Informatisation catastrophique de la justice

La liberté d’expression s’use quand on ne s’en sert pas. L’histoire c’est Paul, l’introduction c’est moi. Si vous voulez raconter, écrivez ICI.

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Un expert judiciaire, c’est un spécialiste qui propose ses compétences à la justice. Les magistrats lui demandent son avis sur un problème technique. Il est donc évident d’imaginer que tout est fait pour que l’expert judiciaire se concentre sur la partie technique pour pouvoir rédiger un avis clair et pertinent.

Ce travail a bien entendu un coût : le temps passé (honoraires) mais aussi les engagements financiers réalisés par l’expert pour la justice (déplacements, disques durs demandés pour une copie de données à mettre sous scellés, etc.). Pour cela la logique veut que l’expert propose un devis estimatif dès qu’il dispose des éléments lui permettant d’établir ce devis, et qu’il démarre son travail dès le devis accepté par l’administration judiciaire.

Hélas, c’est sans compter sur le génie administratif français.

L’amélioration du processus et des outils de traitement des frais de justice est une priorité et un enjeu stratégique pour la direction des services judiciaires. Un projet d’optimisation du circuit de la dépense «frais de justice » a été engagé par cette direction et l’agence pour l’informatique financière de l’État. Ce projet s’inscrit dans le cadre de la modernisation de l’action publique et repose sur une dématérialisation du processus de gestion des frais de justice et son intégration automatisée dans le système d’information financier de l’État.

La solution retenue repose sur la mise à disposition d’un portail Internet à l’attention des prestataires permettant de dématérialiser la transmission des mémoires de frais de justice. Le prestataire saisit son mémoire sur le portail internet. Il ajoute les pièces justificatives à l’appui de son mémoire (bordereau récapitulatif, réquisition, attestation de service fait, justificatifs de transport). Le mémoire et les pièces jointes sont transmis directement ainsi au service centralisateur de la juridiction compétente.

Ce système s’appelle CHORUS.

Voilà l’expérience de Paul, expert judiciaire confronté depuis la première heure aux affres de CHORUS :

Le système est fondamentalement mal conçu, mal programmé et mal mis en œuvre, tant par les fonctionnaires de la justice que par nous, créanciers de l’État.

Voilà en pratique comment les choses se passent : l’expert envoie le devis au juge, le juge renvoie le devis signé à l’expert, l’expert renvoie ce même devis au Service Centralisateur des Frais de Justice (SCFJ), qui l’envoie au Service administratif Régional (SAR), qui retourne le Numéro d’Engagement Juridique (NEJ) (c’est important le NEJ, c’est en quelque sorte le bon de commande autorisant l’engagement financier !) au SCFJ qui le envoie à l’expert !

On pourrait imaginer que tous ces échanges soient numérisés. Que nenni, tout est manuel et sources d’erreurs. Il serait trop simple d’imaginer qu’une fois le NEJ accordé par le SAR, un mail l’envoie de manière automatisée à l’expert…


Évidemment, on pourrait faire plus simple : le greffe du juge demande un NEJ au SAR et porte ce numéro à même le devis au moment de sa signature et le devis est alors renvoyé signé à l’expert avec le NEJ faisant office de bon de commande…

Une fois son travail réalisé, l’expert envoie son avis au magistrat sous la forme d’un rapport. S’il veut être payé, l’expert doit demander au magistrat une “attestation de service fait”. Le magistrat lui adresse ce document au format papier, que l’expert doit alors scanner pour l’entrer dans le logiciel CHORUS.

Ne pourrait-on imaginer que le greffe du magistrat clique directement sur CHORUS une case “service fait” dès le dépôt du rapport par l’expert ?

Pour votre information 165 Tribunaux de Grande Instance (TGI), 2 Tribunaux de Première Instance, 37 Cours d’Appel, 1 Tribunal Supérieur d’Appel et 1 Cour de Cassation semblent avoir adopté 206 manières de faire et des règles différentes, parfois surréalistes : ici on ne donne le NEJ que rapport remis (un bon de commande précède normalement le travail, tout le monde n’a pas compris cela…), ailleurs on demande un RIB pour donner un NEJ, ailleurs encore on vous explique que ce n’est pas à l’expert de transmettre l’Ordonnance de Commission d’Expert et le devis signé mais au juge de le faire ! Ailleurs le SCFJ refuse de donner un NEJ quand la demande d’expertise provient d’un OPJ au motif qu’il s’agirait alors d’un “examen technique” relevant du “Flux 4” tandis que d’autres SCFJ donnent un NEJ dans ce même cas de figure, considérant que c’est la nature de la prestation effectuée (expertise informatique pénale et non examen technique) qui est déterminante et donc qui relève du “Flux 1”.


Ici le SCFJ accepte que le devis se présente sous forme d’une fourchette de temps (en effet comment savoir d’avance le temps que l’on va mettre à réaliser le travail surtout en matière inforensique ?), là il refuse une telle fourchette mais accepte sans sourciller un devis “gonflé” du maximum de tous les coûts, frais et débours possibles ! Un confrère me dit que, chez lui, le SCFJ exige que l’expert demande ses NEJ par fax, au mépris des instructions de la Chancellerie, qui précise pourtant bien que la demande peut se faire par mail. Ailleurs, un NEJ nous a été accordé sans problème alors que nous nous étions trompé de Tribunal de Grande Instance…

Alors qu’il est fait, notamment, pour éviter les doubles paiements, le système  s’accommode parfaitement de la possibilité de donner DEUX NEJ différents pour une même affaire, l’un par le Greffier en Chef, l’autre par le Régisseur de tel TGI alors qu’il n’y a eu aucune relance de la part du créancier. Mieux encore, tel TGI nous adresse, à cinq minutes d’intervalle, deux NEJ différents pour la même affaire. Évidement, si un prestataire étourdi présentait deux factures pour la même affaire, chacune assortie d’un NEJ différent, CHORUS le paierait deux fois sans problème, puisque les contrôles en amont de la chaîne sont censés avoir été faits !

Quant à la plate forme CHORUS, elle semble avoir été conçue par un stagiaire informatique.

Ainsi il n’y a aucune vérification de la validité du NEJ : si vous entrez “TOTO” à la place du NEJ, le système l’accepte sans broncher, alors que toute l’économie du système était de vérifier l’engagement de la dépense publique, donc que le NEJ rentré par le créancier était valide !

Le système ne vérifie même pas que les données rentrées dans la case NEJ sont numériques ! Ce NEJ ne semble pas comprendre de code de vérification de cohérence, genre clef de Luhn. Il est composé de dix numéros consécutifs et non de groupe de chiffres qui limiteraient les erreurs de saisies, comme les numéros SIRET ou les IBAN par exemple. L’importation du fichier des affaires ne marche pas car elle n’est pas au bon format Excel. Lors de l’arrivée sur le site, il n’y a pas de cookie qui enregistre login et mot de passe qu’il faut retaper chaque fois.

Finalement je suis enclin à penser que CHORUS a plutôt été conçu par un stagiaire de troisième de collège dans le cadre de son stage “découverte de l’entreprise” !

Il faut aussi ajouter qu’il n’y a pas de confirmation par mail de l’enregistrement d’une affaire dans CHORUS, que le relevé hebdomadaire n’a fonctionné qu’à partir de courant juillet 2015 (mais en se limitant à informer du nombre de dossiers traités et en se gardant de donner la seule information utile, c’est-à-dire le détail de ces dossiers), que les affaires passent du statut “Envoyé” au statut “Reçu” on ne sait comment, et que certain mémoires restent éternellement au statut “Envoyé”, sans que l’on sache comment s’en plaindre et le faire passer au statut “Reçu”.

Attention dans la fenêtre “Ajouter des pièces jointes”, de ne pas en mettre plus de 8 ou 9, car le cartouche “Valider” va alors disparaître en bas de la fenêtre, et vous ne pourrez plus rien valider (il faudra recommencer).

Toujours dans cette même fenêtre pourquoi cet immense cartouche “Veuillez patienter” qui empêche de lire ce qui est en dessous ?

Que penser d’un logiciel (mis au point par l’administration des finances semble t-il) qui applique un même taux de TVA partout, y compris aux DROM-COM qui en sont exemptés, comme Mayotte par exemple ?

Évidement, si j’ose dire, il n’y a aucun interlocuteur à qui s’adresser par mail : l’interface pseudo-humaine “Claude” est une plaisanterie. La personne qui signe les “Événements” sur la plate-forme CHORUS est évidemment impossible à joindre. Quand par bonheur, un interlocuteur s’adresse au créancier, il donne des références “DPM” que nous ignorons, comme lui semble ignorer les “ID” d’affaires qui nous sont attribuées par la plate-forme Chorus. L’aide en ligne est déficiente : alors que dans le tableau de bord, à l’onglet “Mon suivi” on trouve des mémoires “taxés”, d’autres “certifiés” l’aide en ligne à ce sujet, numéro A0130, méconnaît totalement ces deux qualités… Et le mail reçu en réponse à cette question renvoie à l’aide en ligne qui ne donne pas la réponse : à croire que le “spécialiste” chargé de répondre n’a jamais lu cette aide en ligne à laquelle il nous renvoie.

Il faut encore ajouter que si l’on déclare une affaire avec une erreur de NEJ, le dossier est accepté mais si l’on redéclare cette même affaire avec le bon NEJ alors cette deuxième déclaration est “Refusée”. Dans d’autres cas la deuxième déclaration est acceptée. L’expérience montre que sont “refusées” les déclarations portant le même numéro de facture, mais pas celles portant le même NEJ. Comprenne qui pourra.

Dans le même ordre des choses, si, par inadvertance, vous vous trompez de TGI lors de la déclaration d’une affaire, le SCFJ de ce TGI va l’annuler, ce qui est bien normal. Mais, lorsque vous la déclarez à nouveau au bon TGI, le système va refuser la nouvelle déclaration pour “doublon”. Annulée d’un côté, refusée de l’autre comment s’en sortir ?

Faut-il dire encore que l’onglet “Mon suivi” donne de fausses informations ? Ainsi, quand est affiché, pour un jour donné, “4 mémoires ont été reçus” et que l’on clique sur l’hyperlien correspondant, ne s’affichent alors que les 2 mémoires effectivement déclarés le jour en question. La base elle même recèle de fausses informations : un mémoire payé depuis longtemps peut rester semble t-il définitivement au statut “Reçu” alors qu’il devrait afficher “Mis en paiement”. Côté sécurité, on nage dans les contractions : ainsi, le login et mot de passe ne sont pas enregistrés dans un cookie, ce qui impose de les taper chaque fois, “par sécurité”. De même, un mot de passe présente une durée de vie limitée et le système vous invite à en changer périodiquement. Mais l’utilitaire de changement de mot de passe ne marche pas, il faut faire “j’ai oublié mon mot de passe” pour le changer et surtout ce système accepte que l’on redonne le même mot de passe que l’ancien, ce qui n’est pas cohérent avec les règles strictes de sécurité qui précèdent…

Il y aurait tant de choses à dire encore : par exemple quels sont les documents qu’il faut mettre en pièce jointe ? Que devient le mémoire ou état des frais de justice (CERFA 10 0096) dans cette affaire ? (Certain TGI nous assure qu’il ne sert plus à rien tandis qu’un autre, de la même cour d’appel, lui a adjoint un cartouche rouge le transformant en attestation de service fait). Les débours et frais (imprévisibles par nature et que le Code de Procédure Pénale met à la charge de l’État) qui s’ajoutent au devis seront-ils payés ? Comment faire avec les fichiers qui dépassent 4 Mo ? Pourquoi le site est-il trop souvent inaccessible en pleine semaine ? L’affiche “en maintenance” ne paraît pas crédible : toute organisation sérieuse annonce ses maintenances plusieurs jours à l’avance et les effectue le week-end.

Comment faire quand la plate-forme ne reconnaît pas votre mot de passe et “vérouille” (sic) ensuite votre compte ? Où et comment le faire fonctionner à nouveau ?

Comment faire avec les magistrats qui ne retournent pas l’attestation de service fait et qui paralysent ainsi notre déclaration de la créance sur CHORUS ? Comment faire avec les TGI qui ne renvoient pas de NEJ alors que l’expertise est terminée, l’attestation de mission signée ? Comment faire avec des NEJ attribués sans les références demandées ou avec de fausses références ? Comment faire quand un SCFJ vous adresse un mauvais NEJ, ce qui se produit trop souvent ? Que penser d’une demande de NEJ envoyée à un SCFJ le mercredi 29 avril à 09:00:01 et “lu” le vendredi 12 juin (de la même année tout de même) à 09:43:25 ? Que faire avec tel greffier en chef adjoint qui interdit au magistrat requérant de nous signer l’attestation de mission (si, si !), au motif que seul le greffe serait habilité à le faire mais refuse de remplir ce formulaire transmis par la Chancellerie au motif que le dépôt du rapport “dûment complété et signé par le greffier d’instruction” vaut attestation de mission ?

Comment faire avec un système d’attribution centralisé des NEJ qui n’en a pas attribué un seul du 10 juillet 2015 à fin août, et ensuite au compte-goutte, “à la main” semble t-il et suite à des demandes pressantes ? La rumeur répandue mezzo voce par certains fonctionnaires de la Justice selon laquelle le système aurait été “en panne” pendant une telle durée fait évidemment sourire les professionnels de l’informatique qui recherchent une autre explication.

Que dire des erreurs nombreuses : NEJ de 11 caractères au lieu de 10, NEJ invalides on ne sait pourquoi, NEJ ne correspondant pas à la somme demandée, obligeant à saisir un nouveau NEJ et à modifier nos bases de données internes et à tout redéclarer ensuite ?

Il est encore trop tôt pour faire un bilan de l’accélération annoncée des délais de paiement. De notre expérience, certains mémoires sont réglés en moins d’un mois tandis que d’autres sont en souffrance depuis plus de trois. Nous en sommes réduits à des mesures que nous déplorons : nous menaçons de ne plus remettre nos rapports, bien que terminés, tant que nous n’avons pas le NEJ. La justice ne va pas y gagner en célérité.

Le temps qu’il faut

La liberté d’expression s’use quand on ne s’en sert pas.

L’histoire c’est un juriste, l’écriture c’est moi. Si vous voulez raconter, écrivez ICI.

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Mon histoire commence, comme celles de bon nombre d’experts judiciaires, par la réception d’un courrier de magistrat qui me décrit la mission qu’il souhaite me confier, ainsi que les noms des personnes et sociétés concernées. Dans le courrier sont indiqués les avocats, les personnes privées et les sociétés.

L’affaire me semble parfaitement relever de mes compétences, aussi je réponds positivement au magistrat : j’accepte la mission.

Me voici donc en train de contacter les avocats pour déterminer la date de première réunion, en fonction de leurs agendas et du mien. Je contacte ensuite les sociétés et les personnes privées, pour finir, après plusieurs tours de coup de téléphone, par trouver un créneau de plusieurs jours libres pour presque tout le monde. Presque tout le monde, car l’un des avocats a une incertitude : il sait que l’une des journées du créneau sera bloquée par un autre dossier, mais il ne sait pas encore laquelle.

J’adresse à tout le monde un courrier recommandé avec avis de réception contenant la convocation à la premier réunion d’expertise, en précisant qu’elle se tiendra entre le 28 septembre et le 1er octobre. J’envoie les courriers un mois avant, c’est-à-dire fin août, pour que tout le monde puisse bloquer les dates.

La réunion d’expertise s’approchant, j’obtiens enfin de l’avocat incertain une date fixe. Je me dépêche alors d’adresser un autre courrier en recommandé à tout le monde, courrier précisant que la réunion d’expertise se tiendra le 28 septembre.

La jour de la première réunion arrive, tout le monde se présente. Enfin, presque, puisque l’une des personnes, Monsieur Venport, se présente seul, sans avocat. En effet, pour une raison qui lui appartient, il a déconstitué l’avocat qui l’assistait, sans me prévenir. Heureusement pour moi, il a quand même reçu, le jour même, sa convocation pour la réunion d’expertise, ce qui lui permet d’être présent et d’émarger.

Je lui demande le nom de son nouvel avocat, nom qu’il me donne. Par précaution, je lui demande si l’on peut démarrer sans la présence de son nouvel avocat (que je n’ai pas pu convoquer, car j’ignorais qu’il en avait changé), et il me répond que cela ne lui pose pas de soucis.

Je démarre donc la réunion d’expertise qui durera toute la journée. En fin de journée, me rendant compte que les investigations n’étaient pas terminées, nous nous mettons tous d’accord pour faire une deuxième réunion d’expertise, le 1er octobre.

Le 1er octobre, tout le monde est présent, y compris cette fois l’avocat de Monsieur Venport. En début de réunion, je résume les investigations menées lors de la première réunion d’expertise et m’assure auprès des avocats présents qu’ils valident l’aspect contradictoire des deux réunions d’expertise, ce qu’ils font tous.

Dans toutes les formations que j’ai suivies, les intervenants insistaient longuement sur l’importance du contradictoire, c’est-à-dire sur la présence de tous les acteurs concernés. Avec cette histoire d’avocat absent lors de la première réunion, je tenais absolument à ce que les choses soient claires. Et tous les avocats m’ont rassuré sur ce point : les opérations d’expertise du 28 septembre et du 1er octobre ont bien été menées de façon contradictoire.

Je rédige donc mon pré-rapport, je l’adresse à tout le monde en recommandé avec avis de réception en donnant à chacun un délai suffisant pour qu’il me fasse ses remarques. Je reçois quelques remarques, que j’intègre dans mon rapport définitif, avec mes réponses. J’adresse ce rapport définitif, ainsi que ma note de frais et honoraires, au tribunal qui m’a désigné, ainsi qu’une copie aux différentes parties à la cause.

Une année passe, et je reçois le paiement de ma note de frais et honoraires. Je classe le dossier.

Les années passent, je suis désigné dans d’autres affaires, je démarre et termine d’autres expertises.

Un jour, six ans après ces deux réunions d’expertise, je reçois un courrier m’informant d’un arrêt de la Cour de Cassation concernant mon ancienne affaire. Extraits (les gras sont de moi) :

Attendu que l’expert a l’obligation de convoquer dans un délai suffisant les parties à toutes les opérations d’expertise ;

Attendu que, pour rejeter la demande de nullité du rapport de M. X [X, c’est moi] et considérer qu’il n’y avait pas eu atteinte au principe de la contradiction, l’arrêt [de la cour d’appel] retient que l’expert avait adressé à M. Venport une lettre pour l’informer que les opérations d’expertise [etc.]

Qu’en statuant ainsi, alors qu’elle constatait que M. Venport avait reçu le 28 septembre une convocation pour une réunion d’expertise ayant lieu le même jour, la cour d’appel a violé le texte susvisé ;

PAR CES MOTIFS et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi :


CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 1er avril, entre les parties, par la cour d’appel de [Framboisy] ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de [Busab] ;

Mon rapport d’expertise est annulé, ainsi que l’ensemble des travaux et investigations menés pendant les réunions d’expertise. Je dois rembourser les frais que j’ai engagés, ainsi que le montant des honoraires que j’ai perçus.


Je sais maintenant qu’une convocation envoyée un mois avant doit contenir la date précise de la réunion, et non pas un créneau de dates possibles. Et bien sur, que la convocation contenant la date précise, ne doit pas être reçue le jour même de la date prévue.

Bienvenu dans l’univers impitoyable du droit.

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Source image Wikipédia : Chronos, dieu du temps de la mythologie grecque, par Ignaz Günther, Bayerisches Nationalmuseum à Munich.

La liberté d’expression s’use quand on ne s’en sert pas

Il m’est difficile de reprendre le chemin de l’écriture après les événements de la semaine dernière.

Après plusieurs heures de sidération, j’ai participé dans ma ville à la marche blanche spontanée du mercredi 7 janvier, alors que les terroristes courraient toujours. Puis j’ai discuté avec mes enfants des événements pour m’assurer qu’ils en comprenaient bien les enjeux et l’importance. Ils m’ont rassuré sur ce point – je suis très fier d’eux.

Puis les jours ont passé, les meurtriers ont été cernés puis abattus (justice ne sera pas faite), un grand élan d’émotion a eu lieu le dimanche suivant. Et si mes yeux soupçonneux y ont vu le début d’une grande récupération politique de tous bords, j’ai ressenti cet élan collectif.

Avec émotion.

J’ai conscience d’être dans un pays où l’on a le droit de s’exprimer. J’utilise avec gourmandise cette liberté. J’ai également conscience que, dès lors que l’on prend la parole de manière publique, un certain nombre de personnes entendent bien vous empêcher de parler, ou limiter votre liberté d’expression. Je l’ai vécu à ma modeste échelle lors de l’Affaire Zythom quand quelqu’un a cherché à faire fermer ce blog. J’ai mal vécu les convocations devant la justice et devant ma compagnie d’experts judiciaires, réunie en session disciplinaire. 

Alors, quand des personnes m’informent avoir été fortement conseillées par leur président de compagnie d’experts judiciaires, de ne pas bloguer, même sous pseudonyme, et de ne pas évoquer leurs expertises judiciaires, je me dis que dans l’univers de l’expertise, beaucoup de monde a encore des progrès à faire. Je suis abonné à de nombreux blogs de médecins qui racontent leurs expériences, leurs anecdotes, leurs passions. Des magistrats, des avocats, des policiers font de même. Pourquoi pas les experts judiciaires ?

Ce blog n’est même pas un blog dédié à l’expertise judiciaire. C’est un blog personnel où je parle essentiellement des événements qui rythment ma petite vie. Rien d’encombrant, de palpitant, de choquant ou de révolutionnaire. Rien de gênant. Quand on n’aime pas, il suffit d’un clic pour aller voir ailleurs.

Je me doute bien que cela en agace quelques uns de voir mon petit blog apparaître avant leur site web dans certains résultats sur les moteurs de recherche. Mais je n’empêche personne de publier des billets, de faire des retours d’expérience, de partager des rapports d’étonnement. Il faut encourager les gens à utiliser cette liberté d’expression, dans le respect des lois qui l’encadrent.

La liberté d’expression s’use quand on ne s’en sert pas.

Et pour celles et ceux qui hésitent à se lancer, je rappelle, comme je l’indiquais il y a un mois, dans le billet intitulé “Il n’existe rien de constant“, qu’il vous suffit de me raconter, avec vos mots, votre anecdote en rapport avec une expertise judiciaire informatique et de me l’envoyer via ma page contact. Je rédigerai à ma façon votre histoire, en la modifiant et en l’adaptant à mes mots et mon style. Les billets en
question commenceront par “L’histoire c’est X, l’écriture c’est moi”. 

Je reprends ainsi l’idée de Baptiste Beaulieu, blogueur talentueux, et je vais essayer
d’en être à la hauteur. On verra bien.

Il n’existe rien de constant

Un billet rapide entre deux projets, deux trains, deux dossiers, trois enfants et une femme (merveilleuse).

Je n’oublie pas la suite de ma petite série sur le chiffrement des emails. J’avais prévenu qu’elle se ferait “à mon rythme”. Il reste à voir un cas pratique plus simple que celui basé sur le copier/coller et le chiffrement du presse-papier. Il reste à voir la signature des emails, la sécurité relative des échanges, la mise en perspective de la pratique collective… A suivre donc.

Il n’existe rien de constant…

J’ai une charge professionnelle élevée avec beaucoup de projets dans l’école d’ingénieurs où je travaille. J’y consacre toutes mes forces, avec l’aide de toute une équipe de personnes. Il y a de vrais challenges à relever, tant du point de vue technique que du point de vue humain. Un vrai travail d’équipe. Mais cela me laisse, le soir, sans énergie, à peine bon pour un World of Tanks 😉

Il n’existe rien de constant…

Du côté “vie publique”, mon activité de conseiller municipal s’est considérablement alourdie par la délégation du maire, qui m’a confié la réflexion sur le développement numérique de la commune. J’ai beaucoup d’idées, mais leurs réalisations relèvent à chaque fois du soulèvement de montagnes. C’est à la fois usant, désespérant et tellement humain : tout le monde veut que cela change, mais tout le monde critique chaque pas dans la direction du changement… des habitudes. C’est tellement plus simple de ne rien proposer et de critiquer.

Il n’existe rien de constant…

Concernant les expertises judiciaires, c’est le grand calme plat. Aucune désignation depuis de nombreux mois. Du coup, comme toujours dans cette situation, je me demande si c’est moi qui ne donne pas satisfaction, ou si c’est le budget de la justice qui empêche les magistrats d’ordonner des expertises judiciaires informatiques. Je vais vite savoir si la première hypothèse est la bonne puisque ma demande de ré-inscription sur la liste des experts judiciaires va être ré-étudiée, comme c’est la règle maintenant tous les cinq ans.

Il n’existe rien de constant…

J’ai la particularité d’être particulièrement chatouilleux sur mon
indépendance et sur ma liberté d’expression. Cela ne plaide pas toujours
en ma faveur : je mets mes compétences au service des magistrats, pas à
celui du “clan” des experts judiciaires. Un jour je paierai pour cela.

Il n’existe rien de constant…

Je n’ai pas encore de retour sur ma demande d’inscription sur la nouvelle liste des experts près ma Cour Administrative d’Appel. Là aussi, je ne connais pas les critères qui feront que mon dossier sera accepté ou pas, ni qui le défendra ou l’enfoncera.

Il n’existe rien de constant…

Je vous ai parlé plusieurs fois de mon activité débutante de consultant. De ce côté là, les perspectives sont excellentes. J’ai suffisamment de clients pour remplir mes soirées libres et mes week-ends. Je profite de ce billet pour remercier les avocats qui me font confiance. Je peux leur assurer que je mets toutes mes compétences à leur service.

Il n’existe rien de constant…

Quant à l’avenir de ce blog privé, je suis un peu dubitatif. J’ai bien conscience que beaucoup viennent y chercher des anecdotes sur l’expertise judiciaire, sur la face cachée des investigations. C’est d’ailleurs ce qui m’avait été reproché lors de l’Affaire Zythom qui m’a durablement marqué, ainsi que mes proches qui m’ont accompagné au tribunal. J’ai parfois la tentation de faire comme l’auteur de Grange Blanche dont le dernier billet se termine pas ces mots :

Mais il faut savoir arrêter quand on a le sentiment qu’on a donné tout ce que l’on pouvait, il faut savoir s’arrêter avant de ne poursuivre que par habitude.
Bonne continuation à tous.

Mais j’ai déjà arrêté ce blog une fois… Et, en suivant les conseils de Maître Eolas, je l’ai rouvert en me rendant compte que je pouvais publier des billets à mon rythme, sans pression, pour mon seul plaisir, même si je n’ai rien à dire d’intelligent.

Il n’existe rien de constant…

Ceci dit, au sujet des anecdotes d’expertises judiciaires, comme je ne peux pas romancer tous les dossiers qui me sont confiés, et que je suis de moins en moins désigné, j’ai choisi de faire comme Baptiste Beaulieu, blogueur talentueux en plus d’être l’auteur d’une “pépite d’humanité” (je cite Le Monde) et l’une des idoles de ma fille aînée qui marche dans ses pas : je propose à tous ceux qui le souhaitent de m’adresser leurs histoires d’expertises judiciaires informatiques. Que vous soyez avocat, magistrat, expert judiciaire ou simple citoyen, vos histoires m’intéressent. Je choisirai celles qui m’inspirent le plus et les ré-écrirai à ma façon, avec mes mots et mon style. Les billets en question commenceront par “L’histoire c’est X, l’écriture c’est moi”. Je trouve l’idée de Baptiste Beaulieu intéressante, et je vais essayer d’en être à la hauteur. On verra bien.

Pour raconter, écrivez ici. N’hésitez pas.

Il n’existe rien de constant si ce n’est le changement” (Bouddha).

Frimas d’hiver

J’aime beaucoup l’outil Twitter qui me permet de découvrir des liens ou des informations en quelques heures minutes sur tous les thèmes. Hier, je suis tombé sur un flood de @eBlacksheep qui racontait un souvenir militaire qui m’a touché, parce que j’ai connu à peu près la même expérience. Je le publie ici, pour mon plaisir et avec son aimable autorisation. Je garde la mise en page propre aux messages courts de Twitter.

Sur la colline, le vent sibérien brûle mes derniers espoirs de confort. J’attends le transport qui me soustraira aux morsures du froid.

Contingent 99/12, je me souviens. Le Valdahon, la petite Sibérie. On nous a coupé les cheveux, très courts.

On nous a ordonné de mettre des joggings bleus électriques avec un sigle bleu blanc rouge et une épée.

Et puis nous avons attendu, raides et alignés, dans le froid de la petite Sibérie, dans le vent furieux d’appétit.

Nous ne savions pas. Nous ne savions pas que notre bonheur par la suite de porter le kaki serait la marque de notre chute.

Un matin, soleil endormi derrière l’horizon nous nous levons. Saisis immédiatement par le vent hurlant, dévoreur de talent.

Au garde à vous, nous attendons. Nos yeux pleurent, nos âmes se tapissent au fond d’un vide insoupçonné.

L’on part chercher un fusil, un FAMAS et un chargeur vide. Les camions arrivent. Nous les regardons plein d’espoir, promesse d’ailleurs.

Nous attendons, stoïques et souffrants, dans le vent. L’odeur du gasoil froid nous retourne le cœur, l’esprit s’est rendu au midi.

Nous montons enfin, le treillis raidi, la parka à peine doublée, insignifiants talismans. La petite Sibérie nous a pris.

Dans le camion, c’est pire, partout le vent, le cahot et le tumulte. Froid assis est pire que froid debout.

Nous arrivons dans des bois blancs, le givre à l’œuvre a dévoré les couleurs et nous regarde menaçant.

Paquetage ordonné, tente montée de tremblements, de doigts gourds, de larmes gelées. Vient le rassemblement.

Il neige. Une neige pourrie, mouillée qui gèle à nos pieds. Nous partons en maraude dans les bois accomplir moult exploits.

De retour, transis, gelés, épuisés, mouillés jusqu’au ticheurt un feu nous attend au camp de fortune. Vite, mettre les pieds dedans.

Enfin sentir la vie, la flamme, l’espoir. Vite se détourner, courir, ils ont lancé une grenade dans le feu en rigolant grassement.

Trois blessés pour cette blague de potache. L’un a couru, épuisé, dans une branche et saigne abondamment. Les autres brûlés par les braises.

Il faut demeurer aware, c’est la guerre. La nuit, mouvements par petits groupes. Les infirmiers font des va-et-vient.

Le froid a aboli nos sens, nous perdons l’équilibre, ne voyons plus, nos gestes ne sont plus nos volontés. Beaucoup de blessés.

Des branches, des racines, des visages giflés, des entorses. Certains craquent et menacent de leurs armes chargées à blanc.

Dans la tente, l’ordre de dormir avec son FAMAS est donné. C’est l’ordre de dormir avec un pain de glace à ses côtés.

Nul sommeil pour celui qui mouillé, frigorifié, affamé est allongé sur la terre gelée. Attente. Espoir du jour, du soleil froid.

Enfin. Deux ne se sont pas réveillés, ils sont hospitalisés. Hypothermie. Je calcule pour autant que je peux.

En 24 heures de terrain le peloton a perdu plus d’un homme par heure.

Nous repartons, mes doigts mouillés et gelés ressemblent à la peau fripée d’un vieux bébé. Mon index ne bouge plus.

Pour tirer sur les cibles en carton cachées dans la forêt, je bouge ma main, l’index raide sur la gâchette.

Ce n’est plus un coup de doigt, c’est un coup de main. Mouvement, une grenade explose au ralenti, je plonge en planant longtemps, j’atterris.

Les épines du buisson m’accueillant ont fait leur œuvre. ma main est visqueuse dans le gant mouillé.

Le pouce ouvert, flétri et mou, s’est offert sans résistance à la pointe de la nature. Ce n’est rien me dit-on.

Je lèche mon sang. Vampire de moi même. Encore deux blessés dans mon groupe, cette fois, retour au camp.

Le colonel commandant le régiment est là, mine sévère. Le peloton est décimé. Alerté par l’infirmerie, il est venu commander.

Le regard dur sur l’adjudant chef commandant le peloton, il ordonne le retour au régiment.

Je me souviens, petite Sibérie. Je me souviens du vent idiot, du froid insensé qui faisait sonner les cloches de la destruction.

3 février 2012 eBlacksheep

Dirdir, expert traductrice interprète

Je reçois aujourd’hui sur mon blog, une invitée d’une partie du monde de l’expertise judiciaire que je ne connais pas beaucoup, mais que les avocats rencontrent régulièrement, et souvent dans des circonstances dramatiques: l’expert traducteur interprète.

Extrait de la revue “Experts”:

“L’expert traducteur-interprète est un expert judiciaire. Comme tel, il doit avoir un certain niveau de formation juridique, bien qu’il ne soit pas essentiellement un juriste. Le droit régit la vie des peuples, et le traducteur est celui qui connaît cette vie des peuples, où le droit s’incarne. Le traducteur n’est pas expert dans une branche déterminée, même si certains se sont spécialisés en droit, en médecine ou en mécanique. Le traducteur est un généraliste dans les matières qu’il traduit et un spécialiste en langue. Sa formation permanente comme auxiliaire de justice est double : dans sa spécialité, la langue, et là, elle échappe au contrôle des magistrats, et dans le domaine juridique, et là, elle requiert les orientations de ces derniers.”

Dirdir, puisque ce sera son pseudonyme sur ce blog[1], est un expert judiciaire[2] tout juste inscrit sur la liste probatoire de deux ans. Elle nous fait part de ses premières impressions.


Par Dirdir:

Je comprends immédiatement que nous sommes les parents pauvres de l’expertise judiciaire. Dès le jour de la prestation de serment, je vois bien, comment ne pas en être frappée, que nous ne sommes pas comme les autres. Il est aisé de nous distinguer: nous sommes des femmes, nous sommes jeunes, nous appartenons visiblement à la classe moyenne, et nous sommes souvent des étrangères. Les autres? Hommes blancs, 50 ans, costumes bien coupés. Des hommes d’affaires, des hommes de pouvoir. Je me sens minable, mal habillée, pourtant je suis belle, je suis élégante, mais tout me renvoie au fait que je n’appartiens pas au même monde.

Une fois rentrée chez moi, je me documente. Statistiques: les traducteurs interprètes sont les plus mal payés de tous les experts. Résumé d’un article de sociologie: des experts marginaux à l’activité invisible et dévalorisée. Chroniques de la revue Expert: les conditions de travail sont difficiles, on n’est jamais informé du contenu des affaires sur lesquelles on doit travailler.

Lors des formations, nous suivons un cycle commun à tous les experts en période probatoire, les interventions ne nous concernent quasiment pas. C’est intéressant, on y apprend maintes choses, mais cela ne nous concerne pas. Les anecdotes ne nous concernent pas. Le principe du contradictoire ne nous concerne pas. La rédaction d’un rapport d’expertise ne nous concerne pas. La manière dont on doit s’exprimer si on est appelé à la barre aux assises ne nous concerne pas. Nous, ce qu’on aimerait savoir, ce sont plutôt des choses comme: si un terme juridique n’a pas d’équivalent parfait, comment on le traduit, est-ce qu’on a le droit de mettre une note de bas de page? De quelle manière peut-on se préparer efficacement aux séances d’interprétation? Ainsi que: comment remplir un mémoire de frais, à qui l’envoyer, quels sont les délais de paiement. Pourtant, et c’est tout le paradoxe, nous représentons un pourcentage non négligeable des experts probatoires. Je le sais, je connais les chiffres.

Je commande mes cachets. C’est un grand plaisir, mes cachets, mes beaux cachets, ne le dites à personne, mais je passe ma journée à tamponner des feuilles de brouillon, juste pour voir l’effet que cela me fait, expert traductrice interprète, avec mon nom et mon prénom, mon adresse, ma cour d’appel. La nuit du nouvel an, c’est encore plus idiot, au moment de lever ma coupe de champagne pour trinquer, je m’écrie, ça y est, je suis officiellement expert judiciaire. Car je suis si fière, si fière d’avoir été nommée expert, c’est un vieux rêve que de travailler pour la justice, j’ai toujours adoré le droit, le monde judiciaire, c’est tellement important la justice, qu’y a-t-il de plus important que la justice?

Entrer dans une société secrète. Je suis sûre que tout le monde le pense, il y a cette jouissance, oui cette jouissance à faire désormais partie d’un cercle particulier. Quelque chose d’exclusif, où on ne pénètre pas comme cela. Je balaie de mon esprit le fait que les critères de sélection sont opaques, que si ça se trouve, je n’ai pas du tout été choisie pour mes diplômes, mes compétences, mes expériences, je balaie tout cela et je me raconte en toute mauvaise foi une belle histoire, si je suis expert ce n’est pas par hasard, c’est que je le mérite, la sélection est rude et j’ai été élue, regardez comme je brille de mille feux. Et je le reconnais, je le confesse, la carte de visite, la signature à la fin des courriels, la mention sur le CV, je me suis précipitée sur tous ces gadgets, j’ai marqué expert judiciaire partout où je le pouvais.

Je croyais bêtement qu’on était un peu égaux, entre experts. Que j’étais autant expert judiciaire que les autres. Mais non. Nous sommes une catégorie à part, c’est l’évidence même, ne serait-ce parce que, précisément, nous ne produisons pas à proprement parler des expertises. Certes, nous aidons les magistrats, nous les éclairons en leur permettant de comprendre une langue qu’ils ne maîtrisent pas. Cependant nous ne donnons pas notre avis. Nous ne disons pas, très chère Cour je crois bien que cette maison s’est effondrée à cause des galeries creusées par les lapins nains qui se sont échappés de l’animalerie du coin de la rue. Nous n’écrivons pas, il me semble qu’au regard de l’état actuel des connaissances scientifiques, le mis en examen est un brin schizophrène étant donné qu’il se prend pour le général de Gaulle. En vérité, il est difficile de trouver une activité qui soit plus éloignée de l’action de donner son avis que l’interprétation ou la traduction. Ce qu’on nous demande, c’est d’être fidèles. Tout le texte, rien que le texte. Surtout pour les prestations assermentées. Rien à voir avec un avis d’expert.

Au demeurant, même notre titre n’est pas clair. Quand je dis aux gens, je suis devenue expert judiciaire, ils me regardent avec des yeux ronds. Si je dis expert traductrice interprète, ils comprennent au moins que ça doit avoir un vague lien avec les langues étrangères, mais pour autant, il ne leur viendrait pas à l’idée de me solliciter pour une traduction certifiée conforme à l’original. Non, ce qui parle aux gens, c’est traducteur assermenté, interprète assermenté. Là, oui, tout le monde voit parfaitement. Celui qu’il faut appeler pour la traduction d’un acte de naissance, et qui va faire payer très cher son coup de tampon. Celui qu’il faut solliciter pour l’interprétation à la mairie, quand on épouse un étranger ou une étrangère.

Il y a des pays où les traducteurs interprètes au service de la justice ne font pas partie du corps des experts. Je me demande parfois si ce ne serait pas mieux.

Je veux dire: plus juste.

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[1] Elle m’assure qu’il s’agit d’une coïncidence, mais je n’ai pas pu m’empêcher de penser au Dirdir de Jack Vance. Saint Asimov est avec nous.

[2] C’est Dirdir qui m’a fait remarquer que “expert judiciaire” n’existe qu’au masculin, et qu’il ne faut pas dire “experte judiciaire”. Je trouve cela dommage, mais je m’incline devant sa recommandation. Je milite pourtant pour la féminisation de tous les mots, même quand cela peut paraître ridicule d’un premier abord. Bon, je sors du sujet là.

Rien de ce qui est humain ne nous est étranger

Billet de Maître Eolas, publié avec son autorisation.

C’est en fait un commentaire qu’il a laissé sous mon billet précédent, et qui mérite un peu plus de visibilité.

Je n’aurais pas su mieux écrire.

Je ne puis parler au nom de Zythom, mais je ne pense pas qu’il me démentira quand je dirai que dans l’activité judiciaire, à laquelle il participe comme moi, il n’y a pas de lutte contre un ennemi “à abattre”, qu’il faut considérer comme la lie de la société. La haine est absente du processus judiciaire : c’est pourquoi on l’a préféré à la vengeance privée.

Les amateurs de vidéos sordides que démasque Zythom sont des êtres humains. Libres, et donc responsables. Ils ont manifestement une pathologie, une anomalie mentale qui les fait éprouver une fascination morbide pour des actes qui devraient provoquer seulement de la répulsion. Cette pathologie n’est pas suffisante pour abolir leur discernement : ils gardent le choix. le choix de ne pas céder à cette pulsion, ou si elle devient lancinante, d’aller consulter. La société où ils vivent leur proposent des professionnels compétents, tenus au secret professionnel et même la prise en charge de ces soins.

Certains ne font pas ce choix. Ils choisissent de laisser libre cours à leurs pulsions. Pourquoi ? Ho, ils trouvent toujours une justification morale : ce ne sont que des photos, parfois des dessins. Ce ne sont pas eux qui les ont fabriquées, ce n’est pas eux qui ont fait le mal. Ils ne sont que des badauds, en somme, comme ceux qui ralentissent aux abords d’un accident pour regarder.

Beaucoup d’entre eux ont une famille, parfois même des enfants du même âge que les malheureuses victimes. Et il est très rare qu’il y ait un quelconque passage à l’acte sur leur propre enfant. Mystère de la psyché humaine : même un déséquilibré a des inhibitions salutaires. Un peu comme un homme qui regarderait de la pornographie adulte, mais qui ne tromperait pas sa femme.

Ce sont des êtres humains. Entièrement. Autant que vous et moi. Quand ils sont identifiés et que les faits sont établis, ils sont poursuivis. Ils ont un avocat qui les défend, qui est écouté avec intérêt et respect par le tribunal. La peine sera fixée en tenant compte de la gravité des faits, de la situation personnelle du délinquant, et comprendra souvent une obligation de soins. Pour la plupart de ces délinquants, il n’y aura pas de récidive. Je vous dis qu’on a des professionnels compétents pour les soins.

Zythom doit le savoir : ses expertises, longues, coûteuses, difficiles, aboutissent très rarement à de la prison ferme.

Peu importe, car il ne s’agit pas de débusquer la lie de la société pour l’abattre. Il s’agit de voler au secours, tant des enfants exploités par ces réseaux, que des adultes qui sont dans une pente destructrice d’eux même.

On ne veut pas abattre, mais sauver.

Car comme je crois l’avoir lu sur ce blogue : nous sommes humains, et rien de ce qui est humain ne nous est étranger.