La nécessaire hauteur

Le jour de la réunion d’expertise est arrivée. Cela fait trois mois que j’ai été nommé pour cette expertise. Il m’a fallu deux jours pour réussir à trouver une date qui permet de satisfaire aux contraintes de tout le monde. J’ai bien adressé les convocations en recommandé avec avis de réception au moins quinze jours avant la réunion (un mois et demi avant en fait). J’ai bien précisé dans la convocation la phrase magique « Cette réunion, régulièrement convoquée, se tiendra même en l’absence d’une des parties« . J’ai résisté aux tentatives de déplacements ou d’annulation de dernière minutes.

Me voici devant les parties à la cause.

Quel est mon état d’esprit?

Je suis impressionné, je suis stressé, j’ai le cœur qui bat à 180.

Étonnant, non?

Car extérieurement, j’arrive à afficher une attitude sereine et posée.

Et pourtant, je suis face à deux (parfois trois) parties suffisamment en conflit pour être allées jusqu’au procès. Le magistrat souhaite un avis d’expert, et il m’a désigné.

Les parties sont tendues. Parfois des noms d’oiseaux sont échangés, et j’essaye de ramener le calme, avec l’aide des avocats. Je dois rester neutre, à tout prix.

Et ce n’est pas facile. Pourquoi? Je vais vous le dire…

J’ai reçu la lettre de désignation trois mois auparavant. Elle contient les questions que le magistrat me pose et auxquelles je dois me limiter strictement, à défaut de nullité. Depuis trois mois, je constitue un « dossier » avec les pièces que les avocats m’adressent. Ce dossier, je l’ai lu et relu pour mémoriser le maximum d’éléments. Certains points m’échappent, mais je sais que chaque pièce sera étudiée en réunion et me sera expliquée de façon contradictoire.

J’arrive donc en réunion d’expertise avec déjà ma petite idée, mais prêt à écouter tous les arguments.

La réunion commence. Je fais un tour de table pour que chacun se présente. Je note les noms et fonctions de chacun. Je refais un tour de table pour que chacun présente succinctement le problème. Peine perdue, impossible aux parties d’être succinctes. Les débats s’enflamment.

Sauf à avoir une mission de conciliation, le rôle d’un expert judiciaire n’est pas de résoudre un conflit. Je ne suis pas non plus casque bleu d’interposition. Je regarde les parties et je les écoute. J’apprends de nouveaux noms d’oiseaux…

Telle personne m’est antipathique.

Untel semble désespéré.

Maître Dumonde a le regard rusé.

Mme Leeloo, comptable, a du mal à se faire comprendre.

En tant qu’être humain normalement constitué, je ressens des émotions et je suis sujet à des a priori ou des idées reçues.

En tant qu’expert judiciaire, je dois me forcer à rester neutre. Je dois écouter tous les avis, et par dessus tout, je dois être capable de changer d’avis. Pour rester impartial.

Il y aura partialité chaque fois qu’il sera démontré que quelle que soit la nature des faits et des arguments avancés par l’une des parties, l’expert restera sourd à cette argumentation car son avis sera déjà formé avant tout débat contradictoire.

Ce que l’impartialité interdit, ce n’est pas que l’expert ait un avis, tout être humain normalement constitué et doué de pensée est susceptible d’en avoir un, c’est de refuser d’en changer après que soit intervenu le débat contradictoire.[1]

Mais il est difficile de rester de marbre. Surtout lorsque je décide de faire le point à mi-réunion, d’expliquer ce que j’ai compris du problème. Une sorte d’avis provisoire. Et souvent les deux parties en font les frais.

La tension monte d’un cran.

C’est alors qu’une partie sort une nouvelle pièce, aborde un nouveau problème, soulève une question de droit et se tourne vers moi en me demandant de trancher, et manifestement en sa faveur.

L’ennui, c’est que le nouveau problème abordé sort complètement de ma compétence: il s’agit d’une problème de mécanique sur une machine liée au système informatique. Je réponds que ce problème n’est pas lié à mes missions.

Mais ce défaut est le cœur du problème! me lance l’avocat de cette partie.

Me voici au centre de la tourmente. Si cela est vrai, il va falloir que je me dessaisisse de ce dossier pour lequel je ne suis pas qualifié, ou que je trouve un autre avis auprès d’un expert en mécanique. Qui va payer? Qui va me payer si je suis dessaisi? Ai-je le droit d’introduire un autre expert?

Je clos la réunion et contacte le juge qui m’a désigné. Je lui explique le problème, il me demande de sursoir à mes opérations. Nous n’abordons pas l’aspect financier.

Et pourtant, lorsque je relis mes actes de colloque, « il existe dans le nouveau code de procédure civile un mécanisme peu utilisé, celui de l’article 266 du nouveau code de procédure civile, qui prévoit que le juge peut fixer une date à laquelle l’expert et les parties se présenteront devant lui pour que soient précisés la mission et, s’il y a lieu, le calendrier des opérations. Les documents utiles à l’expertise sont remis à l’expert lors de cette conférence.

Cette disposition permet au juge de procéder à une désignation provisoire d’un technicien dont la compétence apparaît, prima facie, correspondre à la mesure d’instruction sollicitée, puis de le charger de réunir les parties et de les entendre. Quelques jours après, voire quelques semaines, le juge confère avec eux de l’étendue de la mission, quitte à choisir un autre expert si la spécialité du premier nommé n’est pas en adéquation avec la mission conférée, et cette mission est définie, après débat contradictoire, en étroite collaboration entre le juge, l’expert et les parties. Cela évite de désigner un expert trop généraliste ou de donner une mission très large destinée à balayer tout le champ du litige. Il conviendrait de généraliser, hormis contractualisation de l’expertise, l’exercice de la conférence.

Comme personne n’ignore que les difficultés de communication de pièces constituent la pierre d’achoppement de l’expertise, que souvent l’une des parties a intérêt à ce qu’un rapport éclairé soit déposé et l’autre non, et que l’expert ne dispose pas de moyen de contrainte sur les parties en cause, le juge pourra constater, dès la conférence, la carence d’une des parties dans la production de pièces et immédiatement la sanctionner. En pratique l’implication de tous les acteurs de l’expertise lors de la conférence doit permettre de mettre en œuvre utilement l’expertise et d’empêcher qu’elle soit entravée par l’attitude dilatoire de l’une des parties. »

Deux mois plus tard, le magistrat m’informe qu’il a nommé un expert ad hoc pour la partie mécanique du dossier et que je peux poursuivre mes diligences sur les questions précises qui m’ont été posées sur la partie spécifiquement informatique, sans prendre attache avec l’autre expert, qui travaillera ensuite à partir de mon rapport.

Ce qui ne m’a pas empêché d’effectuer ma mission conformément au nouveau code de procédure civile:

– d’une part, le technicien commis doit accomplir sa mission avec conscience, objectivité et impartialité (article 237 du NCPC);

– d’autre part, le technicien doit donner son avis sur les points pour l’examen desquels il a été commis. Il ne peut répondre à d’autres questions, sauf accord des parties. Il ne doit jamais porter d’appréciations d’ordre juridique (article 238 du NCPC);

– enfin, le technicien doit respecter les délais qui lui sont impartis (article 239 du NCPC).

L’ambiance de la deuxième réunion a été exécrable.

Sutor, ne supra crepidam.

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[1] Maître André Jacquin – L’impartialité objective de l’expert judiciaire et sa récusation.

5 réflexions sur « La nécessaire hauteur »

  1. Est-ce que pour faire le compte rendu vous enregistrez les débats? Si oui, de façon formelle ou informelle?

  2. @Guillaume: Il m’arrive de venir avec un enregistreur et de le poser bien en évidence sur la table, tout en demandant si personne ne voit d’inconvénients à ce que je me facilite la prise de notes. C’est diversement apprécié, mais personne ne m’a demandé de le retirer jusqu’à maintenant.

    Alors, je continue…

  3. Bonjour Zythom. Toujours passionnants, vos billets qui permettent de mieux saisir le côté infiniment délicat que doit assumer un expert judiciaire. Dans une de mes « vies » précédentes je me suis retrouvé dans une situation telle que vous la décrivez, non pas en tant qu’expert judiciaire bien entendu, mais en tant que partie plaignante, avec l’autre partie qui forcément se défendait bec et ongles et, justement, l’expert judiciaire au beau milieu qui était dans une position certainement aussi inconfortable que la votre, car justement les noms d’oiseaux fusaient… Quant à moi sur ce dossier, la crainte était tout simplement que l’expert ne soit pas à la hauteur face à la complexité du dossier, tant sur le plan technique que sur le reste. Tout comme vous, j’éprouve du respect pour les hommes de loi et les forces de l’ordre qui consacrent un temps considérable de leur existence sans pour autant avoir un merci en retour. Mais j’inclus dans le lot les expert judiciaires !

  4. Hello
    Au lieu d’aller chercher le juge et perdre du temps à propos de la compétence mécanique il vous suffisait d’appeler un sapiteur (expert pas forcément judiciaire) de votre choix pour l’aspect mécanique du problème : là vous êtes libre du choix, il suffit d’en informer le juge,et bien sur vérifier que les parties n’y sont pas opposées.
    Reste à demander immédiatement une provision complémentaire sur la base d’un devis réactualisé incluant ce sapiteur (lui demander un devis à lui aussi).
    Et éventuellement à mettre la partie qui a soulevé le pb mécanique devant ses responsabilités : solliciter du juge une extension de mission ; mlais ce n’est souvent pas la peine car la mission comprend souvent le texte « et donner tous éléments de fait de nature à … » qui sert de passe partout pour étendre les investigations sur des techniques imprévues…

    Vous n’avez pvraiment pas pensé au sapiteur ?

    Signé : un collègue Expert Judiciaire

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