Une histoire simple et banale 3e partie

Ce billet est la suite de ce billet.

Cette série de billets commence avec celui-ci.

Je commence toujours la réunion en demandant à chacun ses prénom, nom et fonction. Cela me permet d’établir la feuille de présence et de vérifier que je dispose des bonnes orthographes et libellés de fonction (certaines personnes sont très sensibles à un mauvais libellé de fonction). J’essaye également de mémoriser rapidement les noms et fonctions pour ne pas commettre d’impairs pendant la réunion.

Étant arrivé en avance, je prends toujours la place autour de la table qui permet de discuter avec tout le monde. C’est souvent aussi la place que prend traditionnellement le dirigeant lors de ses propres réunions. C’est donc le meilleur fauteuil. C’est symbolique mais pratique.

Je me présente succinctement (ingénieur centralien directeur informatique dans une grande école) puis rappelle le rôle d’un expert judiciaire, et en particulier ce qu’il ne fait pas, c’est-à-dire juger un dossier. Cette étape est très importante, car elle conditionne beaucoup l’ambiance du reste de la réunion et de la procédure: je cherche à faire comprendre aux parties que je ne donne qu’un avis à un magistrat, même s’il s’agit d’un avis important car souvent suivi, et aux avocats que j’ai compris a minima mon rôle (ce n’est pas le cas de tous les experts, en tout cas d’une partie de ceux qu’a pu fréquenter mon épouse).

Je propose ensuite un tour de table en demandant à chacun de présenter succinctement sa vision du dossier. Je dois dire que c’est assez rarement succinct, mais que cela permet à chacun d’avoir (en principe) rapidement la parole, tant l’envie d’exploser est souvent palpable chez certains. En général, au bout d’une heure, tout le monde a pu s’exprimer au moins sur l’essentiel, évacuer un peu de la tension initiale, dire parfois quelques noms d’oiseaux, et on peut commencer l’examen des pièces et la partie technique.

Il y a quelques règles de bons usages à suivre:

– je m’adresse à chaque avocat en disant “Maitre” (sans accent depuis la réforme de 1990 sur les rectifications orthographiques du Conseil supérieur de la langue française, approuvé à l’unanimité par l’Académie française et qui depuis juin 2008 est la référence)

– j’apprécie que chaque participant s’adresse à moi en disant “Monsieur l’expert”, mais je ne m’en offusque aucunement si ce n’est pas le cas.

– je vouvoie tous les participants, même dans les entreprises où le tutoiement est de rigueur et où il m’est arrivé une fois que tout le monde me tutoie, suivant en cela l’exemple du dirigeant. Je suis très vieux jeux sur ce point, y compris sur ce blog ou sur Twitter. Peut-être pas autant que Desproges qui disait: “je ne tutoie que les personnes avec lesquelles j’entretiens des relations sexuelles, qu’elles fassent partie de ma famille ou non. (De l’autre côté)”. C’est une question de respect, n’y voyez aucune afféterie.

– je ne coupe jamais la parole, même si le discours est parfois un peu long ou soporifique.

– lorsque la réunion tourne au pugilat verbal, une partie se tourne souvent vers moi pour que je fasse quelque chose. J’attends alors de pouvoir m’exprimer, je rappelle que je ne suis pas maitre d’école dans une cours de récréation et je demande à chaque avocat d’expliquer à son client l’intérêt qu’il peut avoir à ce que l’expert travaille dans le calme. Cela suffit généralement à calmer tout le monde. Il faut peut-être que j’amène un MP5 pour le poser en évidence sur la table…

– je laisse toujours les avocats s’exprimer, voire “faire le show”. Ils sont en présence de leur client et s’appliquent à justifier leurs honoraires. Il faut qu’ils puissent montrer toutes leurs compétences. S’ils s’engagent sur un discours juridique qui n’a pas nécessairement sa place dans une réunion d’expertise (plutôt technique), je les laisse briller dans le domaine qui est le leur, tout en veillant à ne JAMAIS m’engager sur ce terrain (qui n’est pas le mien). J’écoute par contre attentivement car j’apprends toujours beaucoup de choses. Je n’oublie pas que les réunions d’expertise sont particulièrement soporifiques pour les avocats quand elles sont très techniques (et elles le sont toujours).

Lors du début de l’examen des pièces écrites communiquées avant l’expertise, j’explique que par souci du contradictoire, je n’ai fait que les survoler en préparant la réunion (ce qui objectivement est plutôt faux) ce qui va expliquer le temps assez conséquent que l’on va passer sur chaque pièce pour que les deux parties me présentent son intérêt. Il va de soi que cela oblige aussi les parties à sélectionner les pièces dignes d’intérêt.

Monsieur Léto, directeur informatique de la société ARRAKIS, m’explique qu’il a été contacté par la société éditrice du logiciel PGI dans le cadre d’une opération de maintenance, deux années après l’installation réussie de ce logiciel par la société de service CORRINO. Je demande à voir le courrier correspondant et constate que la demande porte sur l’envoi d’un ensemble de fichiers obtenus par l’exécution de commandes d’export de tables.

Bien entendu, dans ces données se trouve codé le descriptif des droits des utilisateurs, objet du litige.

Les parties autour de la table s’enflamment alors sur le thème “est-ce normal de demander ce type d’information?”, avec débats et échanges de point de vue juridique.

Je relis discrètement mes missions. Cette question ne fait pas partie de mes missions: je coupe court à la discussion avec cette constatation qui fait l’effet d’une douche froide sur quelques participants.

Mon problème est de déterminer si le logiciel PGI a été installé par la société de service CORRINO en conformité avec les licences concédées par l’éditeur de PGI. Point.

Je demande alors à Monsieur Léto quelle est la date de la plus vieille sauvegarde disponible. Cette question est en général une question difficile pour un informaticien. Je lui propose d’aller voir avec son équipe et de me donner la liste de toutes les sauvegardes encore disponibles aujourd’hui, deux ans après l’installation du logiciel. Il revient et me donne la liste: un an pour la plus vieille.

J’explique alors aux parties une imprécision dans l’intitulé de ma mission principale: à quelle date correspond l’expression “était installé” dans la phrase “dire si le logiciel PGI était installé par la société de service CORRINO en conformité avec les licences concédées par l’éditeur de PGI“?

Position de la société ARRAKIS: date de la recette du logiciel PGI en fin de projet

Position de la société CORRINO: date de l’installation du logiciel ERP, avant mise à jour vers PGI

Position de la société éditrice de PGI: toutes les dates entre la recette du logiciel PGI et aujourd’hui…

Je prends note des positions de chaque partie (je ne donne pas d’avis personnel immédiatement).

Je constate qu’il ne m’est pas possible d’observer personnellement l’état du système lors de l’installation initiale (pas de sauvegarde remontant à cette période).

L’entreprise ne disposant de serveur de test ou de pré-production, je constate qu’il ne m’est pas possible de procéder à la restauration des sauvegardes sur un serveur approprié sans mettre en danger la production actuelle de l’entreprise. Je propose aux parties qu’une copie des sauvegardes disponibles me soit confiée pour restauration par mes soins, avec l’aide d’un technicien d’ARRAKIS. Ce travail se faisant hors réunion, j’ai besoin de l’accord des parties pour ne pas me voir reprocher un travail non contradictoire (et l’annulation de l’ensemble de l’expertise). Les 3 parties me donnent leur accord.

Sans malice, j’explique à Monsieur Léto qu’il est intéressant pour sa société de procéder à un tel exercice de restauration sur un serveur hors production afin de tester l’ensemble de sa procédure de sauvegarde. J’obtiens évidemment son aval (en présence de son patron) et l’assurance d’avoir les moyens matériels et humains de procéder à ces restaurations. Mon objectif est bien évidemment d’obtenir les différentes données de configuration contenues dans les tables définissant les droits des utilisateurs, et cela à la date de chaque sauvegarde disponible. Rendez-vous est pris pour une date ultérieure.

Je décide de suspendre la réunion, car il est bientôt 13h. Je refuse toute proposition de me restaurer en présence de l’une ou l’autre des parties (à défaut de nullité de l’expertise si toutes les parties ne sont pas présentes pendant le repas). Je reste sur place et profite de l’heure disponible pour mettre par écrit toutes mes impressions, mettre mes notes au clair, vérifier le chargeur de mon MP5, changer les piles de mon enregistreur MP3, reclasser les pièces du dossier, etc.

L’après-midi sera consacré à l’estimation des préjudices. C’est toujours un gros morceau. Je prends quelques forces en mangeant une barre de céréale. Je me sens seul dans la salle.

La suite de ce billet est à lire ici.

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Crédit images darkroastedblend.com

[1] Cette série de billet s’appuie sur l’ensemble des très nombreuses expertises que j’ai pu mener dans ce domaine particulier des conflits au Commerce. Je ne dévoile aucun secret ni ne brise la confidentialité d’une affaire particulière. Je “romance” au sens de la décision de la chambre de discipline de ma compagnie des experts judiciaires rendue dans l'”affaire Zythom“.

[2] Les noms des sociétés évoquées dans cette série de billets sont empruntés à l’univers du Cycle de Dune de Frank Herbert. Toute ressemblance avec des sociétés existantes serait fortuite.

7 réflexions sur « Une histoire simple et banale 3e partie »

  1. "Il faut peut-être que j'amène un MP5 pour le poser en évidence sur la table"
    Un katana aurait plus de classe amha, et accompagnerait merveilleusement bien le flegme que vous démontrez 😉

  2. Toujours aussi intéressant, je suis ce "feuilleton-réalité" avec avidité !
    Je n'ai pas encore eu l'occasion de vous le dire, mais transposer les noms dans l'univers de Dune est une excellente idée !

  3. La qualité qie vous donnez à vos recits, c'est du grand art.

    Impatient de lire la suite.

    Merci

  4. Bonjour,

    Tout simplement "bravo", c'est non seulement captivant mais aussi instructif.

    PS : comme "Loni", j'ai grande hâte d'avoir la suite de l'histoire.

  5. Intéressant le "ingénieur centralien directeur informatique dans une grande école". Est-ce qu'on pouvait dire "ingénieur et directeur informatique dans une école d’ingénieur" ?
    C'est bien francais ca de vouloir preciser l'ecole du diplome apres tant d'annee apres la remise du diplome. Et aussi le mot "grande", etrange.
    Ici aux USA l'experience professionnelle est plus importante que le diplome (on ne dit pas "je suis ingenieur MIT" mais "je suis un ingenieur qui a travaille X annees chez Y au poste Z" ou tout simplement "ingenieur" avec la fonction). Et vous devez aussi savoir qu'il n'y pas de denomination pour les ecoles d'ingenieurs, quelles soient "grandes" ou "minuscules", ce sont toutes des universites.

  6. @Anonyme: Je ne connais pas M. David Znaty, mais je n'ai aucune raison de penser qu'il ne s'agit pas d'un expert judiciaire expérimenté, indépendant, et particulièrement compétent techniquement.

    Vous faites un procès d'intention.

    Je suis beaucoup plus intéressé par le rapport qu'il va remettre, si celui-ci est rendu public.

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