Le billet précédent se terminait ainsi :
Par contre, je trouve scandaleux que le matériel informatique d’une mairie puisse se retrouver dans la nature sans avoir fait l’objet d’un effacement consciencieux des données qu’il contient. Quelqu’un a commis une erreur, soit par incompétence, soit du fait de sa condition humaine, soit parce que l’ordinateur a été volé… Tout est possible.
Je décide donc de contacter l’ANSSI.
Pourquoi contacter l’ANSSI, quand il me suffit de contacter le service informatique de la mairie concernée ?
Et bien, il s’agit là d’une précaution élémentaire, qui est le fruit d’une longue série d’expériences douloureuses subies par d’autres. En effet, lorsque l’on prévient un organisme qu’il a un problème de sécurité, il arrive fréquemment que l’on se retrouve soi-même à faire partie du problème. Je ne compte plus les affaires où un simple particulier a été mis en cause par un organisme, et qui s’est retrouvé embarqué malgré lui dans des aventures qu’il n’imaginait pas devoir subir.
Et il se trouve que j’ai l’imagination très fertile en ce qui concerne les problèmes potentiels qui peuvent survenir. J’en ai même fait mon métier : je suis Expert en poliorcétique dans une grande école où mon quotidien est fait d’agressions informatiques permanentes et où je vis dans la crainte que l’une d’entre elles emporte tout sur son passage (et je SAIS que cela arrivera, malgré tous les PCA, PRA, parefeux, PSSI, SMSI, SIEM, comités sécurités, cellules de crise cyber, exercices, formations de sensibilisation, etc. que je peux mettre en place, cela ARRIVERA, et je dois dormir chaque nuit avec cette certitude…).
Bref, pas question de me retrouver sur le banc des accusés parce qu’un DGS a paniqué et m’a désigné comme contrefeu à la vindicte des membres de la magistrature… Je me souviens toujours de la tirade de Maître Eric Dupont-Moretti : « La justice, c’est une administration à laquelle on a donné le nom d’une vertu. Ça n’est rien d’autre que cela. Elle a les qualités et les défauts d’une administration. Moi, je ne voudrais pas avoir à faire à la justice. » Le fait qu’il soit devenu Garde des Sceaux ne me rassure pas plus que cela.
Pour le commun des mortels, le fait d’avoir été expert judiciaire pendant 21 ans me place dans la catégorie des personnes nécessairement protégées, faisant parti du système, intouchables… Qu’ils se rassurent, je peux prendre cher comme tout un chacun, et c’est justice (sans réserve).
Je décide donc de contacter l’ANSSI, parce que pour moi, ils représentent les Chevaliers défendant le faible contre les dangers de ce monde. Ils prononcent des vœux d’obéissance, de pauvreté et de chasteté, mais combattent efficacement les cyberinfidèles. Voici mon courriel :
Sujet du message : Faille de sécurité Mairie de [ville de la région parisienne] Bonjour, J'ai acheté un ordinateur d'occasion sur internet sur le site www.backmarket.fr Pour ne pas faire de recel de données illégales, j'ai procédé à l'analyse forensic de son disque dur (je suis expert judiciaire). Celui-ci contient des données en rapport avec le service financier de la mairie de [ville de la région parisienne] : documents pdf, word, excel, et échanges d'emails internes et externes avec par exemple les finances publiques. Vous trouverez en pièce joint l'un des emails que j'ai pu récupérer. Le détail de ma commande sur www.backmarket.fr : [...] J'ai extrait le disque dur du PC et je l'ai placé sous scellé. Pouvez- vous me dire la suite que vous donnerez à ce message et ce que je dois faire du disque dur ? Bien à vous, [Zythom]
Plein d’espoir et les yeux brillants d’émotion, j’ai ouvert la réponse de l’astreinte du CERT ANSSI :
Bonjour, Nous vous remercions pour votre signalement que nous avons bien pris en compte sous la référence RM#31415926. Vous êtes-vous adressé à la mairie de [ville de la région parisienne], pour connaître la marche à suivre dans ce genre de situation ? Car à priori, c'est plus de son ressort que du nôtre. Merci de nous tenir informé des actions entreprises. Cordialement,
C’est peu de dire que j’étais très déçu…
Mais après quelques réflexions, je me suis souvenu que Alonso Quijano ne se serait pas découragé pour si peu, et j’ai donc repris ma plume électronique :
Bonjour, Je suis surpris par votre demande : je n'ai aucun contact à la mairie de [ville de région parisienne], et aucune chance d'être écouté en tant que simple particulier. Vous êtes par contre parfaitement qualifié pour leur signaler une faille de sécurité et déclencher une enquête par les services appropriés. Merci de me tenir au courant des suites que vous aurez données à mon signalement, et je vous précise que je souhaite bénéficier de la protection de l'alinéa 2 de l'article L.2321-4 du code de la défense. Bien à vous, [Zythom]
Quelques temps plus tard, je recevais le message suivant :
Bonjour Monsieur, Nous avons pris contact avec la Mairie et sommes en attente d'un retour. Nous vous tiendrons au courant des éléments vous concernant. Merci encore pour votre signalement. Bien cordialement,
VICTOIRE, et tel Amadis de Gaule prenant le nom de Chevalier de la Verde Espée, je suis debout sur mon bureau et fait tournoyer mon clavier en flattant la croupe de ma souris verticale (ce billet devient n’importe quoi). Las, j’avais omis un point que tout fidèle lecteur aura déjà relevé, en bon Sancho Panza, et que la dure réalité de ce monde cruel est venu me rappeler à travers l’email de l’ANSSI reçu un mois plus tard :
Bonjour, Suite à votre signalement et conformément à l’article L. 2321-4 du code de la défense, nous avons averti la mairie qui a pris très au sérieux cet incident et souhaite récupérer ce disque dur. Acceptez-vous de le lui transmettre ? Si oui, et dans le cas où vous souhaitez organiser le transfert directement avec la mairie, nous pouvons vous fournir un contact. Si vous souhaitez demeurer anonyme, nous pouvons servir de relais. Pour votre information, votre anonymat sera conservé par l'ANSSI, conformément à l'article L. 2321-4 du code de la défense, sauf à ce que l'ANSSI soit contrainte de divulguer votre identité en cas de réquisition judiciaire à la suite d'un dépôt de plainte de la mairie. Cordialement,
En fait de dure réalité, c’est ma douce épouse qui m’a fait remarquer : « Ah parce qu’en plus, tu vas devoir payer pour leur envoyer un disque dur qui t’appartient ? »
« Non, mais ça me fait plaisir », est la seule chose que j’ai trouvée à lui répondre…
J’ai donc placé le disque dur (mis sous scellé au tout début de cette aventure) dans un emballage robuste, et j’ai envoyé le tout à mes frais au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale.
En confiant mon précieux paquet au bon soin de La Poste, je lui ai fait un petit geste d’adieu définitif.
Il me reste à vous narrer les échanges avec le vendeur de Backmarket, et le service après-vente d’icelui. Cela fera l’objet d’un prochain billet. Stay tuned.
