Avant de me prendre une volée de bois vert, je tiens à préciser que je suis moi-même expert en province et que le texte qui suit est extrait de l’ouvrage « Les erreurs judiciaires et leurs causes » de Maurice Lailler et Henri Vonoven (1897), sur lequel je fonde cette rubrique consacrée aux erreurs judiciaires du passé. Le texte n’est bien évidemment plus d’actualité.
La caravane du Progrès a son arrière-garde et ses traînards: médecins de petite ville, pharmaciens de chef-lieu de canton dont la science médico-légale retarde de dix ou vingt années. Le gros de la troupe n’offre guère plus de garantie. Sans doute, au chef-lieu du département, on reçoit les journaux médicaux, on lit les comptes rendus de l’Académie de médecine, on sait peut-être aussi bien qu’ailleurs soigner et guérir; mais la pratique de l’expertise manque. Un grand crime survient, la foule est déchaînée, le juge de paix ou le juge d’instruction nomme un expert chimiste ou un expert médecin. Voilà le nom de l’élu dans tous les journaux de France! Quelle gloire!… Mais s’il n’allait rien trouver dans les viscères de ce cadavre? Que dirait toute la ville convaincue de l’empoisonnement? S’il concluait à la mort par accident? Que de railleries! Et puis, plus de procès; adieu la déposition sensationnelle à la Cour d’assises, dans le grand silence de la salle bondée, les dames tendant l’oreille, les journalistes prenant des notes, adieu… (peut-être, qui sait?) le ruban rouge dont la demande serait appuyée par ces Messieurs du Tribunal ou de la Cour.
Certes, rien n’empêchera l’expert de conclure suivant sa conscience et sa science; malheureusement c’est dans le vertige de la gloire entrevue qu’il procèdera aux opérations dont on l’aura chargé.
Prévenue de suppression d’enfant, Adèle Bernard fut examinée par un médecin qui constata les traces d’un accouchement récent dont il plaçait la date au 8 octobre.
La jeune femme fut condamnée à six mois de prison le 6 novembre 1868 par le tribunal de Vie (Meurthe).
Le 24 décembre, elle mettait au monde un enfant à terme. Elle était enceinte de six mois au moment où l’expert avait conclu à son récent accouchement.
Appel fut interjeté par le procureur général (la défense n’a que dix jours pour en appeler à d’autres juges; l’accusation a deux mois). La Cour de Nancy, le 10 janvier 1869, acquitta Adèle Bernard.
Si la malheureuse eût été vierge, elle fût à jamais restée convaincue d’avoir supprimé son enfant.