Ad nauseam

Bon alors, là, c’est une série de photos d’un mariage. Avec toutes les scènes habituelles que l’on peut trouver classiquement. Voilà les invités, les amis, certainement la belle famille… Quelques photos d’enfants qui jouent dans le cortège, dans la salle des fêtes, dans le noir de la fête.

C’est quoi déjà l’intitulé exact de la mission: “rechercher toutes les images de nature pédopornographique”. Bon, rien pour l’instant, des enfants qui jouent, ça n’est pas “pédopornographique”. Même si quand on a l’intitulé de la mission en tête, toute image d’enfant devient suspecte. RAS.

Tiens, un fichier ZIP qui contient des images pornographiques. Un coup de baguette magique pour supprimer le mot de passe. 200 images. Bien. Des jeunes, des vieux, des jeunes filles en socquettes et tresses. Tout cela m’a l’air d’avoir l’âge requis malgré les épilations de rigueurs.

C’est quoi déjà l’intitulé exact de la mission: “rechercher toutes les images de nature pédopornographique”. Bon, rien pour l’instant, du porno bien classique. C’est plus trash que “Bonjour Madame”, mais rien de “pédopornographique”.

Ah, c’est quoi ça? Elle me paraît très jeune cette petite. Ah oui, moins de 15 ans, peut-être bien moins de 10. Elle est en maillot de bain, mais prend des poses très suggestives. Les décors changent, mais c’est toujours elle, et toujours dans des poses très très suggestives. Ah, une autre petite fille! Et une autre encore. Plus de 1000 photos de petites filles dans des décors plus ou moins artistiques. Je suis très mal à l’aise devant mon écran d’ordinateur devant ce pseudo travail artistique de catalogue de mode bizarre.

C’est quoi déjà l’intitulé exact de la mission: “rechercher toutes les images de nature pédopornographique”. Bon, rien de réellement “pédopornographique”, mais quand même un peu. Je préfère laisser la décision aux enquêteurs. Les photos seront annexées au rapport d’expertise judiciaire.

Je continue l’étude du contenu de ce disque dur qui m’a été remis sous scellé. Je vérifie pour la nième fois que la porte de mon bureau est bien fermée à clef. Et mes trois enfants savent qu’il ne faut pas me déranger. Un dossier complet contenant des milliers d’images d’hommes. De la pornographie homosexuelle. Des images crues, des scènes torrides d’une sexualité que je ne partage pas.

C’est quoi déjà l’intitulé exact de la mission: “rechercher toutes les images de nature pédopornographique”. Bon, on ne me demande pas d’informations sur les goûts sexuels de l’utilisateur du disque dur. Toutes les images LGBT sont à classer dans la catégorie normale. RAS donc.

Tiens, je retrouve l’un des messieurs présents sur les photos du mariage. Il se prend en photo dans sa salle de bain. Dans toutes les positions et sous toutes les coutures. Enfin les coutures… Ce doit être l’utilisateur du disque dur. C’est un peu bizarre de garder ce type de photos sur son ordinateur. A son âge.

C’est quoi déjà l’intitulé exact de la mission: “rechercher toutes les images de nature pédopornographique”. On ne me demande pas mon avis personnel sur l’attitude “normale” à avoir dans l’intimité de sa salle de bain. RAS.

Un dossier contenant des bandes dessinées pour adulte. Des centaines de BD. Des milliers de pages à regarder. Tiens, il y a des mangas. Euh, des mangas adultes avec des représentations d’enfants en situation pornographique.

C’est quoi déjà l’intitulé exact de la mission: “rechercher toutes les images de nature pédopornographique”. La loi punit la représentation d’un mineur présentant un caractère pornographique (source bulletin officiel du ministère de la justice n° 86, 1er avril – 30 juin 2002). Les images sont annexées au rapport d’expertise.

L’analyse continue ainsi, ad nauseam.

Je suis informaticien.

Je suis expert judiciaire inscrit dans cette spécialité.

Le magistrat qui me désigne le sait et me fixe une mission précise, technique.

On ne me demande pas mes opinions en matière de sexe.

On ne me demande pas de faire de la psychologie de comptoir en décidant ce qui est normal ou pas.

Quand j’ai un doute, ou que je me sens mal à l’aise, je ne dois pas me contenter de dire: je mets en annexe, les autres feront le tri. Il faut décider ce qui relève de la mission. Il faut décider ce qui relève de la dénonciation de crime.

Le reste, c’est la vie privée.

Et parfois, c’est dur de faire les choix, quand on sait qu’on peut briser une vie.

Mais briser la vie de qui? Celle de l’utilisateur du disque dur? Celle de sa prochaine victime s’il y en a une? La mienne?

————————————

Image tirée du site officiel de la série télévisée Cold Case.

16 réflexions sur « Ad nauseam »

  1. Merci, vraiment merci, de faire tout de même ce terrible mais indispensable travail, dont votre témoignage laisse imaginer combien il est parfois (souvent ?) difficile à accomplir.

    En espérant que les à-côtés qui peuplent votre blog vous permettent de décompresser suffisamment entre deux investigations.

  2. Nous avons la meme loi en Irlande et en fac j'avais demande des precisions au prof de droit info.
    Il a dit qu'un manga n'est pas la representation d'un mineur mais d'un personnage fictif.

    Si c'etait un dessin representant une vraie personne ce serait pedoporno, mais un manga non.

  3. [part1]
    Bonjour,

    la conclusion me laisse perplexe : votre commentaire indique la possibilité de détention d'image pedopornographique, mais rien n'indique qu'il ait déjà fait une "victime".
    Alors pourquoi parler de "prochaine victime" ?

    Vous indiquez que vous devez faire un choix et décider ce qui relève de la mission ou pas, et je trouve "bizarre" que ce ne soit pas mieux définis.

    A mon sens, il ne devrait pas y avoir de "choix" à faire lorsqu'on parle de la justice et d'expertise, parce que ca sous entends que quelqu'un de différent pourrais fera un autre choix qui serait tout aussi judicieux.

    D'autant plus que vous parlez de caractérisation d'un délit/crime. Si vous avez un "choix" à faire, alors le suspect a eu à le faire aussi et a pu arriver à des conclusions différentes, sans qu'il soit de mauvaise foie.

    Par exemple, sur un des questions que vous vous posiez : "une pose suggestive mais sans aucun acte sexuel est elle caractéristique d'une image pornographique" (le pedo devant être dépendant uniquement de l'age du "modèle"). La réponse doit être "oui" ou "non", et définis par la loi.

    Si c'est "je ne sait pas" ou "ca dépend de l'humeur du moment, de l'année et de l'expert et de son éducation" je suis désolé mais pour moi il y a un truc qui cloche quelque part.

  4. [part2]
    Sinon pour votre interrogation sur les "vies que vous pouvez briser", cela dépend de vos valeurs (ces même valeurs qui vous ont fait vouloir aider la justice).

    AMHA Un isomorphisme de votre question pourrait être décomposé en deux questions :
    "Mieux vaux t'il un innocent en prison ou un coupable en liberté ?"
    et
    "Quel est la caractéristique d'une preuve?"

    Cette dernière interrogation me fait rajouter que d'après moi le doute doit toujours profiter à l'accusé : « In dubio pro reo » (vive wikipedia ^^) (une preuve se doit d'être solide).

    Et ce même si les actes dont la personne est accusés nous sont impardonnables.
    Respecter ses valeurs permet au contraire d'avoir une ligne directrice claire et sans équivoque.
    AMHA Les valeurs d'une personne doivent lui servir de référence dans la tourmente. Lorsque c'est le calme plat, il y a rarement besoin d'une référence solide.

    Enfin, vous parlez de dénonciation de crime, mais le lien du JO et l'article de loi cité dedans semblent plutôt parler de délit, non ?

    Cordialement.

  5. @Anonyme:

    – Quand j'ai écris "prochaine victime", je pensais "éventuelle victime à suivre". C'est une maladresse d'écriture.

    – Vous partez du principe d'un expert judiciaire est omniscient. En pratique, je suis informaticien et en aucune façon juriste. Mes connaissances juridiques approchent le zéro absolue et je ne suis sauvé que par le fait d'être marié à une avocate. Donc "un crime" pour moi, c'était le fait de tuer quelqu'un. Je ne connaissais pas la définition juridique. De la même façon, je ne savais pas qu'enfoncer un bâton dans l'anus d'une personne était un viol (je savais que ce n'était pas bien). Pour revenir dans le sujet, je ne savais pas ce que c'était qu'une image pédopornographique. Il a fallu que je demande et que je me renseigne de manière complète avant de rendre mon 1er rapport dans ce type d'affaire. J'ai écris plusieurs billets sur le sujet, justement pour partager ce nouveau savoir avec mes lecteurs (dont certains sont experts judiciaires débutants). Je vous rappelle qu'il n'y avait pas de formation juridique il n'y a pas si longtemps pour les experts judiciaires et qu'ils étaient "lâchés" sans filet.

    – Ma réponse à vos 2 questions est claire et nette: mieux vaut un coupable dehors qu'un innocent en prison, et une preuve se doit d'être solide. N'oubliez pas néanmoins que l'expert judiciaire ne juge pas et que c'est le travail (difficile) du magistrat. Le magistrat sait que le mauvais expert qui a écrit dans son rapport "Mr Machin n'a pas placé d'images pédopornographiques sur son ordinateur" aurait du écrire "Je n'ai pas trouvé d'images pédopornographiques sur l'ordinateur appartenant à Mr Machin".

    – La différence entre crime et délit est dans le niveau des peines encourues (et le type de tribunal qui jugera). Dans mon billet, c'est la différence entre la détention d'une image pédopornographique (délit) et une photographie pédopornographique sur laquelle apparaît l'utilisateur de l'ordinateur (qui est alors un criminel).

  6. Bonjour,

    Je pense que j'ai du mal m'exprimer : mes questions avaient plus un but de réthorique qu'une attente de réponse de ma part.

    De plus ce n'était nullement mon but de faire un semblant de moral ou autre, et je m'en excuse si vous l'avez pris comme ça.

    Je crains ne pas avoir votre expérience, ni votre connaissance dans le domaine de l'expertise ou même judiciaire, pour pouvoir me permettre ce genre de facétie.

    Enfin je ne pars d'aucun principe, et je sais qu'un expert, ou un juge, ou … n'est, somme toute, qu'un homme.
    Cela ne m'empêche pas d'être étonné par certains faits dans notre société et de la facilité une chose grise peut être interprété au sein de la justice comme noire ou blanche suivant le contexte du moment.

    Car ne nous leurrons pas : si nous devons interpréter des faits pour les caractériser, car la définition de certains catégorie n'est pas assez précise, cette interprétation subira forcément l'influence du contexte général (et sociétal, et individuel).

    Je ne vous cache pas que cela m'inquiète.
    Par exemple, de façon égoïste, si un jour je devais avoir à faire avec la justice.

    Je pourrais aussi prendre l'exemple d'un blog d'un expert judiciaire (chose grise), que certains considéraient comme incompatible par définition (chose noire).
    Cette histoire c'est bien terminée. Mais ce n'est pas forcément le cas de toutes, et dans tous les cas, ce n'est jamais agréable à vivre.

    Cordialement

  7. C'est aussi le sentiment d'un 'esci' qui commence la journée à 06h00 par la perquisition et qui visionne toute la journée (et le lendemain) ces images atroces ; tout cela seul.
    Ensuite faut faire le vide tout de suite….

  8. @Anonyme: Surtout, surtout parlez en, trouver quelqu'un avec qui en parler, un collègue, un autre esci, ou alors écrivez, mais trouvez un moyen de retrouver votre équilibre. Moi, c'est ce blog qui m'a évité la déprime, le dégout des autres.

  9. Je trouve ça inquiétant que le fait d'avoir des mangas pédopornographiques soit interdit. Pour obtenir ces images, aucun enfant n'a souffert. Ca fait du mal à qui que certains s'excitent en les regardant ?

  10. En résumé, vous avez trouvé quantité de documents "moralement douteux" mais légaux, et des documents techniquement illégaux (mangas érotiques avec des mineurs) mais dont l'interdiction n'est justifiée par la protection d'aucune victime.

    Ça n'a pas l'air très utile et ça donne surtout l'impression que l'État fouille dans la vie privée des gens pour imposer une forme d'ordre moral.

  11. Un bille qui montre bien à quel point limiter le travail d'un expert à des considérations techniques est insuffisant.

    "Un code", en une seconde ça saute. Par contre, garder en tête ce qu'on cherche vraiment…

    @Anonyme (14 septembre 2010 09:45) : Comment savoir ce qu'on va trouver sans fouiller? Télépathie avec le disque dur? Il ne me semble pas qu'on commande des expertises judiciaires pour le plaisir de permettre à l'expert de voir ce genre de photos.

  12. Kemmei. le problème est l'existence de délits (comme la détention de mangas érotiques mettant en scène des mineurs) où il n'y a aucune victime même indirecte, des délits pour lesquels la condamnation conduit à l'opprobe social et l'inscription dans des fichiers de délinquants sexuels au milieu des criminels (violeurs).

  13. Dur métier.

    Zythom, ton métier d'expert, c'est à
    plein temps ? Fonctionnaire ? Va-
    cataire ?

    Il vaut mieux dix coupables en liberté qu'un innocent en prison, bien sûr.

    En France l'article 227-23 met à
    l'index "l'image ou la représentation
    d'un mineur". Sans préciser que l'in-
    terdiction doit aussi s'appliquer aux
    mineurs dessinés fictifs. Elle ne
    doit pas. Cela ne fait de mal à
    personne. Au contraire.
    Le Japon a une tradition de dessins pornos de mineurs fictifs, ces dessins étant largement accessibles. Des études en ont observé un effet diminuant les abus sexuels de vrais mineurs.

  14. Bonjour,

    Je découvre ce blog depuis quelques jours, et à la lecture de ce billet (en retard, je sais, désolé !) je m'interroge sur le rôle de l'expert judiciaire en informatique…

    Qu'on demande à un expert de fouiller dans un disque dur pour y trouver tous les fichiers de type image qu'il pourrait y trouver, je comprend très bien. J'imagine qu'un fichier peut être caché, protégé par un mot de passe, et qu'il faut une certaine compétence pour pouvoir assurer que "tout" a été contrôlé dans un ordinateur.

    Mais juger du caractère pédopornographique d'une image, je ne comprends pas en quoi cela relève de l'expertise informatique.

    Pourquoi la mission qui vous a été confiée, en tant que "technicien de l'informatique" n'a pas seulement été limitée à l'extraction et la mise à disposition aux enquêteurs de toutes les images du disque dur ? La police ou la gendarmerie est encore capable d'utiliser un ordinateur pour examiner des images sur un écran….

    Et comme l'a dit quelqu'un précédemment, "juger" du caractère pédopornographique d'une image n'est pas qu'un acte "technique" à mon sens : l'âge des sujets n'étant pas tatoué sur leur front…

    Bref, en lisant vos billets du plus récent au plus vieux, je commençais à saisir les contours de votre rôle d'expert, mais là, je ne m'explique pas la logique de la chose…

    Y'a t il un billet qui précise un peu plus les contours et les limites des missions qui vous sont confiées ?

    (Encore une fois, je découvre seulement le site, qui est par ailleurs très agréable à lire, et très enrichissant sur le fonctionnement de nos institutions.)

    Cordialement,

    Ariel Peyre

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