Je me demande ce qu’il est devenu aujourd’hui

Il a sa main posée sur mon épaule, nos regards sont rivés l’un à l’autre, je vois dans ses yeux qu’il sait qu’il va mourir…

C’était une fin d’après-midi ensoleillée.

Mais revenons au début de cette journée particulière.

8h du matin, nous sommes réunis dans la cour de la caserne. Nous sommes en treillis militaire. C’est la 4e fois que l’on change de tenue aujourd’hui, depuis notre réveil de 5h du matin… Le gradé nous annonce que nous allons faire un exercice important aujourd’hui et que nous n’avons pas droit à l’erreur. D’un air grave, il nous dit: “Nous allons vous apprendre à utiliser des armes NBC! Transmetteur Zythom, pouvez-vous rappeler à la section qu’est-ce que ça veut dire?”

Moi: “Heu, N pour Nucléaire, B pour Bactériologique et C pour Chimique. Heu, mon Adjudant!”

Lui: “Et savez-vous ce qu’ANP signifie, transmetteur Zythom?”

Moi: “Heu, A pour Acide, N pour Nucléique, P pour Peptidique, mon Adjudant?”

Lui: “Mais non, ignorant inculte, c’est un Appareil Normal de Protection !!! Je vous présente votre meilleur ami pour aujourd’hui, l’ANP M51. Le caporal Desann va vous montrer comment le mettre et le replier.”

Et pendant toute la matinée, nous avons appris à déplier ce masque à gaz (anti gaz) de sa sacoche, à le mettre sur le visage, à le retirer et à le replier.

A ce stade du récit, je dois faire une parenthèse qui concerne un des hommes de ma chambrée, un certain Binks. Binks était un brave gars, mais un peu simplet. Il ne savait pas faire son lit, il n’arrivait pas à apprendre le pliage des draps et des couvertures. Il riait fort, mais agaçait beaucoup des hommes de ma chambrée car à cause de lui, nous étions souvent punis. C’était un peu notre Santiago à nous. Incapable de comprendre le principe de la ligne de mire, il tirait à plus de 20m de la cible sous la surveillance stressée des gradés. Les séances de montage/démontage des armes étaient un supplice pour lui, et l’objet de fréquentes punitions, car il était incapable de remonter quoi que ce soit.

En tant que chef de chambrée, j’étais responsable de Binks. J’avais très vite décidé de le mettre de côté quand nous préparions la chambre pour l’inspection et nous rangions son armoire et son lit pour lui. Un brave gars quand même. J’ai du le protéger un peu plus quand le bruit a couru dans la section que si une personne se suicidait dans une chambre, toute la chambrée était réformée… Certains auraient bien voulu le voir “sauter” par la fenêtre. Une brave chambrée quand même…

Binks n’était pas très adroit de ses mains, ni très agile dans sa tête. Je le regardais plier son masque à gaz pendant l’exercice et je voyais bien qu’il n’y arrivait pas. Avant qu’il ne soit puni à faire des pompes qu’il n’arrivait pas à terminer, je me suis rapproché de lui. Nous avons fait les exercices ensemble, et je pliais son masque à gaz après avoir plié le mien.

Ceci explique pourquoi, lorsque les gradés ont demandé à ce que l’on se mette par deux, il m’a accroché le bras en me disant: “avec toi”. L’exercice consistait à mettre le masque à gaz sur la figure, à retenir son souffle, à dévisser le filtre et à le brandir en l’air, puis à le revisser sur son masque.

Tout le monde connait la difficulté que l’on a, à réinsérer un filetage dans un trou taraudé, surtout quand le dit trou se trouve sous votre menton sans pouvoir le regarder. Autant dire mission impossible pour Binks…

L’exercice dura une bonne heure, à l’extérieur, sous un soleil de plomb qui nous faisait transpirer sous nos treillis et nos ANP. Je crois bien ne jamais avoir vu Binks réussir à revisser son filtre une seule fois. Il respirait donc lourdement l’air chaud ambiant, après seulement quelques secondes, car il ne savait pas retenir son souffle très longtemps.

L’adjudant nous a alors réuni par chambrée pour nous décrire l’exercice final. Il s’agissait d’entrer dans une pièce enfumée avec nos ANP sur le visage. Une fois à l’intérieur, portes fermées, nous devions retirer nos filtres, les brandir en l’air, attendre que tout le monde soit prêt, et au signal, les échanger avec notre binôme avant de les revisser en place et de pouvoir à nouveau respirer.

“La fumée dans la pièce est du gaz lacrymogène, ça pique les yeux, mais vous devez faire comme si c’était mortel. Aujourd’hui des homme vont mourir!” lâche l’adjudant.

Nous entrons dans la pièce à la queue leu leu. L’un d’entre nous agite les bras et nous bouscule pour ressortir. Son masque était mal ajusté. Notre premier “mort” par les gaz.

Nous voici face à face par deux. Binks est devant moi. Il a sa main posée sur mon épaule, nos regards sont rivés l’un à l’autre, je vois dans ses yeux qu’il sait qu’il va mourir… Au top, nous enlevons nos filtres. Je vois Binks dévisser le sien, puis prendre une grande bouffée d’air, après avoir enlevé son filtre. Il est “mort” sur le coup.

Je me demande ce qu’il est devenu aujourd’hui.

9 réflexions sur « Je me demande ce qu’il est devenu aujourd’hui »

  1. Excellent.

    Je rigole encore tout seul devant mon écran.
    Rien à dire, votre sens de l'écriture est un vrai don.

    C'est pas facile tous les jours pour tout le monde cependant.

  2. Ben moi ça ne me fait pas rire du tout…
    En fait ça me rappelle une année de perdue, à obéir au bon vouloir d'incapables.

  3. Je n'ai pas fait l'armée (le service militaire n'existait déjà plus), mais j'avoue être toujours touché par les histoires racontées. Un peu toujours les mêmes histoires d'ailleurs, d'obéissance souvent aveugle, d'exercice très dur dans des conditions difficiles. Mais visiblement presque toujours une expérience humaine inoubliable… plus ou moins bonne…

  4. Ah, les joies de l'ANP !

    Je vois que l'exercice n'a pas changé à part que les ANP ne se plient plus aujourd'hui. Ils sont dans des super sacoches en "plastique militaire" qu'on a autour de la cuisse et qui s'accrochent partout, du coup on passe son temps à perdre les fameuses cartouches et à faire des compte-rendus… Moi ça fait 3 ans que j'ai quitté l'armée.

    Merci pour ce billet, j'ai bien ri et j'espère que votre compagnon d'infortune c'est mieux sorti de la vie que de cet exercice…

  5. @Naiezdnitsa: Moi aussi j'espère qu'il s'est mieux sorti de la vie que de cet exercice. C'est pourquoi j'ai choisi de l'appeler "Binks" par référence à Jar Jar Binks de la Guerre des étoiles. Je cite Wikipedia: "Il apparait d'abord comme un personnage faible, irresponsable et maladroit. Puis, à la suite de sa fulgurante montée vers l'élite, il devient plus responsable et discret."

    Tout un programme 🙂

  6. "Mais il reste cependant naïf et influençable…" 😉

    Souhaitons lui le meilleur tout de même, pas simple dans une société où l'on a du mal à tolérer "l'innocence".

    Merci pour votre blog, parfois je n'y comprend rien, mais derrière votre plume transparaît une personne très intéressante, et très humaine. D'autre part vous me permettez de comprendre un peu mieux l'univers dans lequel évolue ma mère qui est à la tête d'un gros service informatique avec tout ce que cela à l'air de comporter de prises de tête et de casses têtes à résoudre.

  7. Il arrive que des événements forts comme celui là fasse naitre des vocations…

    Je ne serais pas surpris que votre ami Binks soit devenu un ergonomiste ou un testeur de matériels de sécurité : si Binks arrive à l'utiliser, tout le monde y arrivera !

  8. En tous cas, vous ne précisez pas qu'il ait fini comme "Grosse Baleine" de Full Metal Jacket et c'est déjà en soi une bonne nouvelle

  9. Perso, j'ai surtout une pensée pour tous les ancêtres de Binks qui se sont fait écraser par des évènements historiques pas si vieux que ça.

    Imaginez Binks lors des premiers bombardements au gaz moutarde par les allemands lors de la 1ere guerre mondiale.

    J'ai eu, dans ma famille, des gens capables de me parler de leurs oncles gazés lors de ce conflit. des binks peut-être.

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