Une histoire simple et banale 2e partie

Ce billet est la suite de celui-ci.

J’ai lu attentivement tous les commentaires sous le billet de la 1ère partie, et je dois dire que la 1ère phrase du 1er commentateur aurait du vous mettre la puce à l’oreille: je ne suis pas là pour prendre parti. Le magistrat m’a donné des missions, et je dois les suivre. Strictement.

Bien entendu que je trouve le procédé de l’éditeur de PGI a priori détestable, surtout deux ans après. Bien sur que j’aime les logiciels libres et qu’un choix différent d’éditeur n’aurait pas entraîné ce type de problème (“TROLL ON” mais peut-être d’autres? “TROLL OFF”).

Mais vous êtes nombreux à avoir proposé de bonnes idées d’investigations. Et dans ce type de dossier, il y a plusieurs approches possibles. Voici la mienne.

A ce stade de l’affaire, la présentation que je vous ai faite dans la 1ère partie est celle issue des conclusions des avocats des deux parties. Ce n’est pas pour rien que la 1ère mission qui m’est confiée est de “convoquer les parties et entendre tous sachants“. Je dois me faire mon propre avis en matière technique. Je n’ai pas à suivre l’avis de tel ou tel avocat, aussi brillant soit-il. Je n’ai pas à suivre non plus l’avis des experts informatiques qui seront amenés par l’une ou l’autre des parties, que ces experts soient judiciaires (en mission privée) ou pas. Je donne mon avis en mon honneur et en ma conscience. Je suis indépendant.

Cette indépendance a un prix: je serai seul, quand les parties seront probablement accompagnées de leur avocat et de leurs experts.

Elle a un coût également: je ne travaille pas gratuitement. Avant donc de commencer à organiser la première réunion, il faut se préoccuper de ne pas laisser trop de plumes dans cette histoire. Je n’ai pas envie de me lancer dans une procédure aléatoire de recouvrement de créance auprès d’une entreprise mauvaise payeuse.

1ère étape donc, même si elle ne fait pas très geek ou glamour: l’estimation du montant probable de la procédure. Je regarde le lieu du litige (siège social de la société ARRAKIS). Je regarde également où se trouve la société CORRINO (des fois qu’un déplacement chez elle soit nécessaire ce qui est peu probable ici, mais j’ai déjà vécu ça). Les deux sociétés se trouvent à 100 km de chez moi, à 1h de route. J’estime que le dossier demandera une première journée d’expertise pour l’analyse de toutes les pièces du dossier et commencer les investigations techniques, puis une deuxième journée avec tous les sachants que j’aurai pu convoquer. Si tout va bien, une 3e journée ne sera pas nécessaire, il me restera à écrire mon pré-rapport, le soumettre aux parties, répondre aux dires et rédiger le rapport définitif que je déposerai.

Mon taux horaire a augmenté depuis 2007 et s’établit maintenant à 90 euros de l’heure de travail (et à la moitié pour le temps passé en déplacement). Il semblerait que je sois dans la moitié inférieure des taux pratiqués par mes confrères qui, d’après la dernière enquête de la revue expert seraient plutôt entre 70 euros et 130 euros de l’heure (expertise judiciaire informatique).

L’estimation pour ce dossier est donc de:

– Deux journées: 2 x 8h x 90€

– Déplacements: (4 x 1h x 45€) + (4 x 100km x 0.56€)

– Rédaction pré-rapport: env 5h x 90€

– Réponse aux dires et rapport final: env 5h x 90€

– Recommandés et photocopies pré-rapport et rapport (2 exemplaires par partie, 2 pour le tribunal, 1 pour l’expert): env 300€

Soit un total arrondi à 3000 euros.

Et oui.

Et c’est l’estimation du coût plancher…

J’adresse donc en réponse au magistrat qui me désigne un courrier d’acceptation des missions auquel je joins cette estimation détaillée des frais et honoraires prévisionnels avec la phrase clef: “Je sollicite le versement d’une allocation provisionnelle égale au montant des honoraires et frais dont la taxation est demandée et la désignation de la ou des parties qui en feront l’avance.”

2e étape, organisation de la 1ère réunion:

Cette étape n’est à commencer qu’après réception de l’avis de versement de la provision (versée auprès du greffe du tribunal). Si les choses traînent un peu en longueur, il est de bon ton d’essayer de joindre le greffe du tribunal pour savoir où en est la demande de provision. Il m’est arrivé plusieurs fois de constater que la partie désignée par le tribunal pour l’avance sur frais et honoraires avait décidé d’arrêter la procédure, ou qu’un accord était intervenu entre les parties, sans bien sur que personne ne daigne me contacter pour me dire de tout stopper.

Mon agenda sous les yeux, je procède à un petit rétro-planning à partir de la date indiquée dans l’ordonnance de désignation d’expert pour le dépôt de mon rapport. 1 weekend pour le rapport final, 3 semaines pour la rédaction des dires par les avocats des parties, 2 semaines pour la rédaction du pré-rapport après la dernière réunion d’expertise (c’est-à-dire 3 weekends, car la semaine, je travaille comme salarié), un mois entre les deux réunions d’expertise, il m’est arrivé que l’organisation ne soit pas possible (en général à cause du délai mis par la partie désignée pour verser la provision initiale). Il faut donc dans ce cas, dès le départ, écrire au magistrat pour lui expliquer la situation et faire une demande de prolongation de date de dépôt du rapport…

Mon premier coup de fil est adressé à la société qui va recevoir la réunion: y a-t-il une salle assez grande pour recevoir tout le monde (au moins 10 personnes), y a-t-il des dates à éviter (inventaire, salon important, fermeture estivale ou hivernale, etc)? Les autres coups de fils sont pour les avocats (des sociétés ARRAKIS et CORRINO, et celui de l’éditeur de PGI). Il n’est pas facile d’arriver à accéder directement à un avocat, mais en général leurs services de secrétariat sont efficaces et habitués à la galère de la recherche d’une date commune pour la 1ère réunion d’expertise.

Le plus difficile à cette étape pour moi est de contacter l’avocat de l’éditeur du logiciel PGI. Je vous rappelle que cette société est une grosse structure américaine. Je passe quelques coups de téléphone pour essayer d’obtenir quelqu’un du service juridique en France. Dans le cas présent, j’ai de la chance, j’arrive à obtenir quelqu’un du service recouvrement (qui a l’air facile à joindre;). La personne est parfaitement au courant de la situation de l’entreprise ARRAKIS mais refuse de me communiquer des dates pour une réunion d’expertise. La seule information que j’arrive à confirmer est l’adresse postale de leur service.

Après les avocats, je contacte les gérants des sociétés ARRAKIS et CORRINO. Je m’assure de leur disponibilité dans les différents créneaux retenus. Dès qu’une date semble satisfaire tout le monde, je retéléphone à tout le monde pour leur permettre de libérer les créneaux bloqués et noter la date retenue.

J’adresse ensuite une convocation par courrier recommandé avec avis de réception à chaque avocat et à chaque gérant. Dans le cas de l’éditeur de PGI, j’adresse une convocation au siège social français et au service recouvrement. Sur chaque courrier, je mentionne la phrase clef suivante: “Cette réunion régulièrement convoquée se tiendra, même en l’absence d’une des parties.” Par correction pour les avocats, je préviens dans la convocation que les horaires probables de la réunion seront 9h-12h et 13h-18h.

Il ne me reste plus qu’à poser une journée de congés auprès de mon employeur pour la date concernée. Je note également dans un petit cahier le temps déjà passé dans l’organisation de la réunion, le prix des recommandés. Je complète le dossier de l’affaire. Je n’ai pas de secrétaire.

3e étape: la réunion chez ARRAKIS.

Je décris assez bien la situation et l’état d’esprit de ce premier contact dans ce billet de 2009 que je vous invite à (re)lire.

Les trois parties sont autour de la table. La société ARRAKIS étant chez elle, elle souhaite faire participer à la réunion toute son équipe informatique. J’explique au gérant de l’entreprise que pour l’instant, je ne souhaite écouter que Monsieur Léto, le responsable informatique. Pas facile, dès le début de la réunion de faire comprendre que c’est moi qui décide qui doit se trouver autour de la table et que je limite à trois personnes par partie. Après tout, je suis un étranger dans son entreprise. Un peu de tact et de diplomatie, tout en expliquant que j’entendrai tous les sachants, et la réunion commence.

Ma mission n°1 est en bonne voie.

La suite de ce billet est à lire ici.

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[1] Les noms des sociétés évoquées dans cette série de billets sont empruntés à l’univers du Cycle de Dune de Frank Herbert. Toute ressemblance avec des sociétés existantes serait fortuite.

Source photo: travail de Yanik Balzer et Max Qwertz, dans le cadre de leurs études à l’école internationale de design à Cologne.

7 réflexions sur « Une histoire simple et banale 2e partie »

  1. Tiens, c'est vrai que tout le monde est parti bille en tête sans réfléchir au fait qu'on est expert indépendant et que donc il faut facturer.

    Après vient l'analyse du progiciel, de son déploiement, de sa configuration et des contrats de licence existant avant et après sa réorganisation.

  2. "Les noms des sociétés évoquées dans cette série de billets sont empruntés à l'univers du Cycle de Dune de Frank Herbert. Toute ressemblance avec des sociétés existantes serait fortuite."

    En effet, la société ARRAKIS existe !
    🙂

  3. Mais quel taquin ce Zythom, à couper son histoire non pas en deux, mais en trois ! Moi qui me faisait une joie d'avoir la suite, je reste sur ma faim… Vivement la suite ! 🙂

  4. Il me semblait qu'il était interdit d'exercer une activité rémunérée pendant des congés payés. Ne devriez-vous pas plutôt prendre des congés sans solde pour votre réunion ?

  5. @Gathar: J'ai l'accord de mon employeur pour exercer l'activité d'expert judiciaire sur mon temps libre (soirée et WE)et sur mes jours de vacances. Dans la pratique, je pose une journée de RTT, car à la différence des congés payés, les RTT n'ont pas pour finalité de vous obliger à vous reposer. Vous pouvez donc exercer pendant vos RTT une activité rémunérée. Si dans le billet je parle de congés payés, c'était pour ne pas focaliser sur cet aspect. Je corrige donc.

  6. @gathar :
    Oui mais non. Car l'article D 3141-2du code du travail condamne les travaux rémunérés confiés à un salarié par un employeur, privant de se fait de ce travail un demandeur d'emploi. Or dans le cas d'un expert judiciaire, il s'agit d'une profession libérale qui n'est pas un travail salarié. Elle ne prive donc en rien le demandeur d'emploi, d'autant plus que les conditions d'accès ne sont pas celles du marché du travail.

    En fait le seul "problème" peut venir de l'employeur de Zythom, du fait du lien de subordination. Son accord est donc requis, ce qui est le cas ici.

    A mon humble avis, il n'y a pas d'illégalité.

  7. Je suis d'humeur taquine et je sais que Zythom est assez grand pour se défendre seul.
    Si j'étais à sa place, j'invoquerais un statut de pluriactif, sans faire mention de congés payés ou de RTT.
    Un pluriactif "serial worker" a le droit exercer simultanément un ou plusieurs emplois salariés et une ou plusieurs activités indépendantes.
    Les seuls obstacles qui se dressent devant lui sont :
    – La journée de 24 heures.
    – Le Code du travail, profondément remanié le premier mai 2008 (un cas = un article = une provocation).
    Je vous fais grâce de la journée de 24 heures et des années bissextiles.
    Pour être en phase avec le Code du travail, il suffit de s'unir avec un(e) avocat(e).
    Et en ces temps troublés où nos grands hommes politiques, adeptes du cumul des mandats (et des jetons de présence dans les C.A.) se divertissent en dressant le public contre le privé, les "smicards" contre les "assistés", ne serait-il pas opportun de laisser travailler en paix ceux qui cotisent plus que de raison pour le bien-être de tous ?
    A vôtre place, j'y réfléchirais à deux fois avant de lui demander un coup de main pour construire un garage à vélos.
    Sans rancune.
    AGP

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