Dirdir, expert traductrice interprète

Je reçois aujourd’hui sur mon blog, une invitée d’une partie du monde de l’expertise judiciaire que je ne connais pas beaucoup, mais que les avocats rencontrent régulièrement, et souvent dans des circonstances dramatiques: l’expert traducteur interprète.

Extrait de la revue « Experts »:

« L’expert traducteur-interprète est un expert judiciaire. Comme tel, il doit avoir un certain niveau de formation juridique, bien qu’il ne soit pas essentiellement un juriste. Le droit régit la vie des peuples, et le traducteur est celui qui connaît cette vie des peuples, où le droit s’incarne. Le traducteur n’est pas expert dans une branche déterminée, même si certains se sont spécialisés en droit, en médecine ou en mécanique. Le traducteur est un généraliste dans les matières qu’il traduit et un spécialiste en langue. Sa formation permanente comme auxiliaire de justice est double : dans sa spécialité, la langue, et là, elle échappe au contrôle des magistrats, et dans le domaine juridique, et là, elle requiert les orientations de ces derniers. »

Dirdir, puisque ce sera son pseudonyme sur ce blog[1], est un expert judiciaire[2] tout juste inscrit sur la liste probatoire de deux ans. Elle nous fait part de ses premières impressions.


Par Dirdir:

Je comprends immédiatement que nous sommes les parents pauvres de l’expertise judiciaire. Dès le jour de la prestation de serment, je vois bien, comment ne pas en être frappée, que nous ne sommes pas comme les autres. Il est aisé de nous distinguer: nous sommes des femmes, nous sommes jeunes, nous appartenons visiblement à la classe moyenne, et nous sommes souvent des étrangères. Les autres? Hommes blancs, 50 ans, costumes bien coupés. Des hommes d’affaires, des hommes de pouvoir. Je me sens minable, mal habillée, pourtant je suis belle, je suis élégante, mais tout me renvoie au fait que je n’appartiens pas au même monde.

Une fois rentrée chez moi, je me documente. Statistiques: les traducteurs interprètes sont les plus mal payés de tous les experts. Résumé d’un article de sociologie: des experts marginaux à l’activité invisible et dévalorisée. Chroniques de la revue Expert: les conditions de travail sont difficiles, on n’est jamais informé du contenu des affaires sur lesquelles on doit travailler.

Lors des formations, nous suivons un cycle commun à tous les experts en période probatoire, les interventions ne nous concernent quasiment pas. C’est intéressant, on y apprend maintes choses, mais cela ne nous concerne pas. Les anecdotes ne nous concernent pas. Le principe du contradictoire ne nous concerne pas. La rédaction d’un rapport d’expertise ne nous concerne pas. La manière dont on doit s’exprimer si on est appelé à la barre aux assises ne nous concerne pas. Nous, ce qu’on aimerait savoir, ce sont plutôt des choses comme: si un terme juridique n’a pas d’équivalent parfait, comment on le traduit, est-ce qu’on a le droit de mettre une note de bas de page? De quelle manière peut-on se préparer efficacement aux séances d’interprétation? Ainsi que: comment remplir un mémoire de frais, à qui l’envoyer, quels sont les délais de paiement. Pourtant, et c’est tout le paradoxe, nous représentons un pourcentage non négligeable des experts probatoires. Je le sais, je connais les chiffres.

Je commande mes cachets. C’est un grand plaisir, mes cachets, mes beaux cachets, ne le dites à personne, mais je passe ma journée à tamponner des feuilles de brouillon, juste pour voir l’effet que cela me fait, expert traductrice interprète, avec mon nom et mon prénom, mon adresse, ma cour d’appel. La nuit du nouvel an, c’est encore plus idiot, au moment de lever ma coupe de champagne pour trinquer, je m’écrie, ça y est, je suis officiellement expert judiciaire. Car je suis si fière, si fière d’avoir été nommée expert, c’est un vieux rêve que de travailler pour la justice, j’ai toujours adoré le droit, le monde judiciaire, c’est tellement important la justice, qu’y a-t-il de plus important que la justice?

Entrer dans une société secrète. Je suis sûre que tout le monde le pense, il y a cette jouissance, oui cette jouissance à faire désormais partie d’un cercle particulier. Quelque chose d’exclusif, où on ne pénètre pas comme cela. Je balaie de mon esprit le fait que les critères de sélection sont opaques, que si ça se trouve, je n’ai pas du tout été choisie pour mes diplômes, mes compétences, mes expériences, je balaie tout cela et je me raconte en toute mauvaise foi une belle histoire, si je suis expert ce n’est pas par hasard, c’est que je le mérite, la sélection est rude et j’ai été élue, regardez comme je brille de mille feux. Et je le reconnais, je le confesse, la carte de visite, la signature à la fin des courriels, la mention sur le CV, je me suis précipitée sur tous ces gadgets, j’ai marqué expert judiciaire partout où je le pouvais.

Je croyais bêtement qu’on était un peu égaux, entre experts. Que j’étais autant expert judiciaire que les autres. Mais non. Nous sommes une catégorie à part, c’est l’évidence même, ne serait-ce parce que, précisément, nous ne produisons pas à proprement parler des expertises. Certes, nous aidons les magistrats, nous les éclairons en leur permettant de comprendre une langue qu’ils ne maîtrisent pas. Cependant nous ne donnons pas notre avis. Nous ne disons pas, très chère Cour je crois bien que cette maison s’est effondrée à cause des galeries creusées par les lapins nains qui se sont échappés de l’animalerie du coin de la rue. Nous n’écrivons pas, il me semble qu’au regard de l’état actuel des connaissances scientifiques, le mis en examen est un brin schizophrène étant donné qu’il se prend pour le général de Gaulle. En vérité, il est difficile de trouver une activité qui soit plus éloignée de l’action de donner son avis que l’interprétation ou la traduction. Ce qu’on nous demande, c’est d’être fidèles. Tout le texte, rien que le texte. Surtout pour les prestations assermentées. Rien à voir avec un avis d’expert.

Au demeurant, même notre titre n’est pas clair. Quand je dis aux gens, je suis devenue expert judiciaire, ils me regardent avec des yeux ronds. Si je dis expert traductrice interprète, ils comprennent au moins que ça doit avoir un vague lien avec les langues étrangères, mais pour autant, il ne leur viendrait pas à l’idée de me solliciter pour une traduction certifiée conforme à l’original. Non, ce qui parle aux gens, c’est traducteur assermenté, interprète assermenté. Là, oui, tout le monde voit parfaitement. Celui qu’il faut appeler pour la traduction d’un acte de naissance, et qui va faire payer très cher son coup de tampon. Celui qu’il faut solliciter pour l’interprétation à la mairie, quand on épouse un étranger ou une étrangère.

Il y a des pays où les traducteurs interprètes au service de la justice ne font pas partie du corps des experts. Je me demande parfois si ce ne serait pas mieux.

Je veux dire: plus juste.

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[1] Elle m’assure qu’il s’agit d’une coïncidence, mais je n’ai pas pu m’empêcher de penser au Dirdir de Jack Vance. Saint Asimov est avec nous.

[2] C’est Dirdir qui m’a fait remarquer que « expert judiciaire » n’existe qu’au masculin, et qu’il ne faut pas dire « experte judiciaire ». Je trouve cela dommage, mais je m’incline devant sa recommandation. Je milite pourtant pour la féminisation de tous les mots, même quand cela peut paraître ridicule d’un premier abord. Bon, je sors du sujet là.

URSSAF, CANCRAS et CARBALAS

Je viens d’être rendu destinataire d’un courrier assez amusant puisque je sais de source sûre que les juridictions sont en proie aux affres de l’installation de nouveaux logiciels dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne présentent pas les garanties de bon fonctionnement attendues…

Les différents textes relatifs au régime social de l’expertise de justice, décidant l’affiliation des experts judiciaires au régime général de la Sécurité sociale (régime identique à celui des salariés, par opposition au régime des Travailleurs Non Salariés), publiés depuis 1998 pour la loi et 2000 pour son décret d’application, n’ont jusqu’ici jamais été appliqués, en raison de difficultés de gestion qui sont restées insurmontables pour les juridictions.

Ces textes, s’ils avaient été appliqués, auraient eu pour effet de traiter l’expert, selon le cas, comme un salarié des parties (expertises civiles) ou de la juridiction qui le commet (expertises pénales). Ces situations sont absurdes en droit français, où il est constant que l’expert remplit sa mission en toute indépendance et hors de tout rapport hiérarchique.

Pour autant, la Chancellerie, dans le fil de la démarche de rattachement de l’expert au régime général de la Sécurité sociale, vient d’établir un logiciel de gestion (nommé Chorus) pour le paiement des frais de justice (dont les expertises pénales), et elle en a demandé la mise en place dans les cours d’appel à partir du 1er janvier 2011 : il en résulte que les mémoires d’honoraires et frais d’expertise seront traités sous la forme de bulletins de paye (avec les retenues de cotisations sociales réglementaires).

Comme je préfère rire que pleurer, dans le pays du roi Ubu, je n’ose même pas imaginer les délais de paiement des expertises que cela va générer. Actuellement, certains tribunaux règlent les frais (avancés) des expertises et les honoraires avec plus d’une année de retard. Je sais (toujours de source sûre) que certains tribunaux vont utiliser leur budget 2011 pour finir de payer leurs frais de 2010, et donc que le budget initialement prévu pour couvrir leurs frais de 2011 permettra de tenir, disons jusqu’au mois d’août…

Je passerai rapidement sur le fait qu’une loi de 1998, disposant d’un décret d’application paru en 2000 ne soit toujours pas appliquée. Surtout que son application entraine une situation de dépendance de l’expert aux parties qui va donner lieu à de belles prises de têtes.

J’attends de voir mes premières feuilles de paie…

En attendant, sachant que la majorité des experts judiciaires exercent leur activité principale en libéral, je me demande ce qui va se passer pour moi qui suis un salarié.

Pour les lecteurs experts judiciaires qui exercent leur activité principale en libéral, je recopie ici la suite du courrier, qui ressemble pour moi à un exercice de chinois:

Aussi pour la grande majorité d’entre nous dont l’activité principale est libérale, convient-il de profiter de la possibilité offerte par l’article 3 du décret du 17 janvier 2000, et de demander, à chaque remise d’un mémoire d’honoraires, le rattachement des honoraires d’expertise au compte de leur activité principale au régime RSI. La procédure de rattachement est décrite dans la circulaire n° 2008-065 de l’ACOSS.

La demande doit être jointe au mémoire présenté au Service centralisateur des frais de justice dont dépend la juridiction qui a désigné l’expert.

Elle nécessite, comme vous pourrez le lire, la production soit de la « fiche reflet » de la carte Vitale (appelée aussi attestation Vitale), soit d’une attestation émanant de votre caisse d’assurance maladie.

La fiche reflet est le courrier qui accompagnait votre carte lors de son envoi à votre domicile.

Il va falloir que j’en parle à mon avocate favorite, moi…

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Titre du billet tiré de la chanson Rap-Tout (Vampire) des Inconnus.

Cave ne ante ullas catapultas ambules

Je suis en train de terminer une expertise informatique particulièrement éprouvante qui m’a pris presque tout mon temps libre depuis quatre semaines.

Être expert judiciaire, c’est en général une activité parallèle à une activité principale, les magistrats voyant dans cette activité principale la garantie d’un certain niveau de compétence et d’une mise à niveau permanente.

Dans mon cas, je suis salarié dans une école d’ingénieurs. Cela occupe mon temps de 9h à 19h, coupé par une pause d’une demi heure pour avaler une saladette devant mon ordinateur.

Depuis quatre semaines, donc, de 21h à 23h, et les quatre dimanches concernés, j’ai consacré toutes mes forces à analyser le contenu de plusieurs scellés qui m’ont été confiés pour en retirer 60 Go de films et photographies pornographiques et pédopornographiques.

Lors du devis initial adressé au Procureur de la République, j’avais indiqué qu’il me faudrait sans doute 30 heures de travail, ce qui dans mon cas représente une « grosse » expertise. A 90 euros de l’heure (tarif spécial service public), le devis me paraît toujours élevé. Mais, quand on sait que l’on sera (peut-être) payé deux ans plus tard

Mais si vous comptez bien, j’ai déjà passé plus de 60 heures dans la gadoue… et je n’ai pas encore terminé. Que se passe-t-il donc? Je suis tombé sur un PC infecté par de nombreux virus, vers et autres chevaux de Troie…

Et bien quoi, me direz-vous, ne suffit-il pas de passer un bon coup d’antivirus pour nettoyer tout cela? Certes, mais alors, quid de la volonté de l’utilisateur de télécharger tous les fichiers trouvés sur l’ordinateur?

Si vous lisez le serment prêté par l’expert judiciaire, et que j’ai modestement placé en sous-titre de ce blog, j’ai juré de donner mon avis en mon honneur et en ma conscience. Un avis, cela se donne quand on le demande: c’est le but des missions confiées par le magistrat. L’honneur, concept relativement complexe, a à voir avec l’éthique personnelle et le sentiment du devoir. Et enfin, j’ai déjà parlé ici de la conscience et de ses difficultés.

Ma vision personnelle des missions est qu’il faut savoir y lire « l’esprit de la mission ». Personne ne m’a demandé dans cette expertise de savoir si oui ou non l’ordinateur qui m’a été confié appartient sans le savoir à un réseau de stockage distribué. Une sorte d’Amazone S3 version bad boys. Mais imaginez un peu la scène si c’était vrai, si un ordinateur contaminé, non content d’être dans un botnet pour spammer le monde entier, était utilisé pour stocker des données forcément compromettantes, comme par exemples des images pédopornographiques.

Dois-je, en ma conscience, dire au magistrat: « mais je n’ai pas regardé car vous ne me l’avez pas demandé »? Non. Mais dans ce cas, le travail est gigantesque: il faut analyser le code de chaque virus, de chaque ver, de chaque cheval de Troie pour savoir ce qu’il cherche à faire en s’étant implanté sur cet ordinateur… Et cela prend du temps, beaucoup de temps…

Alors, pour rester dans une fourchette de temps raisonnable (j’ai également une date limite pour réaliser une expertise judiciaire), je procède de la façon suivante: j’utilise plusieurs antivirus, je note toutes les détections faites lors des analyses (nom du programme malveillant, nom du fichier infecté), et je me renseigne sur les sites des éditeurs d’antivirus sur l’activité de chaque programme malveillant détecté. Et comme chaque éditeur utilise une terminologie différente, cela prend encore plus de temps.

Je compile tout cela pour le magistrat, afin de donner mon avis à cette question qu’il ne m’a pas posée: l’utilisateur est-il responsable de l’arrivée sur cette machine des fichiers illégaux que j’y ai trouvés.

Et parfois, ce n’est pas facile d’y répondre.

Un conseil: installez un bon antivirus.

L’expert judiciaire ou le collaborateur biodégradé

Monsieur Z. est un expert judiciaire qui a de la bouteille: 20 années de pratique de l’expertise judiciaire et le double d’expérience professionnelle. Il ne gagne pas beaucoup d’argent, mais dans son domaine, c’est un technicien reconnu.

Il travaille consciencieusement chaque dossier et s’applique à rendre des rapports clairs et complets.

Ce matin, il a rendez-vous pour une dernière réunion dans une affaire qui en a compté de nombreuses, tant le dossier était complexe. Il sait qu’après cette réunion, il remettra aux parties un pré-rapport pour leur permettre de lui faire part de leurs réflexions (les dires des parties) auxquelles il répondra dans son rapport définitif.

Mais nous n’en sommes pas là, et Monsieur Z. se rend à la réunion qu’il a organisée avec les parties et leurs avocats. Il espère que tout le monde sera présent, parce qu’il en a passé du temps à faire converger tous les agendas vers une date qui puisse satisfaire tout le monde. Il est serein, malgré le stress qui monte un peu.

La réunion se déroule en présence de tout le monde, Monsieur Z. écoute les différents points de vue, pose des questions sur ce dossier qu’il connait maintenant très bien, et commence à préparer les parties en donnant oralement l’avis qu’il compte mettre dans son pré-rapport. C’est alors que la situation dérape: l’une des personnes présente perd ses nerfs et agresse l’expert en le jetant à terre! Les avocats s’interposent, mais trop tard et Monsieur Z. est sonné.

Le soir même, Monsieur Z. dépose une plainte contre son agresseur. Dès le lendemain, il contacte le magistrat qui l’a désigné dans cette affaire pour prendre conseil auprès de lui. Il lui explique que les investigations sont presque terminées, qu’il est prêt à remettre un pré-rapport aux parties et que c’est quand son agresseur a compris que le vent était contraire qu’il s’est jeté sur lui. Le magistrat lui demande de finir son expertise. Un mois plus tard, il remet son pré-rapport aux parties, ainsi qu’une copie pour information au magistrat.

Une semaine après le dépôt du pré-rapport, l’agresseur dépose une demande en récusation de l’expert à la « suite d’un incident révélant une inimitié notoire au sens de l’article 341 CPC« . Lorsqu’un expert est récusé, il est relevé de ses missions et un autre expert est désigné pour le remplacer. Si le rapport est déjà déposé, celui-ci est nul et le travail est considéré comme non fait.

Cette demande est rejetée quelques mois plus tard. L’expert n’est pas récusé. Appel de cette décision est aussitôt fait.

Pendant ce temps là, la plainte de Monsieur Z. arrive en haut de la pile du tribunal correctionnel. L’agresseur est jugé et est condamné.

Quatre mois s’écoulent encore pendant lesquels l’expert continue ses investigations, répond aux dires des parties et rédige son rapport final qu’il dépose au tribunal. Il joint à son rapport sa note de frais pour les dépenses avancées dans ce dossier (location d’une salle de réunion, déplacements, etc) et sa note d’honoraires pour le temps passé et le prix de son expérience.

Un an après, la Cour d’Appel juge la demande de récusation de l’expert et confirme l’ordonnance rejetant la demande de récusation. L’expert n’est pas récusé. Un pourvoi est formé pour contester cette décision.

Monsieur Z. n’est toujours pas payé de ses diligences.

Deux ans plus tard, la Cour de cassation, sur le fondement de l’impartialité objective (l’expert est en procès avec l’une des parties du fait du dépôt de sa plainte), casse la décision de la Cour d’appel et renvoie devant une autre Cour. Cette dernière statue sur la demande de récusation un an plus tard et décide que l’inimitié notoire est caractérisée.

Monsieur Z. est récusé.

Monsieur Z. ne sera pas payé de ses diligences.

Monsieur Z. est condamné à payer à son agresseur l’ensemble des coûts de toutes les procédures (les « entiers dépens »).

Monsieur Z. est ruiné.

Il décède peu de temps après.

Il transmet à ses héritiers une dette substantielle.

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J’ai déjà écrit en 2007 un billet sur cette affaire, « Les risques du métier« , mais je voulais la réécrire d’une autre manière qui me semble plus vivante (on peut dire aussi plus « romancée »). Lisez les deux billets pour comparer. Qu’en pensez-vous?

J’ai reparlé de cette affaire avec d’éminents juristes (dont certaine très proche) qui m’ont tout de suite fait remarquer qu’il était dangereux de déposer une plainte contre l’une des parties d’un dossier que l’on traite. Monsieur Z. n’aurait donc pas dû déposer plainte et poursuivre son expertise, tout en écrivant aux parties que le geste de son agresseur était dû à un fort stress (et qu’en grand seigneur il pouvait comprendre et pardonner). Ou s’il déposait plainte, il devait stopper son travail et déposer « en l’état » son rapport (et sa note de frais et honoraires).

Je fais respectueusement remarquer à mes juristes favoris que Monsieur Z., expert dans son domaine, mais conscient de ne pas être juriste, s’était retourné vers « son » magistrat pour prendre conseil. Qui d’autre pouvait lui dire qu’il risquait d’être abusé de la sorte?

Pour ma part, je reprends la conclusion de mon billet initial, citation de mon confrère Gérard ROUSSEAU, Docteur en droit, expert honoraire près la Cour de cassation:

Si l’agression devient l’une des possibilités d’obtenir une récusation, la formation à l’expertise judiciaire devra pour le moins inclure une épreuve de lutte gréco-romaine, qui pourrait utilement être enseignée à l’Ecole Nationale de la Magistrature, les magistrats étant eux-mêmes récusables.

Chers confrères ou futurs confrères, préférez les conseils de votre avocat (ou abonnez vous à la revue Experts).

Ad nauseam

Bon alors, là, c’est une série de photos d’un mariage. Avec toutes les scènes habituelles que l’on peut trouver classiquement. Voilà les invités, les amis, certainement la belle famille… Quelques photos d’enfants qui jouent dans le cortège, dans la salle des fêtes, dans le noir de la fête.

C’est quoi déjà l’intitulé exact de la mission: « rechercher toutes les images de nature pédopornographique ». Bon, rien pour l’instant, des enfants qui jouent, ça n’est pas « pédopornographique ». Même si quand on a l’intitulé de la mission en tête, toute image d’enfant devient suspecte. RAS.

Tiens, un fichier ZIP qui contient des images pornographiques. Un coup de baguette magique pour supprimer le mot de passe. 200 images. Bien. Des jeunes, des vieux, des jeunes filles en socquettes et tresses. Tout cela m’a l’air d’avoir l’âge requis malgré les épilations de rigueurs.

C’est quoi déjà l’intitulé exact de la mission: « rechercher toutes les images de nature pédopornographique ». Bon, rien pour l’instant, du porno bien classique. C’est plus trash que « Bonjour Madame », mais rien de « pédopornographique ».

Ah, c’est quoi ça? Elle me paraît très jeune cette petite. Ah oui, moins de 15 ans, peut-être bien moins de 10. Elle est en maillot de bain, mais prend des poses très suggestives. Les décors changent, mais c’est toujours elle, et toujours dans des poses très très suggestives. Ah, une autre petite fille! Et une autre encore. Plus de 1000 photos de petites filles dans des décors plus ou moins artistiques. Je suis très mal à l’aise devant mon écran d’ordinateur devant ce pseudo travail artistique de catalogue de mode bizarre.

C’est quoi déjà l’intitulé exact de la mission: « rechercher toutes les images de nature pédopornographique ». Bon, rien de réellement « pédopornographique », mais quand même un peu. Je préfère laisser la décision aux enquêteurs. Les photos seront annexées au rapport d’expertise judiciaire.

Je continue l’étude du contenu de ce disque dur qui m’a été remis sous scellé. Je vérifie pour la nième fois que la porte de mon bureau est bien fermée à clef. Et mes trois enfants savent qu’il ne faut pas me déranger. Un dossier complet contenant des milliers d’images d’hommes. De la pornographie homosexuelle. Des images crues, des scènes torrides d’une sexualité que je ne partage pas.

C’est quoi déjà l’intitulé exact de la mission: « rechercher toutes les images de nature pédopornographique ». Bon, on ne me demande pas d’informations sur les goûts sexuels de l’utilisateur du disque dur. Toutes les images LGBT sont à classer dans la catégorie normale. RAS donc.

Tiens, je retrouve l’un des messieurs présents sur les photos du mariage. Il se prend en photo dans sa salle de bain. Dans toutes les positions et sous toutes les coutures. Enfin les coutures… Ce doit être l’utilisateur du disque dur. C’est un peu bizarre de garder ce type de photos sur son ordinateur. A son âge.

C’est quoi déjà l’intitulé exact de la mission: « rechercher toutes les images de nature pédopornographique ». On ne me demande pas mon avis personnel sur l’attitude « normale » à avoir dans l’intimité de sa salle de bain. RAS.

Un dossier contenant des bandes dessinées pour adulte. Des centaines de BD. Des milliers de pages à regarder. Tiens, il y a des mangas. Euh, des mangas adultes avec des représentations d’enfants en situation pornographique.

C’est quoi déjà l’intitulé exact de la mission: « rechercher toutes les images de nature pédopornographique ». La loi punit la représentation d’un mineur présentant un caractère pornographique (source bulletin officiel du ministère de la justice n° 86, 1er avril – 30 juin 2002). Les images sont annexées au rapport d’expertise.

L’analyse continue ainsi, ad nauseam.

Je suis informaticien.

Je suis expert judiciaire inscrit dans cette spécialité.

Le magistrat qui me désigne le sait et me fixe une mission précise, technique.

On ne me demande pas mes opinions en matière de sexe.

On ne me demande pas de faire de la psychologie de comptoir en décidant ce qui est normal ou pas.

Quand j’ai un doute, ou que je me sens mal à l’aise, je ne dois pas me contenter de dire: je mets en annexe, les autres feront le tri. Il faut décider ce qui relève de la mission. Il faut décider ce qui relève de la dénonciation de crime.

Le reste, c’est la vie privée.

Et parfois, c’est dur de faire les choix, quand on sait qu’on peut briser une vie.

Mais briser la vie de qui? Celle de l’utilisateur du disque dur? Celle de sa prochaine victime s’il y en a une? La mienne?

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Image tirée du site officiel de la série télévisée Cold Case.

L’expert et l’avocat dans le procès pénal

Les rapports entre l’expert judiciaire et les avocats sont parfois complexes. Mais j’ai la chance d’avoir épousé une avocate, ce qui me permet d’avoir un décodage particulièrement efficace des us et coutumes de cette partie des gens de robe.

Pour illustrer le sujet, je laisse à votre appréciation plusieurs passages extraits de l’excellent mémoire de Philippe THOMAS « L’expert et l’avocat dans le procès pénal ».

L’avocat doit défendre les intérêts des personnes qu’il représente, dans l’expertise son rôle appuie ou combat les conclusions d’une expertise, son objectif n’est pas de rechercher une quelconque vérité mais d’obtenir l’adhésion même momentanée du juge dans son argumentation qui sera reprise dans la motivation d’une décision.

Il s’agit ici d’une stratégie de la règle du contradictoire où un rapport de force s’engage contre «l’adversaire», car le magistrat jouit d’une liberté d’action dans la présentation du rapport d’expertise qu’il peut évaluer, rejeter ou entériner avant d’en faire ou non la source de sa décision.

Le recours à l’expert est un recours à «la personne qualifiée», à «l’homme de l’art», c’est le technicien, le comptable, l’artiste, le médecin etc. qui accepte de mettre son savoir au service de la Justice.

[…]

Le principe du contradictoire et de la contre-expertise sont par conséquent indispensables tout particulièrement dans les sciences humaines et les sciences appliquées plus favorables à l’interprétation subjective.

L’avocat ne doit donc pas sous-estimer la force d’un rapport d’expertise défavorable pour son client et doit agir en conséquence, notamment en cas de non-respect de la procédure, où quand la qualité du rapport d’expert est de mauvaise qualité, plein d’erreurs où entaché d’un vice de forme.

[…]

Les limites du débat contradictoire dépendent de la bonne ou de la mauvaise interprétation d’une expertise, la multiplication des techniques scientifiques peuvent nous conduire à envisager un nouveau métier de personnes capables de comprendre et traduire le même langage que l’expert judiciaire en jouant un rôle d’interface entre les parties en présence.

C’est devant cette évolution que selon toute vraisemblance, les avocats spécialisés supplanteront les avocats généralistes.

Mais dans sa culture, l’avocat français admet difficilement son incompétence dans un domaine en particulier, cela concerne plus les avocats généralistes et ce mode de pensée est appuyé par les centres de formation des avocats qui demandent une connaissance générale du droit processuel, cette position explique que la défense d’une partie peut être mal représentée si elle se situe en dehors du débat technique à l’instruction et à l’audience.

Le risque du hors-jeu est donc permanent quand des difficultés de compréhension apparaissent, ce qui engage la responsabilité professionnelle de l’avocat. Il est utile de rappeler à ce propos que l’avocat qui a prêté serment de probité a moins d’excuses pour le transgresser qu’un simple justiciable.

L’avocat qui cause un préjudice à son client peut être envisagé sous différentes hypothèses, il n’a pas été diligent, il a été négligent, inconséquent, absent ou franchement malhonnête et une procédure qui aurait pu être gagnée se retrouve perdue.

[…]

Il est dommage que le conseil national des barreaux (CNB) ne prenne pas véritablement en considération l’importante évolution de la situation.

Le CNB estimait en 2008 que «La complexité croissante du droit, de la procédure et des contentieux, impose une technicité accrue des avocats. En outre, la réponse aux besoins de notre clientèle, qui réclame toujours plus de compétences, rend nécessaire l’accession du plus grand nombre à une ou plusieurs spécialités.»

Mais dans la réalité l’avocat reste seul pour se remettre en question et redéfinir son rôle dans la représentation d’une partie. Nous prendrons par exemple, l’avocat spécialiste en finances, dans la réglementation bancaire avec à l’appui de sa formation juridique une seconde formation d’économiste.

Peut-il apprécier avec justesse les conclusions d’une analyse chimique ou de la configuration architecturale d’un logiciel ou bien de la différence qui existe entre l’ADN nucléaire et l’ADN mitochondrial?

C’est pourquoi l’avocat s’attachera à comprendre les tenants et aboutissants d’une expertise et veiller à une description intelligible du rapport qui éclaire les zones favorables aux intérêts du client.

[…]

Si le rapport contient des inexactitudes et/ou des conclusions préjudiciables pour le mis en cause ou la partie civile, l’avocat doit soumettre à l’expert des questions pertinentes et utiles aux intérêts de la partie qu’il représente.

[…]

L’avocat doit bien connaître le rapport d’expertise avant de reprendre les points qui posent un problème à son client, il peut s’agir de contradictions entre le rapport et les conclusions, d’un procédé expertal décrié, d’erreur de calcul, ou d’interprétations qui sont personnelles.

Il s’agit aussi de préparer la plaidoirie finale et d’essayer de redimensionner un rapport en adaptant un vocabulaire plus accessible dans un sens plus favorable à la partie que l’avocat représente.

[…]

Il s’agit pour l’avocat de déterminer la crédibilité d’une expertise qui apparaît comme un élément de preuve, ainsi lorsque cette dernière acquière une valeur préjudiciable à son client, l’avocat doit viser la légitimité de l’expertise et exposer les risques de la dénaturation.

[…]

Si les dépositions des témoins à l’audience sont en contradiction avec les conclusions de l’expert, le Président demande alors aux experts, au ministère public, à la défense et s’il y a lieu à la partie civile, de présenter leurs observations.

Les tribunaux ou les Cours peuvent alors décider, soit de passer outre le témoignage qui viendrait contredire une expertise, soit de décider le renvoi du jugement à une date ultérieure ainsi toute mesure complémentaire d’expertise pourra être demandée.

Lorsque l’accusation repose sur l’expertise, l’affaire est renvoyée pour un complément d’expertise, cependant le budget du ministère de la Justice et l’encombrement des tribunaux ne favorisent pas ce genre de décision.

Sans renvoi, l’avocat doit se débrouiller avec ce qu’il a, c’est à dire un rapport d’expertise contredit par les témoignages, l’habilité du plaideur doit seconder habilement la parfaite connaissance du rapport d’expertise.

[…]

La souveraineté des Juges ne garantit pas l’équité dans un procès, c’est donc à l’avocat de veiller au principe du contradictoire, c’est ainsi qu’il soumettra ses conclusions qui oblige le juge à une réponse tant sur la forme que sur le fond.

Le mémoire est consultable dans son intégralité ici « Philippe THOMAS « L’expert et l’avocat dans le procès pénal ».

En ma conscience

Il existe une difficulté de l’activité d’expert judiciaire (en informatique) dont je n’ai pas encore parlée: donner un avis indépendamment de toute opinion personnelle.

Ce dont je vais parler est une évidence pour l’ensemble des magistrats, et pour les avocats, mais pour moi, cela a été une découverte, un travail de fond qu’il m’a fallu mener et encore une lutte de tous les instants.

Le magistrat qui désigne un expert judiciaire dans un dossier lui donne un ensemble de missions. Et l’expert judiciaire a juré « d’apporter son concours à la Justice, d’accomplir sa mission, de faire son rapport, et de donner son avis en son honneur et en sa conscience. »

Qu’est-ce que donner son avis en sa conscience?

Mon dictionnaire Petit Robert édition mars 1991 me donne la définition suivante pour le mot « avis » (et qui s’applique au contexte): Ce que l’on pense, ce que l’on exprime sur un sujet.

En matière informatique, cela peut paraître simple: l’informatique est perçue par un grand nombre de personne comme une science et/ou une technologie et un bon expert sera celui qui répondra à une question simple blanc ou noir, oui ou non, alors qu’un mauvais expert dira « gris » ou c’est un peu compliqué, peut-être. Exemple de question « simple »: l’ordinateur était-il allumé à 1h27 du matin? Monsieur l’expert répondez! Oui ou non? Tout bon technicien sait qu’en la matière la réponse peut être complexe (horloge de bios déréglée intentionnellement ou non, heures d’été/hivers prises ou non en compte, etc).

Or, si j’élimine l’informatique théorique qui est une science, l’informatique est un outil et l’informaticien son grand clerc. Et on attend de l’expert judiciaire en informatique qu’il s’applique avec méthode à répondre aux missions qui lui sont confiées. Et quand j’écris méthode, je sous-entends bien évidemment « LA méthode scientifique ». Il suffit de lire le long article que wikipédia rédige sur la question pour comprendre qu’il n’y a pas de manière unique pour procéder à une analyse. Chaque expert aura donc « sa » méthode.

En sa conscience?

Le mot a eu plusieurs sens au cours de l’histoire et il est à prendre ici au sens « conscience morale ».

Wikipédia nous éclaire sur ce point:

[Pour le philosophe] Alain, la conscience est «le savoir revenant sur lui-même et prenant pour centre la personne humaine elle-même, qui se met en demeure de décider et de se juger. Ce mouvement intérieur est dans toute pensée; car celui qui ne se dit pas finalement: «que dois-je penser?» ne peut pas être dit penseur. La conscience est toujours implicitement morale; et l’immoralité consiste toujours à ne point vouloir penser qu’on pense, et à ajourner le jugement intérieur. On nomme bien inconscients ceux qui ne se posent aucune question d’eux-mêmes à eux-mêmes» (Définitions, dans Les Arts et les Dieux).

Pour Alain, il n’y a donc pas de morale sans délibération, ni de délibération sans conscience. Souvent la morale condamne, mais lorsqu’elle approuve, c’est encore au terme d’un examen de conscience, d’un retour sur soi de la conscience, de sorte que «toute la morale consiste à se savoir esprit», c’est-à-dire «obligé absolument»: c’est la conscience et elle seule qui nous dit notre devoir.

La question demeure cependant de savoir quelle origine attribuer à la conscience morale. Car si pour Rousseau «les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments »(ibid.), il n’en sera plus ainsi pour Kant, qui considérera au contraire la conscience morale comme l’expression de la raison pratique − et encore moins pour Bergson, qui verra en elle le produit d’un conditionnement social, ou pour Freud, qui la situera comme l’héritière directe du surmoi (Le Malaise dans la culture, VIII), instance pourtant en majeure partie inconsciente.

En d’autres termes, nous pouvons dire que la conscience morale désigne le jugement moral de nos actions (définition donnée par les professeurs de lycée généraux en classe de terminale)

Mon niveau philosophique personnel essaiera de retenir pour le mot « conscience » cette dernière définition…

Il se trouve que ma conscience morale a été particulièrement réveillée par mon activité de conseiller municipal (dont je parle finalement assez peu sur ce blog). Je participe au développement d’une commune de 5000 habitants, avec des décisions à prendre dans tous les domaines: construction d’une aire d’accueil des gens du voyage, aménagement des lotissements, construction de logements avec mixité sociale, PLU, site web de la commune, animations culturelles, etc. Cela m’a sorti de chez moi et obligé à l’action.

Cette activité dans la science des affaires de la Cité m’a transformé, m’a fait murir et nécessairement cherche à interférer avec mon activité d’expert judiciaire.

Un exemple? Je suis un opposant fondamental aux lois Hadopi et Loppsi dans toutes leurs versions. Je l’indique de manière ironique sur ce blog ici, ici et . Comment vais-je gérer les futures missions qui me seront fatalement confiées si l’usine à gaz la machine Hapodi est lancée?

Un autre exemple? Un immonde patron veut licencier un gentil salarié et demande une expertise judiciaire. Comment mettre à part mes opinions et mon ressenti personnels des personnes que j’interroge? Mes questions sont-elles biaisées? Est-ce que j’explore tous les chemins possibles en toute objectivité?

Ma conscience morale doit-elle intervenir? Suis-je un « expert rouge » comme on parle parfois des « juges rouges »?

Ma réponse est non. Il me faut développer une conscience morale qui transcende ma morale politique et qui lui soit supérieure. Nous sommes en temps de paix et je ne dois pas désobéir à la loi. Je dois apporter mon concours à la Justice et cela, sans état d’âme, en mon honneur et ma conscience. Plus j’avance en âge et plus j’apprends à me connaître. Et j’ai l’impression que cela renforce mon indépendance.

J’aime bien cette phrase de Bruno Frappat, certes parlant du journal Le Monde sous les feux de l’actualité, mais qui pourrait tout aussi bien s’appliquer aux experts judiciaires: « L’indépendance n’est pas un statut, c’est un état d’esprit. Celui qui consiste à repérer ses… dépendances. Chacun de nous est dépendant de sa formation, de l’époque dans laquelle il vit, de ses préjugés, de ses passions, de ses humeurs, du climat qui l’environne, du maelström médiatique, des modes, des réseaux, des connivences de toutes tailles. »

Elle aurait pu me servir de conclusion, mais je lui préfère ce dernier vers du poème de Victor Hugo « La conscience« :

L’oeil était dans la tombe et regardait Caïn.

Personne ne peut fuir sa conscience.

J’espère simplement éviter de finir comme mon confrère le professeur Tardieu, grand médecin légiste du 19eme siècle, qui fit pourtant une carrière exemplaire. Prudent jusqu’à l’extrême scrupule, il ne s’était pourtant jamais prononcé qu’à coup –qu’il croyait– sûr.

L’expert judiciaire ou le collaborateur biodégradable

Comme indiqué dans ce billet, je souhaite aborder quelques aspects de l’activité d’expert judiciaire qui me semblent discutables, et cela avant d’être aigri par une radiation éventuelle.

La procédure d’inscription sur les listes d’experts judiciaires est longue et répond à un processus obscur. Vous ne savez pas bien qui analyse votre demande, qui juge de vos compétences et finalement vous ne savez même pas pourquoi votre candidature est acceptée ou refusée. A mon avis, beaucoup de personnes qui ont des compétences techniques qui pourraient aider la justice ne se font pas connaitre, et d’autre part, la considération du système envers « ses » experts est bien médiocre en ce qu’elle ne leur assure pas beaucoup de protections.

Il se trouve que je viens de recevoir le numéro 90 de la revue à laquelle tout expert devrait être abonné: « Revue Experts – Revue de l’expertise » et je me régale de l’article rédigé par mon confrère Gérard Rousseau. Je vous en livre ici quelques extraits savoureux.

Titre: l’expert judiciaire ou le collaborateur biodégradable.

[…] L’expert n’appartient à aucun corps judiciaire. Chargé de donner un avis (et seulement un) sur une question technique, il est, parce que sa technique est étrangère au droit, un étranger. Il appartient à une autre race: nous sommes à la limite de l’apartheid. On n’hésitera donc pas à lui retirer ses papiers voire à l’expulser – le radier avec sanctions à l’appui.

[…] L’expert est en première ligne lorsque l’issue du procès est fondée sur des constatations techniques. Certes, il ne donne qu’un avis, que le juge n’est pas tenu de suivre, mais on peut raisonnablement penser que cet avis aura une importance certaine. Il fera donc l’objet de toutes les attentions de la part des conseils. Si ceux-ci perçoivent une orientation dans une direction qui ne leur convient pas, il fera l’objet de menaces plus ou moins larvées, voire de moyens procéduraux: demande de remplacement, de récusation, de soupçons quant à son impartialité.

[…] La liste [des experts] n’est autre qu’un annuaire… Mais cet instrument d’information est un pur produit du « régime de l’absurdie »: tout y est conçu avec grand soin à l’envers de la logique la plus élémentaire, dans l’inscription autant que dans l’appréciation de la compétence. […] La procédure d’inscription sur une liste, « bureaucratique et routinière » (Laurence Dumoulin, sociologue), imaginée par le législateur est imbécile ou diabolique:

– imbécile car la politique d’inscription est telle que le nombre de techniciens inscrits diminue dans des proportions insoupçonnées, ce qui amènera, devant l’évolution de la complexité technique, les juridictions à faire appel à des non inscrits;

– diabolique car ceux qui ont obtenu leur inscription à l’issue d’un parcours du combattant sont enfermés dans une nasse dont ils n’ont pas conscience.

[…] Il faudra comprendre comment les compétences [de l’expert] sont définies et appréciées par des incompétents.

[…]La procédure [d’inscription] instituée, comme toute bonne réforme à la française, n’apporte rien de plus au niveau de la compétence. Qui peut croire que deux ans d’inscription [probatoire] permettront à celui qui postule pour les cinq ans de prouver son expérience dans sa spécialité? Il est parfaitement possible qu’il n’ait pas été désigné comme expert. L’aurait-il été, quand bien même? Pour déposer un rapport le délai de deux ans dans lequel s’inclut le temps de l’appréciation (par qui et qui en rend compte à qui?) est totalement inepte.

Les incompétents notoires pour apprécier la compétence des techniciens se sont maintenus et ont même renforcé leur présence par un rideau de fumée procédurale qui ne fait aucune illusion.

[…] On ne s’étonnera pas que l’expert – donc la qualité de la justice et le respect du justiciable – en soient lourdement affectés. L’expert abusé, comment le justiciable ne le serait-il pas?

Merci M. Rousseau, je n’aurais pas mieux écrit.

Rubrique « Critiques » donc.

Chain of custody

Un commentateur de ce blog (sam280), sous le billet « Un peu de technique« , m’a posé une question sur la « chain of custody »:

sam280 a dit…
Outre la copie sous windows, je m’étonne de ne trouver aucune mention de la fameuse « chain of custody ».
Par exemple, à Enclave Forensics ils utilisent md5 (pas terrible, mais bon) afin de prouver que la copie est identique à l’original (quand c’est possible): https://www.youtube.com/user/DHAtEnclaveForensics#p/u/2/6SEnVNUAe0s
Pourriez-vous nous éclairer sur l’équivalent dans le droit français de la « chain of custody » et la façon dont vous la maintenez ?

Avant de faire part de mon sentiment sur ce problème, je voudrais planter le décor en définissant la « chain of custody »:

Extrait de Wikipedia au 27/02/2010 (Informatique légale):

Rapport de garde
Terme adapté de l’anglais « chain of custody », l’expression « rapport de garde » représente un rapport ou procès-verbal établi lors de la saisie ou de la réception d’une information numérique et de son support, comportant toute information sur le détenteur antérieur (propriétaire, usager, gardien), les lieux et conditions d’acquisition (saisie, transmission), la nature du support d’information (description physique avec photographie, numéro de série), la description éventuelle de l’information numérique (méta-données, structure des données, empreinte numérique), la situation d’accès aux données (accessibles ou non), la présence de sceau (avec identification), le libellé de l’étiquette d’accompagnement, les dates d’ouverture et de fermeture du support, la mention des modifications éventuelles (suppression de mot de passe) et l’état de restitution du support (scellé, accessibilité aux données, étiquette) avec photographie.

Personnellement, je préfère l’expression « chaîne de responsabilité » (traduction plus littérale de chain of custody) plutôt que « rapport de garde ». C’est donc cette expression que je vais utiliser par la suite.

Intérêt de la chaîne de responsabilité? S’assurer que la pièce à conviction présentée au procès est bien celle qui a été saisie sur le lieu du crime. Que c’est bien celle-ci qui a été analysée lors de l’enquête, et qu’elle n’a pas été altérée, ou si oui, dans quelles conditions et pour quelles raisons.

Comment cette chaîne de responsabilité est-elle organisée en France? Et bien, c’est très simple, de mon point de vue, elle n’est pas organisée… Ah si, le scellé m’est livré avec une étiquette marron sur laquelle est indiquée diverses mentions, mais rien n’est prévue pour l’expert judiciaire (les étiquettes indiquent une année à compléter commençant par « 19.. » et ont du être fabriquées en grande quantité dans les années 1950). Le scellé est plus ou moins bien constitué (son ouverture est souvent possible sans briser le sceau de cire). Je ne connais pas les nom et qualité de la personne qui me l’apporte. Il n’y a pas de vérification sérieuse de l’identité de la personne qui le réceptionne (et en général il s’agit de mon épouse dont le cabinet est sur place). Enfin, à ma connaissance, aucune obligation n’est expliquée à l’expert judiciaire, à part « la reconstitution du scellé ». En tout cas, les différentes formations proposées aux (futurs) experts ne semblent pas mentionner pas cet aspect.

Chaque expert met donc en place sa propre procédure, suite à son expérience, son domaine d’expertise, ses lectures et ses échanges de bonnes pratiques. « A la française » donc.

Je voudrais citer un commentaire trouvé sous l’article Ces as de l’informatique au secours des juges et que je reproduis ici car il me semble intéressant:

Je ne suis pas expert judiciaire mais expert scientifique qui en connait un rayon en termes de bonnes pratiques. Sachez que dans notre domaine, le pharmaceutique, tout ce qui n’a pas été réalisé selon une procédure documentée et validée n’existe pas. Une validation d’un logiciel chez nous prend de 6 mois à un an. Un « expert » dont la formation n’est pas documentée et qui à ouvert un DD sans procédure validée et qui a copier tout ça sur son ordi sans validation de sa procédure… n’a en fait rien fait de valable juridiquement parlant. Tout avocat peut facilement contester le travail de cet « expert » si la documentation aussi bien du travail que des procédures est défaillante, même si lui a la réputation d’être un crac. Et chaque fois qu’il change de matos, il peut recommencer sa validation. Mettre en place ces procédures est, en fait, bien plus complexe que d’ouvrir le DD. C’est ça la réalité judiciaire. Les expertises de coin de table et rien c’est du pareil au même.

Nous n’en sommes qu’au début des contestations. Le juge de l’article n’est même pas encore au courant. Bientôt, ces expertises ce sera en fait beaucoup de temps perdu pour rien. Du balai, toutes ces « expertises » de soi-disant experts. Et avec « les bonnes pratiques d’expertise informatique » qu’il va falloir mettre en place, les prix vont monter, monter et du coup les expertise vont se faire rares, très rares.

Je pense que, malheureusement, ce commentateur a parfaitement raison et qu’il manque en France la mise en place d’une chaîne de responsabilité stricte en matière d’investigation.

Pour autant, il en faut pas attendre que quelqu’un pense à mettre en place un système global et la plupart des experts judiciaires ont mis en œuvre de bonnes pratiques en la matière. A défaut d’avoir une chaîne complète, il faut donc essayer d’être un bon maillon, et voici en résumé ma chaîne à un maillon:

Le scellé arrive à la maison: mettez en place un cahier de réception avec date, nom et qualité du livreur et signature.

Ouverture du scellé: utilisez un cahier de prises de notes (papier ou numérique). Notez l’état général du scellé, les rayures, les éléments endommagés, la quantité de poussière visible, les traces de moisi (si, si!), etc. Prenez quelques photos (avec les appareils numériques, ne pas hésiter à mitrailler). Si l’ouverture du scellé nécessite une procédure particulière, notez sur ce cahier les sites internets utilisés ou la documentation technique ad hoc. Ce cahier est la clef de voute de votre mémoire. Pensez aux chercheurs du siècle précédent qui notaient tout pendant leurs expériences. Si votre expertise se déroule sur plusieurs jours, notez bien la date à chaque fois.

Extraction du disque dur: C’est toujours un moment émouvant lorsqu’il s’agit de sortir le (ou les) disque dur. En effet, c’est seulement à ce moment là que vous allez comprendre que le devis adressé au magistrat, et dans lequel vous indiquez 10h de travail, risque d’être un peu sous évalué avec les trois disques de 1000 Go que vous êtes en train d’extraire. N’oubliez pas de prendre des photos, de noter les positions des disques (surtout en cas de RAID logiciel) et des cavaliers pour pouvoir tout remonter correctement. Et ne croyez pas que ce soit la phase la plus facile de l’expertise

Mise sous tension de l’unité centrale sans disque dur: Cette étape est nécessaire pour vous permettre d’entrer dans le BIOS afin de noter tous les éléments concernant l’horloge de la machine. Souvent, le système d’exploitation s’appuie sur le temps fourni par le BIOS. En tout cas, si la pile du BIOS est épuisée, ce sont des informations perdues, et il faut l’écrire dans son rapport d’expertise.

Prise d’image: Tout ce processus est décrit dans ce (récent) billet. Je le complète ici en parlant du calcul du hash du disque dur. Non, il ne s’agit pas d’un dérivé du chènevis utilisé par nos pécheurs, mais du résultat d’une fonction de hachage. Personnellement, j’utilise MD5 avant ET après la prise d’image. Normalement, le résultat doit être le même, ce qui prouve que vous n’avez en rien modifié les données écrites sur le disque dur (attention, les données S.M.A.R.T. ont été modifiées). Si les hashs calculés avant et après la prise d’image sont différents, alors cela signifie, soit que vous êtes nul, soit que des secteurs défectueux sont apparus sur le disque pendant la prise d’image, soit que vous travaillez avec un disque dur SSD. En effet, dans ce dernier cas, les fabricants ont chacun mis en place une technique dite « d’étalement de l’usure » (en anglais « wear levelling ») qui a pour objectif d’éviter de toujours utiliser pour le stockage les mêmes cellules mémoires, car ces dernières perdent (après quelques millions de cycles de lecture et écriture) leurs capacités nominales de mémorisation. Pour plus d’informations, lire l’excellent article dans la revue Experts de mes confrères Jean-Louis Courteaud et Jean-François Tyrode.

Remontage du scellé: Paradoxalement, ce n’est pas forcément l’étape la plus simple. Si l’expertise a duré plusieurs jours, voire plusieurs semaines (cas du salarié qui n’effectue ses expertises que le week-end ;), le cahier de notes et les photos prennent toute leur importance. Il faut être précis, surtout que vous ne pourrez pas brancher l’ordinateur pour voir s’il démarre correctement.

Reconstitution du scellé: J’ai déjà écrit plusieurs billets sur ce thème. En résumé: cachet de cire (billet de 2007 toujours valable) si vous voulez impressionner, ou sac poubelle transparent fermé avec un solide adhésif d’emballage.

Restitution du scellé: Notez bien les heure et date de reprise, ainsi que les nom et fonction (avec signature) sur votre cahier de suivi.

A défaut d’être une bonne chaîne de responsabilité, cela m’a permis d’être un maillon suffisamment fort, surtout lorsque j’ai reçu un coup de fil d’un magistrat qui avait perdu la trace d’un scellé.

Et là, avec ma chain of custody, je crie « Kudos« !

Un peu de technique

Bon, ce n’est pas parce que je croule sous les expertises que je ne peux pas écrire un petit billet en exploitant la puissance non utilisée du processeur de mon ordinateur d’investigation pendant une prise d’image de disque dur.

Justement, j’avais envie de partager une nouvelle manière d’effectuer une prise d’image « à travers » le réseau avec mes camarades experts judiciaires qui me font l’honneur de me lire sans pester devant leurs écrans.

Il ne s’agit pas de révolutionner la technologie, mais simplement d’écrire un petit billet aide-mémoire et pourquoi pas de rendre service aux OPJ informatiquophile.

Ingrédients.

Il vous faut:

– un ordinateur « A » dans lequel vous placerez le disque dur extrait du scellé

– un réseau représenté par un switch si possible d’1Gb/s

– un ordinateur que j’appellerai « Catherine » en l’honneur de Pierre Desproges qui nous a quitté trop tôt. Cet ordinateur vous servira pour l’analyse et doit être muni d’un espace disque disponible confortable.

– un cédérom avec la distribution DEFT Linux Computer Forensics live cd la bien nommée

– et enfin, un carnet papier pour vos notes et un stylo qui marche.

Hypothèse de travail: l’ordinateur « Catherine » est équipé du système d’exploitation Windows 7, que l’on appelle également Windows Vista Final Edition, ou Windows NT 6.1.

Mode opératoire.

Après avoir branché vos câbles réseaux, après avoir désactivé le boot sur disque dur de l’ordinateur « A », après avoir testé le boot sur cédérom DEFT de l’ordinateur « A », vous pouvez commencer vos opérations:

– notez la marque, le modèle et le numéro de série du disque dur extrait du scellé

– branchez le dans l’ordinateur « A » (ordinateur éteint)

– bootez l’ordinateur « A » sur le cédérom DEFT

– à l’invite sur « A », configurez le réseau,

par exemple avec la commande

A# ifconfig -a eth0 192.168.0.10

– vérifiez la communication avec l’ordinateur « Catherine »,

par exemple avec la commande

A# ping 192.168.0.20

– sur l’ordinateur « Catherine », créez un répertoire de partage « darkstream » destiné à recevoir le fichier « image.dd », par exemple, en faisant « clic droit » sur le dossier « darkstream », puis « partager avec » et choisissez un compte protégé par mot de passe, par exemple le compte « zythom ». Lui donner l’autorisation lecture/écriture.

– de retour sur l’ordinateur « A », vous allez créer un répertoire d’attachement:

A# mkdir /mnt/darkstream

– puis vous allez saisir la commande magique:

A# mount -t cifs //192.168.0.20/darkstream -a username=zythom /mnt/darkstream

et répondre à la demande du mot de passe du compte zythom.

– finalement, vous pouvez commencer la copie numérique à travers le réseau en utilisant la commande suivante:

A# dd_rescue /dev/sda /mnt/darkstream/image.dd

commande qui a le mérite d’accepter la présence de blocs défectueux sur le disque dur à numériser.

Vous pouvez alors aller vous coucher en croisant les doigts pour que le disque dur extrait du scellé ne choisisse pas ce moment pour rendre l’âme et vous obliger à lire en détail l’assurance en responsabilité civile que vous avez judicieusement pensé à prendre pour couvrir vos opérations d’expertise. Il n’est pas drôle d’expliquer au magistrat qui vous a désigné que vous avez manqué de chance dans son dossier Darkstream où il vous demandait de retrouver des « listings » Excel. Personnellement, je dispose un grand ventilateur de bureau dirigé vers le disque dur pour assurer son refroidissement (mais je croise les doigts quand même).

En fois la prise d’image numérique terminée, vous pouvez éteindre l’ordinateur « A » et en retirer le disque dur que vous replacerez dans le scellé d’origine.

Il vous reste alors à supprimer le partage du répertoire darkstream sur l’ordinateur « Catherine » (le partage hein, pas le répertoire) et à imposer l’attribut « lecture seule » sur le fichier « image.dd »

Et maintenant, commence l’analyse de ce fichier, avec des outils tels que « liveview » pour un démarrage du disque dans une machine virtuelle, ou « Sleuth kit et Autopsy« , ou le très onéreux EnCase® Forensic mais ça, c’est une autre histoire…