Dans une autre vie, j’ai travaillé comme modeleur dans une entreprise spécialisée dans la création d’images de synthèse. J’étais jeune, étudiant, et je faisais mon stage ingénieur. Le travail était passionnant et j’étais souvent le premier arrivé le matin et le dernier parti le soir.
Mon travail consistait a introduire la notion de liens entre les différentes parties constituant un objet articulé. A cette époque, lorsqu’un personnage 3D devait se déplacer, il fallait se préoccuper de la trajectoire de chacun de ses constituants (ce qui donnait parfois de jolies surprises, avec un bras qui se détachait du corps pendant la marche).
L’entreprise était une jeune pousse créée par des anciens chercheurs en image de synthèse qui avaient inventés de nombreux algorithmes de calculs et surtout, qui avaient conçu un (gros) calculateur spécialisé dans ce type de calculs.
Chaque image pouvait donc être calculée très rapidement sur ce matériel spécialisé.
Enfin, quand je dis rapidement, il fallait quand même 15 mn par image (mais à cette époque, c’était un exploit).
Chaque semaine s’écoulait à peu près de la même façon: tout le monde travaillait sur le scénario, les décors, les objets et leur modélisation. Chaque nuit étaient lancés des calculs préparatoires (sur des structures simplifiées sous forme de fils de fer). Chaque matin, nous découvrions les résultats, effectuions les corrections et améliorations. Puis arrivait le vendredi soir et le moment de lancement de tous les calculs pour le week-end: 60 heures de calculs non-stop pour calculer une séquence de 240 images, soit 10 secondes d’animation.
Une semaine de travail pour 10 secondes d’animation…
Autant dire que lorsque nous avons découvert, un lundi matin, que les calculs n’avaient pas eu lieu durant le week-end, nous n’étions pas fiers.
Surtout lorsque le même phénomène s’est reproduit la semaine suivante!
Réunion de crise dans l’entreprise, discussion autour des causes de pannes possibles. Tout y passe: bug logiciel, problème matériel (le calculateur était un prototype unique), défaut d’alimentation électrique, etc. Nous avions même envisagé le débranchement brutal du calculateur par la femme de ménage pour le branchement de son aspirateur…
Nous étions trois ingénieurs dans la salle, en me comptant, moi le jeune stagiaire, au milieu de créatifs, d’artistes et de chercheurs. Mais dix personnes, dix avis, dix solutions…
Les fichiers logs du calculateur indiquaient un arrêt brutal d’activité le vendredi soir, la première fois à 22h13, et la seconde à 21h36. Et personne n’arrivait à raccorder ces deux dates à un évènement particulier qui aurait pu nous mettre sur la piste. J’émets timidement une remarque: « heu, c’est curieux, c’est à peu près l’heure à laquelle je suis parti… »
Nous décidons donc tous à l’unanimité que je serais accompagné le vendredi suivant pour surveiller le bon lancement des calculs.
La semaine se passe comme d’habitude. L’activité dense de l’entreprise et le côté artistique de son activité faisait qu’il y avait toujours quelqu’un, 24h sur 24. Chacun vivait l’aventure de la jeune pousse intensément et avec passion.
Vendredi soir arrive, et me voilà, avec plusieurs personnes sur le dos, toutes aussi curieuses que moi, à surveiller la stabilité du calculateur et le bon lancement des calculs en batch. A 19h, démarrage OK. A 20h tout se déroulait correctement. A 21h aussi. A 22h, nous sommes trois à rester dans la ruche, d’habitude si active. Mais bon, c’est l’été, et le début d’un week-end qui s’annonce particulièrement ensoleillé.
Je relis sur mon cahier tous les évènements qui se sont déroulés depuis 18h. L’arrivée ou le départ d’untel, l’arrêt de tel ordinateur, la coupure des lumières de tel bureau. C’est ma première enquête et j’ai pris soin de noter tous les détails qui pourraient se révéler cruciaux.
Tout se passe correctement et la machine ronronne de façon normale. J’essaye d’imaginer tous les électrons passant par les transistors et par les fils wrappés sur les plaques de cuivre. Je me sens un peu comme Dave Bowman en train de surveiller une création technologique potentiellement malfaisante.
Surtout qu’à l’époque, mon magnifique MacPlus fourni par l’entreprise et surgonflé à 4Mo me susurrait à chaque erreur de clic: « I’m sorry Dave, I’m afraid I can’t do that… »
Bon, si tout va bien, il n’y a plus de raison de rester. Je note sur le cahier: départ 23h15. Nous sortons tous ensemble, puis je rentre dans ma cité U écouter la radio de mon voisin et les râles de sa copine…
Lundi matin, stupeur, le calculateur a arrêté ses calculs… à 23h16! Une minute après notre départ! La première personne arrivée lundi a été obligée de relancer tous les calculs qui auraient du être fait le week-end.
Re-réunion de crise, et tout le monde me demande de refaire les gestes effectués lors de mon départ. Je suis un peu vexé.
– j’écris l’heure de mon départ sur le cahier;
– je me lève pour prendre mon pull (un vieux pull tout pourri, symbole du scientifique à mes yeux à l’époque;)
– je me dirige vers l’entrée (tout le monde me suit);
– je regarde si tout va bien, j’ouvre la porte et je sors.
C’est tout?
Et moi, espiègle, j’éteins toutes les lumières de l’entreprise avec l’interrupteur principal situé près de l’entrée, et les plonge tous dans le noir.
A ce moment-là, le calculateur s’arrête et redémarre.
L’interrupteur qui permettait d’éteindre toutes les lumières d’un seul coup, générait une surtension sur le réseau électrique, surtension qui rebootait le calculateur. Cet interrupteur n’était jamais utilisé en période normale, soit parce qu’il y avait quelqu’un en permanence, soit parce que les lumières étaient déjà toutes éteintes.
Personne n’utilisait jamais cet interrupteur le vendredi soir.
Sauf moi, depuis trois semaines.