées. Il faut donc faire attention et ne pas confondre “expert automobile” (pour les assurances) et “expert judiciaire automobile” (rubrique E.7.4). Idem pour les experts immobiliers, les experts comptables, etc. L’adjectif “judiciaire” change tout.

Concernant l’évaluation des compétences, dans le dossier de demande d’inscription, vous devez joindre tous les éléments permettant d’apprécier votre savoir-faire: études initiales, publications, parcours professionnel, projets importants, etc. et la commission de sélection prendra, si elle en a besoin, les meilleurs candidats. Ne pas être pris ne signifie pas nécessairement que l’on soit mauvais, mais simplement que le besoin d’experts dans votre domaine est déjà satisfait. Et être accepté ne signifie pas que l’on soit le meilleur de son domaine, mais le meilleur qui a postulé. Et comme les contraintes pesant sur l’expert judiciaire sont fortes, dans certains domaines – comme l’informatique – les meilleurs ne postulent pas nécessairement.

MISC: Comment est gérée votre activité d’expertise par rapport à votre employeur principal? Est-ce comme pour les militaires de réserve avec un temps donné accordé par l’employeur, ou est-ce sur vos soirées et week-ends?

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J’ai demandé l’autorisation à mon employeur d’exercer une activité parallèle. Cela m’a été accordé très facilement dans la mesure où je me suis engagé à ne jamais mélanger les deux activités. Je fais mes expertises le soir, le week-end ou en posant des jours de congés pris sur mes cinq semaines de congés payés.

Le travail de l’expert judiciaire en informatique

MISC: Quel est le déroulement d’une procédure? Le jeu de l’expertise, de la contre-expertise, et comment est tranché celui qui a raison? Juste sur l’art du discours?

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Les procédures diffèrent selon que vous intervenez dans une procédure administrative, commerciale, civile, pénale, etc.

Dans le cas des procédures civiles, l’aspect contradictoire est très important, là où il peut être inexistant en matière pénale, lors d’une instruction par exemple, où je travaille seul dans mon laboratoire.

Dans tous les cas, la procédure se termine pour l’expert judiciaire par le dépôt d’un rapport écrit. Il est alors dessaisi du dossier.

Il est possible qu’une autre expertise soit demandée, et dans ce cas, un autre expert sera désigné. Il est possible également qu’un groupe d’experts soit désigné, et rende un avis collectif, avec une partie personnelle pour chacun en cas de divergence d’avis.

Celui qui tranche est toujours le juge, qui n’est pas lié par l’avis des experts.

Dans le cas d’une cour d’assise, le rapport d’expertise peut être présenté oralement par l’expert (nous sommes dans le cadre d’une procédure orale), et la décision est prise par le jury.

On peut être un piètre orateur et un très bon expert judiciaire, au moins en France.

MISC: Au niveau des affaires que vous traitez, quand on écoute le législateur, tout tourne autour soit de la pédophilie / pédo-pornographie, soit du terrorisme. Est-ce effectivement ce que vous constatez dans les affaires que vous traitez.

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Les lois en France sont faites par les élus du peuple, c’est-à-dire par des femmes et hommes politiques. La politique des poursuites pénales est (encore aujourd’hui) décidée par le Garde des Sceaux qui demande aux Procureurs de poursuivre en priorité tel ou tel délits ou crimes. Je constate que depuis le milieu des années 2000 (vers 2004 ou 2005) les magistrats me désignent beaucoup plus souvent sur des missions de recherches d’images ou de films pédopornographiques. Auparavant, j’étais surtout désigné sur des affaires commerciales ou civiles.

Pour faire une réponse complète, je ne sais pas si le fait que je sois beaucoup désigné sur des affaires pédopornographiques dépend des directives données aux magistrats, des augmentations de ce type d’affaire (j’en doute), de mes compétences techniques, des tarifs particulièrement bas que je pratique (je divise souvent par deux ou trois le nombre d’heures effectivement passées), du fait que je rends mes rapports toujours dans les délais ou que j’accepte de travailler pour un tribunal qui ne paye mes honoraires (et frais avancés) que deux ans après…

Mais le fait est qu’aujourd’hui, plus de la moitié de mes dossiers sont de ce type, soit environ cinq sur dix par an.

MISC: Si le terrorisme est essentiellement traité par les services de renseignement, on a l’impression de l’extérieur que les services de police / gendarmerie sont surtout concentrées sur la pédophilie. Et pourtant, “trainant” sur internet depuis 15-20 ans, je ne suis jamais tombé sur de tels contenus. Quel est l’ampleur de ce fléau?

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Je ne peux pas répondre de manière scientifique sur ce point, n’ayant pas une vision suffisamment globale pour juger correctement l’ampleur du fléau. Par contre, il est relativement simple d’accéder sur internet à des contenus pédopornographiques dès lors qu’on les cherche. Il existe de nombreux sites ou forums qui permettent l’échange de fichiers de toute sorte, de manière légale ou non. Et parmi ces fichiers, certains sont de nature pédopornographique. Encore faut-il bien préciser ce que l’on entend par là: par exemple, des bandes dessinées représentants des enfants pré-pubères se livrant ou présentés comme se livrant à une activité sexuelle explicite ne sont pas interdites dans tous les pays (exemple le Japon avec certains mangas). Et ce qui est autorisé dans certains pays se retrouve très souvent sur internet accessible aux pays où cela est interdit. Cela fait réfléchir un peu sur la notion de liberté.

Mais je peux faire une réponse politique: sur la quantité d’informations disponibles sur internet, une infime minorité concerne à mon avis la pédopornographie. Et il est possible de contrer celle-ci avec les méthodes traditionnelles de luttes contre les réseaux mafieux. La pédopornographie est surtout utilisée comme prétexte pour faire passer des lois liberticides par des personnes qui ont des intérêts dans le contrôle.

MISC: Les interventions sont-elles toutes autour de l’analyse post-mortem ou sont-elles parfois d’autre nature?

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La plupart de mes expertises sont des analyses de scellés dans le cadre d’affaires à l’instruction. Il s’agit donc pour moi de réaliser une copie fidèle des supports numériques (disque dur, cédérom, clefs USB, etc) pour ne pas risquer de dégrader le scellé, puis d’analyser la copie pour répondre aux questions qui me sont posées.

Mais il y a beaucoup d’expertises in situ, en particulier dans des dossiers auprès des tribunaux de commerce, en général des litiges entre une entreprise, une SSII et un éditeur de logiciel. Il s’agit alors d’analyses de systèmes opérationnels présentant des bugs (selon l’une des parties).

Il y a également toutes les expertises qui consistent à assister les OPJ ou les huissiers lors de perquisitions. Là, c’est l’inconnu, je ne sais jamais sur quoi je vais tomber: une entreprise avec 15 ordinateurs en réseau et trois serveurs, dont un situé ailleurs, un particulier avec du GNU/Linux, de l’Apple ou du Windows 98…

MISC: J’ai dans l’idée qu’il est assez facile facile de fabriquer du faux sur un ordinateur et qu’en conséquent, la falsification d’une “preuve” informatique est loin d’être impossible. Alors, même si une décision de justice se prend sur un faisceau d’éléments, comment appréhender ce doute?

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Un bon expert judiciaire en informatique n’affirme rien qu’il ne puisse présenter de manière scientifique. Je n’écris pas “Monsieur X, propriétaire du PC, a fait telle chose”, mais “l’utilisateur du compte informatique X a fait telle chose”. Et encore, après avoir vérifié la présence éventuelle de spywares, malware et autres chevaux de troie. Je n’écris pas “Monsieur X a stocké des images pédopornograhiques”, mais “J’ai trouvé trace d’images pédopornographiques sur le scellé qui m’a été remis”, etc.

J’ai écris dans un billet récent: “j’ai suivi une formation scientifique, la science est le domaine du doute, la critique du travail des autres est consubstantielle de l’activité scientifique et, les experts sont des êtres humains comme les autres.”

Si j’ai le moindre doute, je le mets par écrit dans mon rapport d’expertise.

MISC: Avez vous déjà été confronté à de telles situations?

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Pas encore, mais j’ai la hantise de l’être un jour, surtout si c’est trop tard, comme le Professeur Tardieu dont je raconte l’histoire dans ce billet:

https://zythom.fr/2007/12/lternel-voyage-de-la-science.html

Questions complémentaires qui ont déjà fait l’objet de billets détaillés que nous vous recommandons très fortement d’aller lire

MISC: Quels sont les besoins pour faire une expertise? Des tournevis, des disques durs, …

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J’ai une rubrique sur mon blog consacrée à cette réponse:

https://zythom.fr/search/label/Les%20outils

Tout dépend de la nature de l’expertise: s’il s’agit d’un travail de recherche à faire seul dans son laboratoire, j’ai plus de moyens que s’il s’agit d’accompagner des OPJ lors d’une perquisition.

J’ai écrit un billet qui décrit le contenu de ma valise d’intervention:

https://zythom.fr/2009/05/langoisse-de-lintervention.html

Mais pour faire bref, citons: des connecteurs et adaptateurs, câbles réseau, stylos, papier, plein de tournevis, une lampe électrique, un live CD d’ophcrack, un tabouret en toile, vis, patafix, colliers…

MISC: Quelles sont les expertises qui vous ont marqué (bref, le coin des anecdotes tant dramatiques que comiques)

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Les expertises qui m’ont le plus marqué sont celles relative aux images et aux films pédopornographiques. Cela a été la raison d’ouverture de mon blog et ma méthode de d’évacuation. Je suis papa de 3 enfants et je ressentais avec mes tripes le viol de ces jeunes enfants. L’un de mes premiers billets sur le sujet a été diversement apprécié: https://zythom.fr/2006/11/lhorreur-de-la-pdophilie.html

Extrait: Comment expliquer l’horreur d’une image pédophile?

Une image pédophile, c’est une enfant de quatre ans empalée sur un sexe d’homme. On y voit clairement la souffrance de l’enfant liée à la différence de taille entre les deux sexes.

Une image pédophile, c’est un garçonnet de cinq ans sodomisé par un homme qui lui déchire le corps.

Une image pédophile, c’est une fillette qui a en bouche un sexe plus grand que sa tête.

Un dossier pédophile, c’est un expert judiciaire qui pleure tout seul dans son atelier.

Sinon, j’ai aussi été bien secoué par un film trouvé sur un disque dur mis sous scellé. Il s’agissait du massacre d’une femme à la machette. Je reconnais ne pas être préparé à ce type de vidéo. Il a fallu pourtant que je la visualise entièrement pour remplir ma mission (en l’occurrence la recherche de vidéos pédopornographiques, parfois insérées dans d’autres films). C’est une histoire que j’ai raconté dans ce billet: https://zythom.fr/2009/09/un-petit-week-end.html (attention, âmes sensibles s’abstenir).

L’usage que certains jeunes ados font d’internet me bouleverse parfois:

https://zythom.fr/2009/11/manon13.html

Sinon, j’ai aussi parfois des souvenirs de belles rencontres, comme celle-ci

https://zythom.fr/2009/04/le-noir.html

où j’ai travaillé avec un jeune mal voyant.

J’ai également assouvi un rêve d’enfant en fouillant avec une greffière dans la caverne d’Ali Baba que constitue un entrepôt de scellés: https://zythom.fr/2007/07/la-salle-derrire-au-fond.html

J’ai une petite pensée pour les salariés qui ont sans le savoir un rôle déterminant dans une catastrophe informatique:

https://zythom.fr/2009/08/le-dernier-maillon.html

Enfin, j’ai été assez secoué par mon passage devant la justice pour avoir tenu le blog de Zythom. Je raconte cette histoire dans cette série de billets:

https://zythom.fr/2009/01/laffaire-zythom-introduction.html

En général, j’ai assez peu de souvenirs comiques liés aux expertises, ou en tout cas je préfère ne pas en parler pour ne froisser personne. Je préfère l’autodérision, comme par exemple dans ce billet

https://zythom.fr/2006/12/le-sicle-des-lumires.html

MISC: Rentrer dans un exemple précis d’une expertise, d’un début à la fin, ça serait super intéressant avec les multiples aspects (juridiques, techniques, etc.), mais ça serait bien trop long pour cette rubrique. Cependant, si vous voulez rédiger cela, n’hésitez pas :p

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C’est l’objet de mon blog, rubrique “anecdotes d’expertises” que je vous invite à explorer:

https://zythom.fr/search/label/Anecdotes%20expertises

Le mot de la fin de la rédaction

Pour Zythom: merci! Merci pour le temps que vous avez pris à rédiger ces réponses élaborées. Et merci surtout pour ce blog qui permet de rappeler que la sécurité est avant tout une histoire de personnes.

Pour les lecteurs: pour ceux qui ne connaissent pas son blog, nous vous en recommandons plus que fortement la lecture, c’est bon, parfois drôle, souvent émouvant, et ça fait un bien fou.

Mon 11 septembre 2001

Le 11 septembre 2001, je me souviens très bien de ce que je faisais, comme beaucoup de monde, alors que je suis souvent incapable de me souvenir avec précision de ce que je faisais la semaine dernière.

J’étais en TP d’informatique avec mes étudiants. Un TP consacré à la recherche d’information sur Internet… Altavista était encore l’un des moteurs de recherche les plus utilisés. Windows 98 SE était encore bien utilisé dans mon établissement. C’était une autre époque, un autre monde.

J’étais en TP avec mes étudiants quand l’un d’entre eux m’appelle pour me montrer les deux tours en feu. L’information a fait le tour de la salle et nous nous sommes tous retrouvés hypnotisés face aux écrans.

J’aimerais pouvoir dire que j’ai tenu des propos alertes sur le monde libre face à la lâcheté du terrorisme. Mais je me souviens surtout avoir dit à mes étudiants quelque chose comme: “A force d’opprimer les peuples, de vivre grassement sur leur misère, les pauvres se rebellent… Le fossé est trop grand entre ceux qui ont des problèmes de cholestérol et ceux qui ont des problèmes de malnutrition.”

Un étudiant m’a alors regardé en disant: “Monsieur Zythom, nous sommes en train de regarder des milliers de personnes mourir. Ce n’est pas le moment de parler politique.”

Me faire ouvrir les yeux et le cœur si justement par un jeune de 18 ans m’a montré à quel point je pouvais être à côté de la plaque dans un moment historique.

A titre de pénitence, j’ai regardé mourir des gens en boucle toute la soirée. Et je n’ai plus jamais fait la moindre allusion plus ou moins politique avec mes étudiants.

Alors oui, je me souviens d’où j’étais, de ce que je faisais, mais aussi de ce que je disais. Et chaque année, les commémorations me renvoient à ma propre insensibilité. Je suis pitoyable.

Et vous, vous souvenez vous vraiment de votre attitude ce jour là?

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Photographie Marc Lamey

Une histoire simple et banale 5e partie

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Me voici de nouveau présent dans l’entreprise ARRAKIS. Quinze jours ont passé, je suis en présence de Monsieur Léto, le DSI de l’entreprise, et d’un de ses ingénieurs. Nous allons enfin pouvoir aborder la partie technique du problème.

Tout d’abord, je lui rappelle les conditions de l’exercice que nous nous apprêtons à faire: je dois réaliser moi-même toutes les opérations, avec son aide bien entendu, mais moi-même.

“Ah bon? Mais nous avons déjà installé le serveur de test et procédé à l’installation de PGI et d’une première sauvegarde…”

“Et bien, cela montre que c’est possible, vous avez certainement résolu tous les petits désagréments que l’on rencontre dans ce genre d’installation, ce qui va nous faire gagner beaucoup de temps, mais je dois procéder moi-même à l’installation pour pouvoir remplir ma mission.”

Nous voici donc à recommencer l’installation d’un deuxième serveur de test (je préfère que l’on garde le 1er pour permettre à l’informaticien d’aller vérifier le paramétrage qu’il-a-mis-en-place-mais-pas-noté-sur-une-fiche-de-procédure-parce-que-bon-hein-on-a-autre-chose-à-faire). Je pousse les cédéroms, je suis les procédures, je prends des copies d’écran pour mon rapport. Comme je m’y attendais, tout cela prend quand même du temps, c’est-à-dire une bonne partie de la matinée.

Vient ensuite la restauration de la plus vieille sauvegarde, datant d’un an, et en particulier des dumps de la base. Mon objectif n’est pas de peaufiner un serveur de pré-production, ni de convaincre Monsieur Léto de l’utilité des exercices de restauration.

Je lui glisse quand même un petit avis personnel sur le fait de procéder à une sauvegarde complète du système AVANT installation du logiciel PGI, puis à une sauvegarde juste APRÈS recettage, sauvegardes qu’il est judicieux de conserver INDÉFINIMENT en cas de litige ultérieur. Il me répond assez classiquement, qu’on n’est pas en permanence à penser à une situation de litige avec ses partenaires. C’est une erreur, il faut toujours prévoir le pire.

Nous prélevons le contenu de la table contenant les droits des utilisateurs, selon la procédure indiquée par l’éditeur dans le fameux courrier à l’origine de l’affaire. J’utilise les outils de l’éditeur, avec lesquels je suis peu familier, sous la commande de l’ingénieur qui lui les connaît bien et manque plusieurs fois de m’arracher le clavier des mains tant il est exaspéré de ne pouvoir taper lui même les commandes. Pour me racheter un peu à ses yeux, je joue avec Toad sur mon PC pour examiner les entrailles du logiciel PGI.

Nous procédons ainsi pour toutes les sauvegardes encore actives dans la société ARRAKIS. Nous mangeons un sandwich sur place, entre deux restaurations de dump de la base. A chaque fois, je prélève une copie du contenu de la table des droits des utilisateurs que j’imprime aussitôt avec une mise en page basique.

A chaque fois, je constate invariablement que tous les utilisateurs sont au niveau 1, alors qu’ils devraient être uniquement au niveau 2.

A partir d’un certain moment, le contenu de la table change, juste après la réception du courrier de l’éditeur informant de l’anomalie constatée.

Je demande alors à Monsieur Léto s’il peut m’expliquer la différence entre le niveau 1 et le niveau 2 et quelles sont les opérations permises uniquement par le niveau 1. Il sort le manuel du logiciel PGI, me trouve la page répondant à mes questions. Je note que le niveau 1 permet d’utiliser des outils réservés aux administrateurs de la base. Je constate sur le système de production que ces outils ne sont pas installés sur les postes des utilisateurs, mais uniquement sur le poste de Monsieur Léto et de son ingénieur système. Je constate que la société ARRAKIS a payé pour avoir le droit niveau 1 pour deux utilisateurs dits “avancés”. Je constate également (grâce à mon petit outil “Toad”) que le logiciel PGI historise les accès privilégiés de niveau 1. Je peux ainsi constater que l’historique du système de production nous montre que les accès niveau 1 ont été limités dans le temps à la période du projet de déploiement initial et à quelques accès (probablement lors d’opérations de maintenance effectuées par la société CORRINO). Tous les accès ont été effectués à partir des deux postes affectés aux deux utilisateurs et toujours sous leurs identifiants personnels.

Je demande les bons d’interventions de la société CORRINO signés par Monsieur Léto à la fin de chaque intervention, ce qu’il me fournit assez facilement (c’est rare). Je note de les demander également à la société CORRINO.

Je demande enfin le fonctionnement des synchronisations horaires des systèmes informatiques (serveurs et postes utilisateurs). Monsieur Léto me montre que tous ses systèmes se synchronisent sur un groupe de serveurs de temps indépendants de l’entreprise et garantissant l’heure exacte sur tous les postes. Il souligne l’importance de cette exigence par la présence d’un logiciel de pointage horaire pour tous les salariés qui ne sont pas au forfait jour.

Il est 20h30, j’ai tous les éléments techniques pour rédiger mon pré-rapport.

Il me manque les documents de chaque avocat contenant leurs arguments au sujet de leur estimation des préjudices. Il me faudra ensuite relancer l’un des avocats qui tarde à m’adresser ce document.

Il me reste à rédiger mon pré-rapport, puis à le soumettre aux parties[1] pour qu’elles m’adressent leurs dires.

La suite de ce billet est à lire ici.

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Crédit images darkroastedblend.com

[1] A chaque entreprise ET à son avocat, en recommandé avec avis de réception. Il arrive que l’entreprise se fâche avec son avocat et que celui-ci soit déchargé du dossier. N’envoyer qu’aux avocats est donc risqué. N’envoyer qu’aux entreprises fait perdre du temps, en particulier aux avocats. De plus, c’est mettre ceux-ci dans une situation de découvrir mon travail après leur cliente, ce que je trouve particulièrement impoli. Je recommande donc de toujours adresser les documents à la fois aux entreprises ET à leurs avocats.

Une histoire simple et banale 4e partie

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Il est 14h. La réunion peut reprendre. Je vois sur les visages que la pause d’une heure que j’ai accordée n’a pas été suffisante. Les repas ont du être expédiés. Tant pis. Tout le monde n’est pas encore arrivé, mais les trois parties sont représentées. Je commence toujours à l’heure, malgré le “quart d’heure régional” universel dans chaque région de France. Un avocat appelle son cabinet parce qu’il n’avait pas vraiment prévu de rester toute la journée. Pour éviter d’entrer trop vite dans le vif du sujet, j’organise avec Monsieur Léto (DSI d’ARRAKIS) l’opération de restauration des sauvegardes de PGI. Je prends rendez-vous sous quinzaine pour ne pas prendre de retard et respecter la date de dépôt de mon rapport telle que fixée par le tribunal. Note à moi-même: ne pas oublier de poser un jour de congé sur cette date auprès de mon employeur, en espérant qu’une réunion importante ne viendra pas s’y coller d’ici là.

Tout le monde est là. J’aborde le point n°4 de ma mission: l’estimation des préjudices. Tout le monde est concentré.

Dès ma première mission d’expertise, j’ai été confronté au problème de l’estimation du préjudice. Ayant été nommé expert judiciaire à 35 ans, je ne peux pas dire que j’avais une grande expérience de la vie d’un responsable informatique ou d’un dirigeant d’entreprise. Quand bien même, chaque entreprise est différente, chaque secteur d’activité aussi, et bien entendu, chaque problème a des conséquences différentes.

J’ai donc compris très vite qu’il était plus facile, plus réaliste et plus proche de la vérité de commencer par demander aux parties, à tour de rôle, leur propre estimation de leurs préjudices, avec leurs arguments techniques.

Dans le dossier qui m’intéresse ici, j’ai commencé par la société ARRAKIS, plus précisément par son avocat. Celui-ci m’explique qu’il entend prouver que sa cliente n’a pas demandé la configuration de droits informatiques supérieurs à ceux qu’elle a acquis par licence, et que s’il est prouvé que la configuration permettait des actions illicites, elle n’en a pas fait usage. Elle estime la procédure engagée par l’éditeur de PGI à l’encontre de sa cliente comme abusive et nuisible aux bons rapports à venir nécessaire au travail en confiance entre un client et son fournisseur. Il demande le remboursement des frais d’expertise et le paiement des frais engagés dans la procédure, soit les honoraires d’avocat et le temps passé par les personnes à traiter ce dossier. Il va me fournir une liste détaillée et argumentée. Bien.

Je fais remarquer un peu perfidement que cette estimation est assez différente de celle apparaissant dans les documents présentés au Tribunal… L’avocat me répond avec le sourire que face à un tribunal, il faut parfois hausser un peu la barre pour arriver à obtenir le juste prix. Les deux autres avocats ne bronchent pas. Je continue à prendre des notes.

L’avocat de la société CORRINO estime lui que sa cliente a fait correctement son travail. Qu’à l’époque, les instructions d’installation du logiciel PGI n’était pas très claires suite à l’évolution ERP vers PGI en cours de projet. Que, sous réserve d’une hypothèse non prouvée, des droits informatiques trop grands aient pu être accordés, c’était uniquement pour faciliter les tests du logiciel et son appropriation par les équipes informatiques des deux sociétés. Il estime le préjudice de la société CORRINO relatif à la perte d’image et de confiance de la société ARRAKIS, soit 10 000 euros et au paiement des frais de la procédure abusivement engagée par l’éditeur de PGI. Je demande que me soit fournies les factures des frais engagés et une estimation des frais à venir.

Enfin, l’avocat de l’éditeur du logiciel PGI, prend la parole. Il est le seul représentant de l’éditeur qui n’a pas jugé bon de lui adjoindre un informaticien.

“Monsieur l’expert, il n’est pas contestable que le logiciel PGI, dont la société ARRAKIS a acquis un droit d’usage “niveau 2”, est installé d’une manière non conforme puisque tous les utilisateurs disposent d’un “niveau 1″. Je peux le prouver sur la base d’une table que la société ARRAKIS nous a adressé à notre demande. Je demande donc le paiement de la licence correspondant à un droit d’usage de deux ans au niveau 2 pour tous les utilisateurs, ainsi que le paiement d’un montant amiable permettant de clore le dossier contentieux. L’ensemble s’élève à 100 000 euros.”

Je fais remarquer que les droits d’installation ne sont pas nécessairement au niveau 2 depuis l’installation du logiciel, il y a deux ans. “C’est fort probable” me répond l’avocat. “Mais ce n’est pas prouvé” répondis-je.

J’écoute alors les trois avocats débattre, se répondre, s’interpeler sur des points de droit. Droit des contrats, droit des licences, droit d’usage, droit de ceci, droit de cela. Je ne suis pas dans mon élément. Je demande la parole.

J’explique alors que je suis un spécialiste informatique, un technicien. Que les arguments de droit qui me sont proposés dans cette discussion, me sont pour la plupart incompréhensibles.

Cela jette un froid dans la réunion. Il n’est pas “correct” d’énoncer son incompétence. Je continue malgré tout en expliquant que je souhaite que les trois avocats me fournissent chacun un document sous quinzaine dans lequel ils vont pouvoir exposer tous leurs arguments juridiques. Je les analyserai avant de les joindre à mon rapport. Inutile de leur dire que mon épouse va bosser pour moi.

Il est 17h. Je propose de clore la réunion. Je remercie tout le monde (malgré les quelques noms d’oiseaux qui ont fusé) pour son bon déroulement. J’ai 100 km de route à faire et la journée a été épuisante nerveusement.

Et je n’ai pas encore vu un seul ordinateur dans cette expertise.

La suite de ce billet est à lire ici.

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Crédit images darkroastedblend.com

Une histoire simple et banale 3e partie

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Je commence toujours la réunion en demandant à chacun ses prénom, nom et fonction. Cela me permet d’établir la feuille de présence et de vérifier que je dispose des bonnes orthographes et libellés de fonction (certaines personnes sont très sensibles à un mauvais libellé de fonction). J’essaye également de mémoriser rapidement les noms et fonctions pour ne pas commettre d’impairs pendant la réunion.

Étant arrivé en avance, je prends toujours la place autour de la table qui permet de discuter avec tout le monde. C’est souvent aussi la place que prend traditionnellement le dirigeant lors de ses propres réunions. C’est donc le meilleur fauteuil. C’est symbolique mais pratique.

Je me présente succinctement (ingénieur centralien directeur informatique dans une grande école) puis rappelle le rôle d’un expert judiciaire, et en particulier ce qu’il ne fait pas, c’est-à-dire juger un dossier. Cette étape est très importante, car elle conditionne beaucoup l’ambiance du reste de la réunion et de la procédure: je cherche à faire comprendre aux parties que je ne donne qu’un avis à un magistrat, même s’il s’agit d’un avis important car souvent suivi, et aux avocats que j’ai compris a minima mon rôle (ce n’est pas le cas de tous les experts, en tout cas d’une partie de ceux qu’a pu fréquenter mon épouse).

Je propose ensuite un tour de table en demandant à chacun de présenter succinctement sa vision du dossier. Je dois dire que c’est assez rarement succinct, mais que cela permet à chacun d’avoir (en principe) rapidement la parole, tant l’envie d’exploser est souvent palpable chez certains. En général, au bout d’une heure, tout le monde a pu s’exprimer au moins sur l’essentiel, évacuer un peu de la tension initiale, dire parfois quelques noms d’oiseaux, et on peut commencer l’examen des pièces et la partie technique.

Il y a quelques règles de bons usages à suivre:

– je m’adresse à chaque avocat en disant “Maitre” (sans accent depuis la réforme de 1990 sur les rectifications orthographiques du Conseil supérieur de la langue française, approuvé à l’unanimité par l’Académie française et qui depuis juin 2008 est la référence)

– j’apprécie que chaque participant s’adresse à moi en disant “Monsieur l’expert”, mais je ne m’en offusque aucunement si ce n’est pas le cas.

– je vouvoie tous les participants, même dans les entreprises où le tutoiement est de rigueur et où il m’est arrivé une fois que tout le monde me tutoie, suivant en cela l’exemple du dirigeant. Je suis très vieux jeux sur ce point, y compris sur ce blog ou sur Twitter. Peut-être pas autant que Desproges qui disait: “je ne tutoie que les personnes avec lesquelles j’entretiens des relations sexuelles, qu’elles fassent partie de ma famille ou non. (De l’autre côté)”. C’est une question de respect, n’y voyez aucune afféterie.

– je ne coupe jamais la parole, même si le discours est parfois un peu long ou soporifique.

– lorsque la réunion tourne au pugilat verbal, une partie se tourne souvent vers moi pour que je fasse quelque chose. J’attends alors de pouvoir m’exprimer, je rappelle que je ne suis pas maitre d’école dans une cours de récréation et je demande à chaque avocat d’expliquer à son client l’intérêt qu’il peut avoir à ce que l’expert travaille dans le calme. Cela suffit généralement à calmer tout le monde. Il faut peut-être que j’amène un MP5 pour le poser en évidence sur la table…

– je laisse toujours les avocats s’exprimer, voire “faire le show”. Ils sont en présence de leur client et s’appliquent à justifier leurs honoraires. Il faut qu’ils puissent montrer toutes leurs compétences. S’ils s’engagent sur un discours juridique qui n’a pas nécessairement sa place dans une réunion d’expertise (plutôt technique), je les laisse briller dans le domaine qui est le leur, tout en veillant à ne JAMAIS m’engager sur ce terrain (qui n’est pas le mien). J’écoute par contre attentivement car j’apprends toujours beaucoup de choses. Je n’oublie pas que les réunions d’expertise sont particulièrement soporifiques pour les avocats quand elles sont très techniques (et elles le sont toujours).

Lors du début de l’examen des pièces écrites communiquées avant l’expertise, j’explique que par souci du contradictoire, je n’ai fait que les survoler en préparant la réunion (ce qui objectivement est plutôt faux) ce qui va expliquer le temps assez conséquent que l’on va passer sur chaque pièce pour que les deux parties me présentent son intérêt. Il va de soi que cela oblige aussi les parties à sélectionner les pièces dignes d’intérêt.

Monsieur Léto, directeur informatique de la société ARRAKIS, m’explique qu’il a été contacté par la société éditrice du logiciel PGI dans le cadre d’une opération de maintenance, deux années après l’installation réussie de ce logiciel par la société de service CORRINO. Je demande à voir le courrier correspondant et constate que la demande porte sur l’envoi d’un ensemble de fichiers obtenus par l’exécution de commandes d’export de tables.

Bien entendu, dans ces données se trouve codé le descriptif des droits des utilisateurs, objet du litige.

Les parties autour de la table s’enflamment alors sur le thème “est-ce normal de demander ce type d’information?”, avec débats et échanges de point de vue juridique.

Je relis discrètement mes missions. Cette question ne fait pas partie de mes missions: je coupe court à la discussion avec cette constatation qui fait l’effet d’une douche froide sur quelques participants.

Mon problème est de déterminer si le logiciel PGI a été installé par la société de service CORRINO en conformité avec les licences concédées par l’éditeur de PGI. Point.

Je demande alors à Monsieur Léto quelle est la date de la plus vieille sauvegarde disponible. Cette question est en général une question difficile pour un informaticien. Je lui propose d’aller voir avec son équipe et de me donner la liste de toutes les sauvegardes encore disponibles aujourd’hui, deux ans après l’installation du logiciel. Il revient et me donne la liste: un an pour la plus vieille.

J’explique alors aux parties une imprécision dans l’intitulé de ma mission principale: à quelle date correspond l’expression “était installé” dans la phrase “dire si le logiciel PGI était installé par la société de service CORRINO en conformité avec les licences concédées par l’éditeur de PGI“?

Position de la société ARRAKIS: date de la recette du logiciel PGI en fin de projet

Position de la société CORRINO: date de l’installation du logiciel ERP, avant mise à jour vers PGI

Position de la société éditrice de PGI: toutes les dates entre la recette du logiciel PGI et aujourd’hui…

Je prends note des positions de chaque partie (je ne donne pas d’avis personnel immédiatement).

Je constate qu’il ne m’est pas possible d’observer personnellement l’état du système lors de l’installation initiale (pas de sauvegarde remontant à cette période).

L’entreprise ne disposant de serveur de test ou de pré-production, je constate qu’il ne m’est pas possible de procéder à la restauration des sauvegardes sur un serveur approprié sans mettre en danger la production actuelle de l’entreprise. Je propose aux parties qu’une copie des sauvegardes disponibles me soit confiée pour restauration par mes soins, avec l’aide d’un technicien d’ARRAKIS. Ce travail se faisant hors réunion, j’ai besoin de l’accord des parties pour ne pas me voir reprocher un travail non contradictoire (et l’annulation de l’ensemble de l’expertise). Les 3 parties me donnent leur accord.

Sans malice, j’explique à Monsieur Léto qu’il est intéressant pour sa société de procéder à un tel exercice de restauration sur un serveur hors production afin de tester l’ensemble de sa procédure de sauvegarde. J’obtiens évidemment son aval (en présence de son patron) et l’assurance d’avoir les moyens matériels et humains de procéder à ces restaurations. Mon objectif est bien évidemment d’obtenir les différentes données de configuration contenues dans les tables définissant les droits des utilisateurs, et cela à la date de chaque sauvegarde disponible. Rendez-vous est pris pour une date ultérieure.

Je décide de suspendre la réunion, car il est bientôt 13h. Je refuse toute proposition de me restaurer en présence de l’une ou l’autre des parties (à défaut de nullité de l’expertise si toutes les parties ne sont pas présentes pendant le repas). Je reste sur place et profite de l’heure disponible pour mettre par écrit toutes mes impressions, mettre mes notes au clair, vérifier le chargeur de mon MP5, changer les piles de mon enregistreur MP3, reclasser les pièces du dossier, etc.

L’après-midi sera consacré à l’estimation des préjudices. C’est toujours un gros morceau. Je prends quelques forces en mangeant une barre de céréale. Je me sens seul dans la salle.

La suite de ce billet est à lire ici.

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Crédit images darkroastedblend.com

[1] Cette série de billet s’appuie sur l’ensemble des très nombreuses expertises que j’ai pu mener dans ce domaine particulier des conflits au Commerce. Je ne dévoile aucun secret ni ne brise la confidentialité d’une affaire particulière. Je “romance” au sens de la décision de la chambre de discipline de ma compagnie des experts judiciaires rendue dans l'”affaire Zythom“.

[2] Les noms des sociétés évoquées dans cette série de billets sont empruntés à l’univers du Cycle de Dune de Frank Herbert. Toute ressemblance avec des sociétés existantes serait fortuite.

Une histoire simple et banale 2e partie

Ce billet est la suite de celui-ci.

J’ai lu attentivement tous les commentaires sous le billet de la 1ère partie, et je dois dire que la 1ère phrase du 1er commentateur aurait du vous mettre la puce à l’oreille: je ne suis pas là pour prendre parti. Le magistrat m’a donné des missions, et je dois les suivre. Strictement.

Bien entendu que je trouve le procédé de l’éditeur de PGI a priori détestable, surtout deux ans après. Bien sur que j’aime les logiciels libres et qu’un choix différent d’éditeur n’aurait pas entraîné ce type de problème (“TROLL ON” mais peut-être d’autres? “TROLL OFF”).

Mais vous êtes nombreux à avoir proposé de bonnes idées d’investigations. Et dans ce type de dossier, il y a plusieurs approches possibles. Voici la mienne.

A ce stade de l’affaire, la présentation que je vous ai faite dans la 1ère partie est celle issue des conclusions des avocats des deux parties. Ce n’est pas pour rien que la 1ère mission qui m’est confiée est de “convoquer les parties et entendre tous sachants“. Je dois me faire mon propre avis en matière technique. Je n’ai pas à suivre l’avis de tel ou tel avocat, aussi brillant soit-il. Je n’ai pas à suivre non plus l’avis des experts informatiques qui seront amenés par l’une ou l’autre des parties, que ces experts soient judiciaires (en mission privée) ou pas. Je donne mon avis en mon honneur et en ma conscience. Je suis indépendant.

Cette indépendance a un prix: je serai seul, quand les parties seront probablement accompagnées de leur avocat et de leurs experts.

Elle a un coût également: je ne travaille pas gratuitement. Avant donc de commencer à organiser la première réunion, il faut se préoccuper de ne pas laisser trop de plumes dans cette histoire. Je n’ai pas envie de me lancer dans une procédure aléatoire de recouvrement de créance auprès d’une entreprise mauvaise payeuse.

1ère étape donc, même si elle ne fait pas très geek ou glamour: l’estimation du montant probable de la procédure. Je regarde le lieu du litige (siège social de la société ARRAKIS). Je regarde également où se trouve la société CORRINO (des fois qu’un déplacement chez elle soit nécessaire ce qui est peu probable ici, mais j’ai déjà vécu ça). Les deux sociétés se trouvent à 100 km de chez moi, à 1h de route. J’estime que le dossier demandera une première journée d’expertise pour l’analyse de toutes les pièces du dossier et commencer les investigations techniques, puis une deuxième journée avec tous les sachants que j’aurai pu convoquer. Si tout va bien, une 3e journée ne sera pas nécessaire, il me restera à écrire mon pré-rapport, le soumettre aux parties, répondre aux dires et rédiger le rapport définitif que je déposerai.

Mon taux horaire a augmenté depuis 2007 et s’établit maintenant à 90 euros de l’heure de travail (et à la moitié pour le temps passé en déplacement). Il semblerait que je sois dans la moitié inférieure des taux pratiqués par mes confrères qui, d’après la dernière enquête de la revue expert seraient plutôt entre 70 euros et 130 euros de l’heure (expertise judiciaire informatique).

L’estimation pour ce dossier est donc de:

– Deux journées: 2 x 8h x 90€

– Déplacements: (4 x 1h x 45€) + (4 x 100km x 0.56€)

– Rédaction pré-rapport: env 5h x 90€

– Réponse aux dires et rapport final: env 5h x 90€

– Recommandés et photocopies pré-rapport et rapport (2 exemplaires par partie, 2 pour le tribunal, 1 pour l’expert): env 300€

Soit un total arrondi à 3000 euros.

Et oui.

Et c’est l’estimation du coût plancher…

J’adresse donc en réponse au magistrat qui me désigne un courrier d’acceptation des missions auquel je joins cette estimation détaillée des frais et honoraires prévisionnels avec la phrase clef: “Je sollicite le versement d’une allocation provisionnelle égale au montant des honoraires et frais dont la taxation est demandée et la désignation de la ou des parties qui en feront l’avance.”

2e étape, organisation de la 1ère réunion:

Cette étape n’est à commencer qu’après réception de l’avis de versement de la provision (versée auprès du greffe du tribunal). Si les choses traînent un peu en longueur, il est de bon ton d’essayer de joindre le greffe du tribunal pour savoir où en est la demande de provision. Il m’est arrivé plusieurs fois de constater que la partie désignée par le tribunal pour l’avance sur frais et honoraires avait décidé d’arrêter la procédure, ou qu’un accord était intervenu entre les parties, sans bien sur que personne ne daigne me contacter pour me dire de tout stopper.

Mon agenda sous les yeux, je procède à un petit rétro-planning à partir de la date indiquée dans l’ordonnance de désignation d’expert pour le dépôt de mon rapport. 1 weekend pour le rapport final, 3 semaines pour la rédaction des dires par les avocats des parties, 2 semaines pour la rédaction du pré-rapport après la dernière réunion d’expertise (c’est-à-dire 3 weekends, car la semaine, je travaille comme salarié), un mois entre les deux réunions d’expertise, il m’est arrivé que l’organisation ne soit pas possible (en général à cause du délai mis par la partie désignée pour verser la provision initiale). Il faut donc dans ce cas, dès le départ, écrire au magistrat pour lui expliquer la situation et faire une demande de prolongation de date de dépôt du rapport…

Mon premier coup de fil est adressé à la société qui va recevoir la réunion: y a-t-il une salle assez grande pour recevoir tout le monde (au moins 10 personnes), y a-t-il des dates à éviter (inventaire, salon important, fermeture estivale ou hivernale, etc)? Les autres coups de fils sont pour les avocats (des sociétés ARRAKIS et CORRINO, et celui de l’éditeur de PGI). Il n’est pas facile d’arriver à accéder directement à un avocat, mais en général leurs services de secrétariat sont efficaces et habitués à la galère de la recherche d’une date commune pour la 1ère réunion d’expertise.

Le plus difficile à cette étape pour moi est de contacter l’avocat de l’éditeur du logiciel PGI. Je vous rappelle que cette société est une grosse structure américaine. Je passe quelques coups de téléphone pour essayer d’obtenir quelqu’un du service juridique en France. Dans le cas présent, j’ai de la chance, j’arrive à obtenir quelqu’un du service recouvrement (qui a l’air facile à joindre;). La personne est parfaitement au courant de la situation de l’entreprise ARRAKIS mais refuse de me communiquer des dates pour une réunion d’expertise. La seule information que j’arrive à confirmer est l’adresse postale de leur service.

Après les avocats, je contacte les gérants des sociétés ARRAKIS et CORRINO. Je m’assure de leur disponibilité dans les différents créneaux retenus. Dès qu’une date semble satisfaire tout le monde, je retéléphone à tout le monde pour leur permettre de libérer les créneaux bloqués et noter la date retenue.

J’adresse ensuite une convocation par courrier recommandé avec avis de réception à chaque avocat et à chaque gérant. Dans le cas de l’éditeur de PGI, j’adresse une convocation au siège social français et au service recouvrement. Sur chaque courrier, je mentionne la phrase clef suivante: “Cette réunion régulièrement convoquée se tiendra, même en l’absence d’une des parties.” Par correction pour les avocats, je préviens dans la convocation que les horaires probables de la réunion seront 9h-12h et 13h-18h.

Il ne me reste plus qu’à poser une journée de congés auprès de mon employeur pour la date concernée. Je note également dans un petit cahier le temps déjà passé dans l’organisation de la réunion, le prix des recommandés. Je complète le dossier de l’affaire. Je n’ai pas de secrétaire.

3e étape: la réunion chez ARRAKIS.

Je décris assez bien la situation et l’état d’esprit de ce premier contact dans ce billet de 2009 que je vous invite à (re)lire.

Les trois parties sont autour de la table. La société ARRAKIS étant chez elle, elle souhaite faire participer à la réunion toute son équipe informatique. J’explique au gérant de l’entreprise que pour l’instant, je ne souhaite écouter que Monsieur Léto, le responsable informatique. Pas facile, dès le début de la réunion de faire comprendre que c’est moi qui décide qui doit se trouver autour de la table et que je limite à trois personnes par partie. Après tout, je suis un étranger dans son entreprise. Un peu de tact et de diplomatie, tout en expliquant que j’entendrai tous les sachants, et la réunion commence.

Ma mission n°1 est en bonne voie.

La suite de ce billet est à lire ici.

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[1] Les noms des sociétés évoquées dans cette série de billets sont empruntés à l’univers du Cycle de Dune de Frank Herbert. Toute ressemblance avec des sociétés existantes serait fortuite.

Source photo: travail de Yanik Balzer et Max Qwertz, dans le cadre de leurs études à l’école internationale de design à Cologne.

Une histoire simple et banale

Il y a des affaires qui nécessitent des moyens techniques importants, ou des connaissances pointues en matière d’analyses inforensiques. Il y a des dossiers qui dépassent mes compétences, soit par leur complexité, soit par les enjeux associés, et qui nécessitent l’intervention de confrères bien plus armés et aguerris que moi. L’intervention de spécialistes de la sécurité, du chiffrage, des télécommunications, du grand banditisme, du terrorisme s’avère parfois nécessaire, et je ne suis alors qu’une petite pièce dans le dossier, vite mise de côté quand elle ne comprend pas qu’elle doit se déporter d’elle-même.

Il y a les séries américaines et françaises, où l’on voit des personnages toujours compétents réagir avec précision et discernement dans toutes les situations extrêmement subtiles. Il y a donc dans l’esprit du public une image des experts judiciaires dont l’intervention dénoue une situation nécessairement complexe et incompréhensible par le commun des mortels.

Et pourtant, mes dossiers sont pour la plupart des histoires techniquement simples et banales.

Une société de vente en gros de matériaux de construction, que j’appellerai “ARRAKIS“, dispose d’un service informatique très compétent. Le directeur informatique, Monsieur Léto, souhaite améliorer la productivité de son entreprise et monte le projet d’intégrer l’ensemble des fonctions de l’entreprise dans un système informatique centralisé qui permettra à tous les utilisateurs de collaborer plus efficacement et d’augmenter leur efficacité. J’appellerai ce logiciel “ERP“.

Monsieur Léto souhaite se faire accompagner pour l’installation d’ERP par une société de service spécialiste de ce logiciel. En effet, Monsieur Léto ne souhaite pas que son service sache déployer ERP dans la société ARRAKIS (le déploiement n’aura lieu qu’une seule fois), mais que celui-ci se concentre sur le soutien aux utilisateurs une fois le logiciel déployé.

Après appel d’offres et étude des différentes réponses, Monsieur Léto retient la société de service CORRINO qui a déjà déployé ERP auprès de plusieurs sociétés de même taille qu’ARRAKIS, à chaque fois avec succès.

La société de service CORRINO désigne un chef de projet et celui-ci établit avec Monsieur Léto un planning de projet pour le déploiement d’ERP. Le planning s’étale sur 10 mois, temps jugé normal par les deux parties pour l’installation, le paramétrage, les tests, les formations et le passage en production d’ERP.

ARRAKIS et CORRINO travaillent ensemble de manière satisfaisante pendant toute la durée du projet.

A ce stade de mon récit, je me dois de préciser que le logiciel ERP est conçu par un important éditeur américain et appartient à une gamme de produits permettant d’équiper aussi bien des TPE que des grosses entreprises multinationales. Par le jeu incessant de rachats/fusions, la gamme de produits vient d’être étendue et le nom harmonisé par les équipes marketings de l’éditeur.

Pendant les 10 mois de déploiement du logiciel ERP chez ARRAKIS par la société CORRINO, le logiciel a changé de nom et s’appelle désormais PGI. Pour être plus précis, le logiciel ERP version 11.2 devient le logiciel PGI version 7.5 avec quelques modules supplémentaires (fournis gratuitement) et un périmètre fonctionnel un peu plus important.

Monsieur Léto (directeur informatique chez ARRAKIS) prend bonne note des changements, s’assure que le projet n’est pas impacté de manière importante du fait que les modifications sont essentiellement marketings et poursuit le déploiement de “PGI” avec la société de service CORRINO.

Le projet se termine correctement, l’informatisation est réussie, la productivité des utilisateurs augmente, tout va bien.

Deux années s’écoulent tranquillement.

L’entreprise ARRAKIS paye une maintenance annuelle auprès de l’éditeur de PGI à travers la société de service CORRINO qui garde un oeil sur le bon fonctionnement de PGI.

Et justement, dans le cadre d’une intervention de maintenance concernant la mise à jour du logiciel PGI vers une version supérieure, l’éditeur du logiciel demande à la société de service CORRINO de lui envoyer le contenu d’une table de la base de données intégrée au logiciel PGI installé chez ARRAKIS.

Et là patatra. La société américaine éditrice du logiciel PGI déclare que celui-ci est installé d’une manière non conforme au contrat de licence. Ce constat s’appuie sur le contenu de la table envoyée par la société CORRINO. Cette table contient les droits des différents utilisateurs du logiciel et l’éditeur constate que tous les utilisateurs sont “niveau 1” alors que le contrat de vente précise que seuls deux d’entre eux peuvent posséder ce droit, tous les autres étant “niveau 2”.

L’éditeur de “PGI” demande à la société ARRAKIS de régulariser sa situation et réclame 100 000 euros au titre des licences indument utilisées.

La société ARRAKIS se tourne vers sa société de service CORRINO qui a procédé à l’installation et à la configuration des licences.

La société de service CORRINO explique aux deux autres sociétés qu’elle a configuré le logiciel ERP conformément aux licences achetées alors, que le passage à PGI en cours de projet l’a obligé à étendre les droits des utilisateurs pendant les phases de tests, et que le paramétrage final ne permet pas aux utilisateurs d’exploiter les droits supplémentaires qu’ils possèdent.

L’éditeur américain, par l’intermédiaire de son service juridique, maintient sa demande de régularisation de 100 000 euros.

La société ARRAKIS prend attache avec un avocat et se tourne vers la justice française. Les avocats des sociétés ARRAKIS et CORRINO exposent leurs conclusions et demandent au magistrat la désignation d’un expert judiciaire en informatique.

Je reçois un courrier avec comme missions de:

1) convoquer les parties et entendre tous sachants

2) dire si le logiciel PGI était installé par la société de service CORRINO en conformité avec les licences concédées par l’éditeur de PGI

3) si non, établir les responsabilités des sociétés ARRAKIS et CORRINO

4) estimer les préjudices

5) donner tout élément utile à la manifestation de la vérité.

Cette affaire est d’une affligeante banalité technique. Elle montre que pour être expert judiciaire, il ne faut pas nécessairement être un hacker white hat, un pentester de haute volée ou un développeur Occam.

Je vous laisse réfléchir sur les actions à mener en tant qu’expert judiciaire stagiaire.

La suite de ce billet est à lire ici.

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Les noms des sociétés évoquées dans cette série de billets sont empruntés à l’univers du Cycle de Dune de Frank Herbert. Toute ressemblance avec des sociétés existantes serait fortuite.

Cette série de billet s’appuie sur l’ensemble des très nombreuses expertises que j’ai pu mener dans ce domaine particulier des conflits au Commerce. Je ne dévoile aucun secret ni ne brise la confidentialité d’une affaire particulière. Je “romance” au sens de la décision de la chambre de discipline de ma compagnie des experts judiciaires rendue dans l'”affaire Zythom“.