La liberté d’expression s’use quand on ne s’en sert pas. L’histoire c’est Paul, l’introduction c’est moi. Si vous voulez raconter, écrivez ICI.
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Un expert judiciaire, c’est un spécialiste qui propose ses compétences à la justice. Les magistrats lui demandent son avis sur un problème technique. Il est donc évident d’imaginer que tout est fait pour que l’expert judiciaire se concentre sur la partie technique pour pouvoir rédiger un avis clair et pertinent.
Ce travail a bien entendu un coût : le temps passé (honoraires) mais aussi les engagements financiers réalisés par l’expert pour la justice (déplacements, disques durs demandés pour une copie de données à mettre sous scellés, etc.). Pour cela la logique veut que l’expert propose un devis estimatif dès qu’il dispose des éléments lui permettant d’établir ce devis, et qu’il démarre son travail dès le devis accepté par l’administration judiciaire.
Hélas, c’est sans compter sur le génie administratif français.
L’amélioration du processus et des outils de traitement des frais de justice est une priorité et un enjeu stratégique pour la direction des services judiciaires. Un projet d’optimisation du circuit de la dépense «frais de justice » a été engagé par cette direction et l’agence pour l’informatique financière de l’État. Ce projet s’inscrit dans le cadre de la modernisation de l’action publique et repose sur une dématérialisation du processus de gestion des frais de justice et son intégration automatisée dans le système d’information financier de l’État.
La solution retenue repose sur la mise à disposition d’un portail Internet à l’attention des prestataires permettant de dématérialiser la transmission des mémoires de frais de justice. Le prestataire saisit son mémoire sur le portail internet. Il ajoute les pièces justificatives à l’appui de son mémoire (bordereau récapitulatif, réquisition, attestation de service fait, justificatifs de transport). Le mémoire et les pièces jointes sont transmis directement ainsi au service centralisateur de la juridiction compétente.
Ce système s’appelle CHORUS.
Voilà l’expérience de Paul, expert judiciaire confronté depuis la première heure aux affres de CHORUS :
Le système est fondamentalement mal conçu, mal programmé et mal mis en œuvre, tant par les fonctionnaires de la justice que par nous, créanciers de l’État.
Voilà en pratique comment les choses se passent : l’expert envoie le devis au juge, le juge renvoie le devis signé à l’expert, l’expert renvoie ce même devis au Service Centralisateur des Frais de Justice (SCFJ), qui l’envoie au Service administratif Régional (SAR), qui retourne le Numéro d’Engagement Juridique (NEJ) (c’est important le NEJ, c’est en quelque sorte le bon de commande autorisant l’engagement financier !) au SCFJ qui le envoie à l’expert !
On pourrait imaginer que tous ces échanges soient numérisés. Que nenni, tout est manuel et sources d’erreurs. Il serait trop simple d’imaginer qu’une fois le NEJ accordé par le SAR, un mail l’envoie de manière automatisée à l’expert…
Évidemment, on pourrait faire plus simple : le greffe du juge demande un NEJ au SAR et porte ce numéro à même le devis au moment de sa signature et le devis est alors renvoyé signé à l’expert avec le NEJ faisant office de bon de commande…
Une fois son travail réalisé, l’expert envoie son avis au magistrat sous la forme d’un rapport. S’il veut être payé, l’expert doit demander au magistrat une « attestation de service fait ». Le magistrat lui adresse ce document au format papier, que l’expert doit alors scanner pour l’entrer dans le logiciel CHORUS.
Ne pourrait-on imaginer que le greffe du magistrat clique directement sur CHORUS une case « service fait » dès le dépôt du rapport par l’expert ?
Pour votre information 165 Tribunaux de Grande Instance (TGI), 2 Tribunaux de Première Instance, 37 Cours d’Appel, 1 Tribunal Supérieur d’Appel et 1 Cour de Cassation semblent avoir adopté 206 manières de faire et des règles différentes, parfois surréalistes : ici on ne donne le NEJ que rapport remis (un bon de commande précède normalement le travail, tout le monde n’a pas compris cela…), ailleurs on demande un RIB pour donner un NEJ, ailleurs encore on vous explique que ce n’est pas à l’expert de transmettre l’Ordonnance de Commission d’Expert et le devis signé mais au juge de le faire ! Ailleurs le SCFJ refuse de donner un NEJ quand la demande d’expertise provient d’un OPJ au motif qu’il s’agirait alors d’un « examen technique » relevant du « Flux 4 » tandis que d’autres SCFJ donnent un NEJ dans ce même cas de figure, considérant que c’est la nature de la prestation effectuée (expertise informatique pénale et non examen technique) qui est déterminante et donc qui relève du « Flux 1 ».
Ici le SCFJ accepte que le devis se présente sous forme d’une fourchette de temps (en effet comment savoir d’avance le temps que l’on va mettre à réaliser le travail surtout en matière inforensique ?), là il refuse une telle fourchette mais accepte sans sourciller un devis « gonflé » du maximum de tous les coûts, frais et débours possibles ! Un confrère me dit que, chez lui, le SCFJ exige que l’expert demande ses NEJ par fax, au mépris des instructions de la Chancellerie, qui précise pourtant bien que la demande peut se faire par mail. Ailleurs, un NEJ nous a été accordé sans problème alors que nous nous étions trompé de Tribunal de Grande Instance…
Alors qu’il est fait, notamment, pour éviter les doubles paiements, le système s’accommode parfaitement de la possibilité de donner DEUX NEJ différents pour une même affaire, l’un par le Greffier en Chef, l’autre par le Régisseur de tel TGI alors qu’il n’y a eu aucune relance de la part du créancier. Mieux encore, tel TGI nous adresse, à cinq minutes d’intervalle, deux NEJ différents pour la même affaire. Évidement, si un prestataire étourdi présentait deux factures pour la même affaire, chacune assortie d’un NEJ différent, CHORUS le paierait deux fois sans problème, puisque les contrôles en amont de la chaîne sont censés avoir été faits !
Quant à la plate forme CHORUS, elle semble avoir été conçue par un stagiaire informatique.
Ainsi il n’y a aucune vérification de la validité du NEJ : si vous entrez « TOTO » à la place du NEJ, le système l’accepte sans broncher, alors que toute l’économie du système était de vérifier l’engagement de la dépense publique, donc que le NEJ rentré par le créancier était valide !
Le système ne vérifie même pas que les données rentrées dans la case NEJ sont numériques ! Ce NEJ ne semble pas comprendre de code de vérification de cohérence, genre clef de Luhn. Il est composé de dix numéros consécutifs et non de groupe de chiffres qui limiteraient les erreurs de saisies, comme les numéros SIRET ou les IBAN par exemple. L’importation du fichier des affaires ne marche pas car elle n’est pas au bon format Excel. Lors de l’arrivée sur le site, il n’y a pas de cookie qui enregistre login et mot de passe qu’il faut retaper chaque fois.
Finalement je suis enclin à penser que CHORUS a plutôt été conçu par un stagiaire de troisième de collège dans le cadre de son stage « découverte de l’entreprise » !
Il faut aussi ajouter qu’il n’y a pas de confirmation par mail de l’enregistrement d’une affaire dans CHORUS, que le relevé hebdomadaire n’a fonctionné qu’à partir de courant juillet 2015 (mais en se limitant à informer du nombre de dossiers traités et en se gardant de donner la seule information utile, c’est-à-dire le détail de ces dossiers), que les affaires passent du statut « Envoyé » au statut « Reçu » on ne sait comment, et que certain mémoires restent éternellement au statut « Envoyé », sans que l’on sache comment s’en plaindre et le faire passer au statut « Reçu ».
Attention dans la fenêtre « Ajouter des pièces jointes », de ne pas en mettre plus de 8 ou 9, car le cartouche « Valider » va alors disparaître en bas de la fenêtre, et vous ne pourrez plus rien valider (il faudra recommencer).
Toujours dans cette même fenêtre pourquoi cet immense cartouche « Veuillez patienter » qui empêche de lire ce qui est en dessous ?
Que penser d’un logiciel (mis au point par l’administration des finances semble t-il) qui applique un même taux de TVA partout, y compris aux DROM-COM qui en sont exemptés, comme Mayotte par exemple ?
Évidement, si j’ose dire, il n’y a aucun interlocuteur à qui s’adresser par mail : l’interface pseudo-humaine « Claude » est une plaisanterie. La personne qui signe les « Événements » sur la plate-forme CHORUS est évidemment impossible à joindre. Quand par bonheur, un interlocuteur s’adresse au créancier, il donne des références « DPM » que nous ignorons, comme lui semble ignorer les « ID » d’affaires qui nous sont attribuées par la plate-forme Chorus. L’aide en ligne est déficiente : alors que dans le tableau de bord, à l’onglet « Mon suivi » on trouve des mémoires « taxés », d’autres « certifiés » l’aide en ligne à ce sujet, numéro A0130, méconnaît totalement ces deux qualités… Et le mail reçu en réponse à cette question renvoie à l’aide en ligne qui ne donne pas la réponse : à croire que le « spécialiste » chargé de répondre n’a jamais lu cette aide en ligne à laquelle il nous renvoie.
Il faut encore ajouter que si l’on déclare une affaire avec une erreur de NEJ, le dossier est accepté mais si l’on redéclare cette même affaire avec le bon NEJ alors cette deuxième déclaration est « Refusée ». Dans d’autres cas la deuxième déclaration est acceptée. L’expérience montre que sont « refusées » les déclarations portant le même numéro de facture, mais pas celles portant le même NEJ. Comprenne qui pourra.
Dans le même ordre des choses, si, par inadvertance, vous vous trompez de TGI lors de la déclaration d’une affaire, le SCFJ de ce TGI va l’annuler, ce qui est bien normal. Mais, lorsque vous la déclarez à nouveau au bon TGI, le système va refuser la nouvelle déclaration pour « doublon ». Annulée d’un côté, refusée de l’autre comment s’en sortir ?
Faut-il dire encore que l’onglet « Mon suivi » donne de fausses informations ? Ainsi, quand est affiché, pour un jour donné, « 4 mémoires ont été reçus » et que l’on clique sur l’hyperlien correspondant, ne s’affichent alors que les 2 mémoires effectivement déclarés le jour en question. La base elle même recèle de fausses informations : un mémoire payé depuis longtemps peut rester semble t-il définitivement au statut « Reçu » alors qu’il devrait afficher « Mis en paiement ». Côté sécurité, on nage dans les contractions : ainsi, le login et mot de passe ne sont pas enregistrés dans un cookie, ce qui impose de les taper chaque fois, « par sécurité ». De même, un mot de passe présente une durée de vie limitée et le système vous invite à en changer périodiquement. Mais l’utilitaire de changement de mot de passe ne marche pas, il faut faire « j’ai oublié mon mot de passe » pour le changer et surtout ce système accepte que l’on redonne le même mot de passe que l’ancien, ce qui n’est pas cohérent avec les règles strictes de sécurité qui précèdent…
Il y aurait tant de choses à dire encore : par exemple quels sont les documents qu’il faut mettre en pièce jointe ? Que devient le mémoire ou état des frais de justice (CERFA 10 0096) dans cette affaire ? (Certain TGI nous assure qu’il ne sert plus à rien tandis qu’un autre, de la même cour d’appel, lui a adjoint un cartouche rouge le transformant en attestation de service fait). Les débours et frais (imprévisibles par nature et que le Code de Procédure Pénale met à la charge de l’État) qui s’ajoutent au devis seront-ils payés ? Comment faire avec les fichiers qui dépassent 4 Mo ? Pourquoi le site est-il trop souvent inaccessible en pleine semaine ? L’affiche « en maintenance » ne paraît pas crédible : toute organisation sérieuse annonce ses maintenances plusieurs jours à l’avance et les effectue le week-end.
Comment faire quand la plate-forme ne reconnaît pas votre mot de passe et « vérouille » (sic) ensuite votre compte ? Où et comment le faire fonctionner à nouveau ?
Comment faire avec les magistrats qui ne retournent pas l’attestation de service fait et qui paralysent ainsi notre déclaration de la créance sur CHORUS ? Comment faire avec les TGI qui ne renvoient pas de NEJ alors que l’expertise est terminée, l’attestation de mission signée ? Comment faire avec des NEJ attribués sans les références demandées ou avec de fausses références ? Comment faire quand un SCFJ vous adresse un mauvais NEJ, ce qui se produit trop souvent ? Que penser d’une demande de NEJ envoyée à un SCFJ le mercredi 29 avril à 09:00:01 et « lu » le vendredi 12 juin (de la même année tout de même) à 09:43:25 ? Que faire avec tel greffier en chef adjoint qui interdit au magistrat requérant de nous signer l’attestation de mission (si, si !), au motif que seul le greffe serait habilité à le faire mais refuse de remplir ce formulaire transmis par la Chancellerie au motif que le dépôt du rapport « dûment complété et signé par le greffier d’instruction » vaut attestation de mission ?
Comment faire avec un système d’attribution centralisé des NEJ qui n’en a pas attribué un seul du 10 juillet 2015 à fin août, et ensuite au compte-goutte, « à la main » semble t-il et suite à des demandes pressantes ? La rumeur répandue mezzo voce par certains fonctionnaires de la Justice selon laquelle le système aurait été « en panne » pendant une telle durée fait évidemment sourire les professionnels de l’informatique qui recherchent une autre explication.
Que dire des erreurs nombreuses : NEJ de 11 caractères au lieu de 10, NEJ invalides on ne sait pourquoi, NEJ ne correspondant pas à la somme demandée, obligeant à saisir un nouveau NEJ et à modifier nos bases de données internes et à tout redéclarer ensuite ?
Il est encore trop tôt pour faire un bilan de l’accélération annoncée des délais de paiement. De notre expérience, certains mémoires sont réglés en moins d’un mois tandis que d’autres sont en souffrance depuis plus de trois. Nous en sommes réduits à des mesures que nous déplorons : nous menaçons de ne plus remettre nos rapports, bien que terminés, tant que nous n’avons pas le NEJ. La justice ne va pas y gagner en célérité.