L’activité d’expert judiciaire reste recherchée, si j’en crois les informations qui me parviennent de différents interlocuteurs.
Je pense, mais ce n’est qu’une intuition, que cela tient au fait que les magistrats désignent sur les listes d’experts plutôt des personnes d’expérience, ayant déjà fait leurs preuves avec une carrière exemplaire. Ils désignent donc des personnes ayant une grande partie de leur carrière derrière eux à laquelle vient s’ajouter cette reconnaissance de leurs compétences.
Dans mon cas, ayant été nommé expert judiciaire à 35 ans, et exerçant depuis 11 ans, je considère n’avoir pas démérité et avoir jusqu’à présent été à la hauteur, même si la tenue de ce blog en a irrité plus d’un (et j’aime les euphémismes).
Pour autant, plus je vieillis, et plus j’ai le sentiment de bonifier. Jean Rostand n’écrivait-il pas « Quand j’étais jeune, je plaignais les vieux. Maintenant que je suis vieux, ce sont les jeunes que je plains« .
Mais voilà qu’approche la date de ma demande de réinscription quinquennale, et avec elle ma possible radiation de la liste des experts judiciaires, au bon vouloir de la commission associant les représentants des juridictions et des experts, et de l’assemblée générale des magistrats du siège.
Je fais donc un bilan personnel de mon activité d’expert judiciaire. Et parallèlement, j’imagine ce que pourrait-être de mon point de vue l’organisation idéale de cette activité.
[Attention: ce qui suit n’est que l’expression d’une opinion personnelle qui ne saurait prétendre atteindre le niveau de sagesse de mes pairs regroupés en association 1901 reconnues d’utilité publique et seuls habilités à faire pression exprimer auprès des pouvoirs publics une position officielle représentant l’ensemble des experts judiciaires de justice.]
Je ne suis qu’un petit scarabée.
Mon point de vue ne concerne que ce que je peux connaître, c’est-à-dire seulement une partie du domaine des expertises judiciaires en informatique.
Quels sont les problèmes revenant le plus souvent à mes antennes:
– le cout trop élevé d’une expertise
– sa durée trop longue
– la solitude de l’expert face aux parties
– le cout trop élevé des logiciels et matériels d’investigation
– des lois complexes en permanente évolution
– le travail pour l’honneur et pour la patrie.
A tous ces problèmes, je vois une solution séduisante: le regroupement des experts judiciaires au sein de laboratoires agréés et leur professionnalisation.
Reprenons les problèmes un à un:
1) Le cout des expertises judiciaires informatiques.
Pour ma part, les dépenses que j’effectue se répartissent comme suit:
– le temps passé sur l’expertise proprement dite
– les achats de matériels (ordinateurs, bloqueurs, disques durs, cordons…)
– les achats de logiciels inforensiques (tout ne peut pas être effectué avec les logiciels gratuits)
– les charges normales (URSSAF, CANCRAS et CARBALAS…)
– les charges spécifiques (assurances, cotisations, formations…)
– le temps passé en formation
– le temps passé en taches administratives.
Chaque expert effectue ses propres dépenses dans son coin. Il est évident qu’un regroupement ferait baisser ses couts, qui sont répercutés sur les notes de frais et honoraires.
2) La durée trop longue.
Dès lors qu’un expert judiciaire exerce un métier par ailleurs, il est parfaitement compréhensible que l’activité d’expertise passe après. Si ce fonctionnement permet d’avoir comme experts des professionnels « naturellement » aguerris (puisque formés à la technique par leurs activités professionnelles), le temps de cerveau disponible doit être trouvé dans les périodes de congé, les soirs ou les week-ends. Or, certaines expertises demandent beaucoup de temps. Un expert professionnel pourra consacrer toutes ses forces et tout son temps à son expertise. Et comme le temps, c’est aussi de l’argent, la durée des expertises fondra comme neige au soleil.
3) la solitude de l’expert face aux parties.
Une expertise demande des compétences techniques, mais également des compétences juridiques, diplomatiques et psychologiques. La mise en commun de toutes ces expériences, le tutorat naturel des jeunes experts par leurs anciens sous la forme par exemple d’experts juniors/séniors comme dans les SSII permettrait d’améliorer la qualité des expertises judiciaires.
La présence éventuelle d’un avocat attaché au laboratoire agréé permettrait de soulager l’expert d’une grande partie des aspects juridiques. Après tout, l’avocat n’est-il pas « expert en droit »?
4) le cout trop élevé des logiciels et matériels d’investigation.
Un logiciel d’investigation commercial coute environ 5000 euros. Cela représente beaucoup d’argent pour une personne seule. Regroupés dans un laboratoire agréé, les experts pourraient utiliser des logiciels achetés en commun. Si la licence d’utilisation l’autorise bien entendu.
Pour ma part, et les lecteurs de ce blog le savent bien, je suis un fan du modèle économique induit par l’opensource. Il existe des logiciels d’analyses inforensiques opensources qui peuvent être utilisés tels quels pour mener à bien des expertises judiciaires. Et ces logiciels peuvent être améliorés ou adaptés.
Je crains que les pouvoirs publiques n’aient pas compris l’importance stratégique des logiciels opensources. La France a une grande tradition des grands projets informatiques où sont englouties d’importantes sommes d’argent. Imaginez le cout minime d’une équipe de développeurs travaillant au développement d’un projet tel que Sleuth kit/Autopsy. Tous les experts du monde pourraient alors profiter des avancées françaises.
Et une telle lucidité, une telle vision bénéficierait évidemment au politique qui l’aurait mise en place!
5) des lois complexes en permanente évolution.
Un tel laboratoire agréé travaillerait bien évidemment de façon étroite avec un ou plusieurs avocats qui lui seraient attachés. Cela permettrait aux experts de consacrer leur temps de formation aux évolutions techniques et non aux évolutions législatives.
J’avais eu l’embryon de cette idée dans ma proposition n°4 aux candidats à la présidence de la République lors des élections de 2007.
6) le travail pour l’honneur et pour la patrie.
Le système actuel où l’expert judiciaire mène de front deux activités en parallèle: son activité professionnelle et son activité d’expert judiciaire me fait m’interroger sur la réelle maitrise de tout le spectre technologique auquel l’expert en informatique a affaire. A moins d’être à la retraite et de consacrer toutes ses forces à ses expertises, j’ai le sentiment que le système entraine bénévolat et amateurisme.
Ce ne serait pas le cas avec la professionnalisation, et l’inscription du laboratoire agréé et de ses experts sur les listes de plusieurs cours d’appel et listes nationales, « agrément » accordé pour cinq ans renouvelable après audit selon des règles normatives.
Bien entendu, la professionnalisation permettrait aux juridictions de disposer de devis concurrentiels selon des procédures publiques.
Bien entendu, le système ne pourrait être fiable que si l’Etat s’engage auprès des laboratoires agréés à des paiements à 30 jours sur facture.
Il se trouve qu’une partie des idées présentées dans ce billet est déjà expérimentée avec succès en France: le LERTI est un laboratoire créé en 2004 par cinq experts judiciaires inscrits dans les cours d’appel de Chambéry, Lyon et Grenoble. Ce laboratoire a prêté serment en tant que personne morale (j’en avais parlé ici en février 2007).
Je citerai cette page de leur site web concernant les qualification et expérience: « Les experts du LERTI ont réalisé plus de 600 missions pour le compte d’entreprises, d’administrations ou de particuliers.
Ces missions recouvrent un éventail à peu près complet de tous les usages abusifs ou illicites de l’informatique ainsi que ses emplois délictueux ou criminels.
Elles ont permis de mettre en œuvre un très large spectre de pratiques et techniques informatiques spécialisées.
Cette expérience a conduit à la rédaction de nombreuses procédures d’investigation internes qui permettent un traitement exhaustif, efficace et rapide des missions confiées au LERTI.
Les experts du LERTI sont tous membres d’associations professionnelles de haut niveau pour lesquelles ils dispensent des formations avancées sur les techniques d’investigation. »
J’ai pu discuter avec quelques uns de ces experts judiciaires et je peux vous dire que je me sens tout petit face à eux, en particulier dans le domaine de la téléphonie.
La création du LERTI semble ne pas avoir fait du tout plaisir à certains experts judiciaires. Je crois même savoir que ces personnes ont cru que Zythom était le pseudonyme d’un des membres du LERTI, ce qui m’aurait valu cette gentille procédure. N’ayant pas eu le droit d’avoir accès au dossier, ni au nom de mon accusateur, je ne le saurai jamais.
Je ne sais pas si l’avenir de l’expertise prendra la voie décrite dans ce billet, mais je pense que l’artisanat de l’expertise, tel que je le pratique, est voué à disparaitre.
Pour un cout minime d’adaptation côté législatif, mais au prix d’une révolution du côté des experts.
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Crédit image: Les bédéastes imageurs.