Affaire Goujon (1809)

Dans les siècles passés, l’expertise était semble-t-il une profession, et les experts, et bien, dépendaient financièrement de celui qui les nommait, c’est-à-dire par exemple le juge d’instruction. Du coup, l’indépendance des experts pouvait parfois laisser à désirer.

Je tire cette information d’un passage de l’ouvrage « Les erreurs judiciaires et leurs causes » de Maurice Lailler et Henri Vonoven (1897) sur lequel est basé cette série de billets:

On ne ménage aux experts ni les railleries ni les critiques. Ils mériteraient un peu d’indulgence. Entre l’enclume de l’accusation et le marteau de la défense, leur position n’est guère enviable! On leur reproche d’avoir, pour l’inculpé, les yeux du ministère public. Comment en serait-il autrement?

La profession d’expert est une profession; le seul amour de leur art n’anime pas ceux qui l’exercent. Or, quoique les frais et honoraires d’expertise paraissent lourds au justiciable, les vacations sont en réalité des plus médiocres. Pour vivre, l’expert a besoin de succomber sous le poids des expertises.

Et de qui ce nombre dépend-il? Quel est le dispensateur des affaires à examiner? C’est le juge d’instruction; c’est lui qui , sur la liste dressée par le président du tribunal, nomme les experts et choisit ceux « sur lesquels il peut compter ». Un expert sur lequel on peut compter, c’est, dans les affaires commerciales et financières, par exemple, un auxiliaire, un collaborateur qui prend l’affaire dès son début et la rapporte toute faite: quelques interrogatoires de forme, et le juge peut rendre l’ordonnance; le procureur n’aura qu’à résumer son rapport.

Nous n’en prétendons faire grief à personne, mais l’expert auquel est confié le plus de travaux est celui dont les avis sont le plus fréquemment d’accord avec la prévention(1). Aux yeux du magistrat, justifier l’inculpation est, de la part de son auxiliaire, une preuve de capacité.

Les experts sont d’ailleurs compétents pour la plupart et tous sont loyaux en leur partialité. Mais ils sont forcés d’expertiser à charge, sous peine de ne plus expertiser du tout.

Il semble aux magistrats qu’un expert favorable à la défense ne peut être sincère et le ministère public, à l’audience, n’a pas hésité parfois à déclarer suspectes des conclusions sur lesquelles il ne pouvait s’appuyer.

Tristes époques où le système judiciaire était biaisé…

Ceci m’amène à vous narrer une histoire montrant le côté (trop) humain des experts, et qui n’est pas sans rappeler l’abandon actuel dans lequel sont parfois laissé les personnes qui amène leur témoignage à la justice.

Devant les jurés de la Gironde comparaissaient le 16 novembre 1809 trois assassins présumés d’un nommé Léonard Goujon, dont on avait découvert le cadavre dans un lac voisin de Blaye.

Une pièce essentielle avait été soumise à la sagacité de trois experts en écritures. C’était une sorte de testament de mort laissé par la victime et qui contenait cette phrase:

« Je pars pour m’aller noyer »

On comprend, sans autre détail sur les faits, l’importance d’un tel document. S’il émanait vraiment de Léonard Goujon, l’accusation s’effondrait dans le doute. Le suicide devenait vraisemblable et, par suite, l’acquittement nécessaire.

Si, au contraire, l’écrit était l’œuvre de faussaires, c’était là, contre les accusés, une présomption bien grave.

Au cours de l’instruction, les trois experts avaient conclu à la fausseté du testament. L’un ne pouvait affirmer que la pièce fût falsifiée, mais « les date et signature étaient positivement d’une autre main que celle de Goujon« . Les deux autres experts, après un long examen « par tous les motifs que leur art pouvait indiquer » déclarèrent contrefaites les vingt-et-une lignes du document qui leur était soumis.

Mais à l’audience, deux sur les trois jurèrent qu’ils s’étaient trompés du tout au tout dans leur rapport! Vous allez comprendre très vite pourquoi, avec le réquisitoire du procureur général:

Tant que les experts ignorèrent quels étaient les accusés, dit-il, et quelle peine ils avaient encourue, seuls avec leur conscience ils dirent ce qu’ils voyaient.

Connus maintenant par les accusés et par leurs amis, instruits des conséquences terribles que peut avoir leur déclaration, deux d’entre eux les rétractent, et s’accusent d’ignorance ou d’irréflexion.

Je sais combien leur art est conjectural. Il y a pourtant des caractères auxquels cet art distingue la différence de la main, et la justice, en matière de faux, n’a guère d’autre guide… C’est après un examen approfondi que l’un avait déclaré fausses les vingt-et-une lignes en entier, et les autres les date et signature.

Alors, ils ne connaissaient ni les accusés, ni leurs protecteurs, ni les graves conséquences des déclarations qu’ils allaient faire.

Aujourd’hui, sur un simple aperçu, sans réflexion, pour ainsi dire sans examen, dans le trouble qu’inspirent une assemblée très nombreuse, la présence des magistrats et plus encore celle des prévenus, ils rétractent ces déclarations et l’on voudrait que nous leur accordassions une confiance entière!

Il n’était pas simple d’être expert judiciaire en ces temps anciens!

(1) NDZ: Prévention / Terme technique qui désigne ce qu’on pourrait appeler les « chefs d’accusation ». (Merci à Paxatagore) / Droit qu’un juge a de connaître d’une affaire parce qu’il a été saisi le premier / Opinion formée sans examen, état d’un esprit disposé d’avance.

2 réflexions sur « Affaire Goujon (1809) »

  1. En fait, la prévention est un terme technique qui désigne ce qu’on pourrait appeler les « chefs d’accusation ».

  2. Je comprends mieux maintenant la phrase! J’avais pourtant cherché dans tous mes dictionnaires… Je corrige mon billet.

    Merci.

Les commentaires sont fermés.