L’expert judiciaire ou le collaborateur biodégradé

Monsieur Z. est un expert judiciaire qui a de la bouteille: 20 années de pratique de l’expertise judiciaire et le double d’expérience professionnelle. Il ne gagne pas beaucoup d’argent, mais dans son domaine, c’est un technicien reconnu.

Il travaille consciencieusement chaque dossier et s’applique à rendre des rapports clairs et complets.

Ce matin, il a rendez-vous pour une dernière réunion dans une affaire qui en a compté de nombreuses, tant le dossier était complexe. Il sait qu’après cette réunion, il remettra aux parties un pré-rapport pour leur permettre de lui faire part de leurs réflexions (les dires des parties) auxquelles il répondra dans son rapport définitif.

Mais nous n’en sommes pas là, et Monsieur Z. se rend à la réunion qu’il a organisée avec les parties et leurs avocats. Il espère que tout le monde sera présent, parce qu’il en a passé du temps à faire converger tous les agendas vers une date qui puisse satisfaire tout le monde. Il est serein, malgré le stress qui monte un peu.

La réunion se déroule en présence de tout le monde, Monsieur Z. écoute les différents points de vue, pose des questions sur ce dossier qu’il connait maintenant très bien, et commence à préparer les parties en donnant oralement l’avis qu’il compte mettre dans son pré-rapport. C’est alors que la situation dérape: l’une des personnes présente perd ses nerfs et agresse l’expert en le jetant à terre! Les avocats s’interposent, mais trop tard et Monsieur Z. est sonné.

Le soir même, Monsieur Z. dépose une plainte contre son agresseur. Dès le lendemain, il contacte le magistrat qui l’a désigné dans cette affaire pour prendre conseil auprès de lui. Il lui explique que les investigations sont presque terminées, qu’il est prêt à remettre un pré-rapport aux parties et que c’est quand son agresseur a compris que le vent était contraire qu’il s’est jeté sur lui. Le magistrat lui demande de finir son expertise. Un mois plus tard, il remet son pré-rapport aux parties, ainsi qu’une copie pour information au magistrat.

Une semaine après le dépôt du pré-rapport, l’agresseur dépose une demande en récusation de l’expert à la « suite d’un incident révélant une inimitié notoire au sens de l’article 341 CPC« . Lorsqu’un expert est récusé, il est relevé de ses missions et un autre expert est désigné pour le remplacer. Si le rapport est déjà déposé, celui-ci est nul et le travail est considéré comme non fait.

Cette demande est rejetée quelques mois plus tard. L’expert n’est pas récusé. Appel de cette décision est aussitôt fait.

Pendant ce temps là, la plainte de Monsieur Z. arrive en haut de la pile du tribunal correctionnel. L’agresseur est jugé et est condamné.

Quatre mois s’écoulent encore pendant lesquels l’expert continue ses investigations, répond aux dires des parties et rédige son rapport final qu’il dépose au tribunal. Il joint à son rapport sa note de frais pour les dépenses avancées dans ce dossier (location d’une salle de réunion, déplacements, etc) et sa note d’honoraires pour le temps passé et le prix de son expérience.

Un an après, la Cour d’Appel juge la demande de récusation de l’expert et confirme l’ordonnance rejetant la demande de récusation. L’expert n’est pas récusé. Un pourvoi est formé pour contester cette décision.

Monsieur Z. n’est toujours pas payé de ses diligences.

Deux ans plus tard, la Cour de cassation, sur le fondement de l’impartialité objective (l’expert est en procès avec l’une des parties du fait du dépôt de sa plainte), casse la décision de la Cour d’appel et renvoie devant une autre Cour. Cette dernière statue sur la demande de récusation un an plus tard et décide que l’inimitié notoire est caractérisée.

Monsieur Z. est récusé.

Monsieur Z. ne sera pas payé de ses diligences.

Monsieur Z. est condamné à payer à son agresseur l’ensemble des coûts de toutes les procédures (les « entiers dépens »).

Monsieur Z. est ruiné.

Il décède peu de temps après.

Il transmet à ses héritiers une dette substantielle.

———————————

J’ai déjà écrit en 2007 un billet sur cette affaire, « Les risques du métier« , mais je voulais la réécrire d’une autre manière qui me semble plus vivante (on peut dire aussi plus « romancée »). Lisez les deux billets pour comparer. Qu’en pensez-vous?

J’ai reparlé de cette affaire avec d’éminents juristes (dont certaine très proche) qui m’ont tout de suite fait remarquer qu’il était dangereux de déposer une plainte contre l’une des parties d’un dossier que l’on traite. Monsieur Z. n’aurait donc pas dû déposer plainte et poursuivre son expertise, tout en écrivant aux parties que le geste de son agresseur était dû à un fort stress (et qu’en grand seigneur il pouvait comprendre et pardonner). Ou s’il déposait plainte, il devait stopper son travail et déposer « en l’état » son rapport (et sa note de frais et honoraires).

Je fais respectueusement remarquer à mes juristes favoris que Monsieur Z., expert dans son domaine, mais conscient de ne pas être juriste, s’était retourné vers « son » magistrat pour prendre conseil. Qui d’autre pouvait lui dire qu’il risquait d’être abusé de la sorte?

Pour ma part, je reprends la conclusion de mon billet initial, citation de mon confrère Gérard ROUSSEAU, Docteur en droit, expert honoraire près la Cour de cassation:

Si l’agression devient l’une des possibilités d’obtenir une récusation, la formation à l’expertise judiciaire devra pour le moins inclure une épreuve de lutte gréco-romaine, qui pourrait utilement être enseignée à l’Ecole Nationale de la Magistrature, les magistrats étant eux-mêmes récusables.

Chers confrères ou futurs confrères, préférez les conseils de votre avocat (ou abonnez vous à la revue Experts).

Ad nauseam

Bon alors, là, c’est une série de photos d’un mariage. Avec toutes les scènes habituelles que l’on peut trouver classiquement. Voilà les invités, les amis, certainement la belle famille… Quelques photos d’enfants qui jouent dans le cortège, dans la salle des fêtes, dans le noir de la fête.

C’est quoi déjà l’intitulé exact de la mission: « rechercher toutes les images de nature pédopornographique ». Bon, rien pour l’instant, des enfants qui jouent, ça n’est pas « pédopornographique ». Même si quand on a l’intitulé de la mission en tête, toute image d’enfant devient suspecte. RAS.

Tiens, un fichier ZIP qui contient des images pornographiques. Un coup de baguette magique pour supprimer le mot de passe. 200 images. Bien. Des jeunes, des vieux, des jeunes filles en socquettes et tresses. Tout cela m’a l’air d’avoir l’âge requis malgré les épilations de rigueurs.

C’est quoi déjà l’intitulé exact de la mission: « rechercher toutes les images de nature pédopornographique ». Bon, rien pour l’instant, du porno bien classique. C’est plus trash que « Bonjour Madame », mais rien de « pédopornographique ».

Ah, c’est quoi ça? Elle me paraît très jeune cette petite. Ah oui, moins de 15 ans, peut-être bien moins de 10. Elle est en maillot de bain, mais prend des poses très suggestives. Les décors changent, mais c’est toujours elle, et toujours dans des poses très très suggestives. Ah, une autre petite fille! Et une autre encore. Plus de 1000 photos de petites filles dans des décors plus ou moins artistiques. Je suis très mal à l’aise devant mon écran d’ordinateur devant ce pseudo travail artistique de catalogue de mode bizarre.

C’est quoi déjà l’intitulé exact de la mission: « rechercher toutes les images de nature pédopornographique ». Bon, rien de réellement « pédopornographique », mais quand même un peu. Je préfère laisser la décision aux enquêteurs. Les photos seront annexées au rapport d’expertise judiciaire.

Je continue l’étude du contenu de ce disque dur qui m’a été remis sous scellé. Je vérifie pour la nième fois que la porte de mon bureau est bien fermée à clef. Et mes trois enfants savent qu’il ne faut pas me déranger. Un dossier complet contenant des milliers d’images d’hommes. De la pornographie homosexuelle. Des images crues, des scènes torrides d’une sexualité que je ne partage pas.

C’est quoi déjà l’intitulé exact de la mission: « rechercher toutes les images de nature pédopornographique ». Bon, on ne me demande pas d’informations sur les goûts sexuels de l’utilisateur du disque dur. Toutes les images LGBT sont à classer dans la catégorie normale. RAS donc.

Tiens, je retrouve l’un des messieurs présents sur les photos du mariage. Il se prend en photo dans sa salle de bain. Dans toutes les positions et sous toutes les coutures. Enfin les coutures… Ce doit être l’utilisateur du disque dur. C’est un peu bizarre de garder ce type de photos sur son ordinateur. A son âge.

C’est quoi déjà l’intitulé exact de la mission: « rechercher toutes les images de nature pédopornographique ». On ne me demande pas mon avis personnel sur l’attitude « normale » à avoir dans l’intimité de sa salle de bain. RAS.

Un dossier contenant des bandes dessinées pour adulte. Des centaines de BD. Des milliers de pages à regarder. Tiens, il y a des mangas. Euh, des mangas adultes avec des représentations d’enfants en situation pornographique.

C’est quoi déjà l’intitulé exact de la mission: « rechercher toutes les images de nature pédopornographique ». La loi punit la représentation d’un mineur présentant un caractère pornographique (source bulletin officiel du ministère de la justice n° 86, 1er avril – 30 juin 2002). Les images sont annexées au rapport d’expertise.

L’analyse continue ainsi, ad nauseam.

Je suis informaticien.

Je suis expert judiciaire inscrit dans cette spécialité.

Le magistrat qui me désigne le sait et me fixe une mission précise, technique.

On ne me demande pas mes opinions en matière de sexe.

On ne me demande pas de faire de la psychologie de comptoir en décidant ce qui est normal ou pas.

Quand j’ai un doute, ou que je me sens mal à l’aise, je ne dois pas me contenter de dire: je mets en annexe, les autres feront le tri. Il faut décider ce qui relève de la mission. Il faut décider ce qui relève de la dénonciation de crime.

Le reste, c’est la vie privée.

Et parfois, c’est dur de faire les choix, quand on sait qu’on peut briser une vie.

Mais briser la vie de qui? Celle de l’utilisateur du disque dur? Celle de sa prochaine victime s’il y en a une? La mienne?

————————————

Image tirée du site officiel de la série télévisée Cold Case.

L’expert et l’avocat dans le procès pénal

Les rapports entre l’expert judiciaire et les avocats sont parfois complexes. Mais j’ai la chance d’avoir épousé une avocate, ce qui me permet d’avoir un décodage particulièrement efficace des us et coutumes de cette partie des gens de robe.

Pour illustrer le sujet, je laisse à votre appréciation plusieurs passages extraits de l’excellent mémoire de Philippe THOMAS « L’expert et l’avocat dans le procès pénal ».

L’avocat doit défendre les intérêts des personnes qu’il représente, dans l’expertise son rôle appuie ou combat les conclusions d’une expertise, son objectif n’est pas de rechercher une quelconque vérité mais d’obtenir l’adhésion même momentanée du juge dans son argumentation qui sera reprise dans la motivation d’une décision.

Il s’agit ici d’une stratégie de la règle du contradictoire où un rapport de force s’engage contre «l’adversaire», car le magistrat jouit d’une liberté d’action dans la présentation du rapport d’expertise qu’il peut évaluer, rejeter ou entériner avant d’en faire ou non la source de sa décision.

Le recours à l’expert est un recours à «la personne qualifiée», à «l’homme de l’art», c’est le technicien, le comptable, l’artiste, le médecin etc. qui accepte de mettre son savoir au service de la Justice.

[…]

Le principe du contradictoire et de la contre-expertise sont par conséquent indispensables tout particulièrement dans les sciences humaines et les sciences appliquées plus favorables à l’interprétation subjective.

L’avocat ne doit donc pas sous-estimer la force d’un rapport d’expertise défavorable pour son client et doit agir en conséquence, notamment en cas de non-respect de la procédure, où quand la qualité du rapport d’expert est de mauvaise qualité, plein d’erreurs où entaché d’un vice de forme.

[…]

Les limites du débat contradictoire dépendent de la bonne ou de la mauvaise interprétation d’une expertise, la multiplication des techniques scientifiques peuvent nous conduire à envisager un nouveau métier de personnes capables de comprendre et traduire le même langage que l’expert judiciaire en jouant un rôle d’interface entre les parties en présence.

C’est devant cette évolution que selon toute vraisemblance, les avocats spécialisés supplanteront les avocats généralistes.

Mais dans sa culture, l’avocat français admet difficilement son incompétence dans un domaine en particulier, cela concerne plus les avocats généralistes et ce mode de pensée est appuyé par les centres de formation des avocats qui demandent une connaissance générale du droit processuel, cette position explique que la défense d’une partie peut être mal représentée si elle se situe en dehors du débat technique à l’instruction et à l’audience.

Le risque du hors-jeu est donc permanent quand des difficultés de compréhension apparaissent, ce qui engage la responsabilité professionnelle de l’avocat. Il est utile de rappeler à ce propos que l’avocat qui a prêté serment de probité a moins d’excuses pour le transgresser qu’un simple justiciable.

L’avocat qui cause un préjudice à son client peut être envisagé sous différentes hypothèses, il n’a pas été diligent, il a été négligent, inconséquent, absent ou franchement malhonnête et une procédure qui aurait pu être gagnée se retrouve perdue.

[…]

Il est dommage que le conseil national des barreaux (CNB) ne prenne pas véritablement en considération l’importante évolution de la situation.

Le CNB estimait en 2008 que «La complexité croissante du droit, de la procédure et des contentieux, impose une technicité accrue des avocats. En outre, la réponse aux besoins de notre clientèle, qui réclame toujours plus de compétences, rend nécessaire l’accession du plus grand nombre à une ou plusieurs spécialités.»

Mais dans la réalité l’avocat reste seul pour se remettre en question et redéfinir son rôle dans la représentation d’une partie. Nous prendrons par exemple, l’avocat spécialiste en finances, dans la réglementation bancaire avec à l’appui de sa formation juridique une seconde formation d’économiste.

Peut-il apprécier avec justesse les conclusions d’une analyse chimique ou de la configuration architecturale d’un logiciel ou bien de la différence qui existe entre l’ADN nucléaire et l’ADN mitochondrial?

C’est pourquoi l’avocat s’attachera à comprendre les tenants et aboutissants d’une expertise et veiller à une description intelligible du rapport qui éclaire les zones favorables aux intérêts du client.

[…]

Si le rapport contient des inexactitudes et/ou des conclusions préjudiciables pour le mis en cause ou la partie civile, l’avocat doit soumettre à l’expert des questions pertinentes et utiles aux intérêts de la partie qu’il représente.

[…]

L’avocat doit bien connaître le rapport d’expertise avant de reprendre les points qui posent un problème à son client, il peut s’agir de contradictions entre le rapport et les conclusions, d’un procédé expertal décrié, d’erreur de calcul, ou d’interprétations qui sont personnelles.

Il s’agit aussi de préparer la plaidoirie finale et d’essayer de redimensionner un rapport en adaptant un vocabulaire plus accessible dans un sens plus favorable à la partie que l’avocat représente.

[…]

Il s’agit pour l’avocat de déterminer la crédibilité d’une expertise qui apparaît comme un élément de preuve, ainsi lorsque cette dernière acquière une valeur préjudiciable à son client, l’avocat doit viser la légitimité de l’expertise et exposer les risques de la dénaturation.

[…]

Si les dépositions des témoins à l’audience sont en contradiction avec les conclusions de l’expert, le Président demande alors aux experts, au ministère public, à la défense et s’il y a lieu à la partie civile, de présenter leurs observations.

Les tribunaux ou les Cours peuvent alors décider, soit de passer outre le témoignage qui viendrait contredire une expertise, soit de décider le renvoi du jugement à une date ultérieure ainsi toute mesure complémentaire d’expertise pourra être demandée.

Lorsque l’accusation repose sur l’expertise, l’affaire est renvoyée pour un complément d’expertise, cependant le budget du ministère de la Justice et l’encombrement des tribunaux ne favorisent pas ce genre de décision.

Sans renvoi, l’avocat doit se débrouiller avec ce qu’il a, c’est à dire un rapport d’expertise contredit par les témoignages, l’habilité du plaideur doit seconder habilement la parfaite connaissance du rapport d’expertise.

[…]

La souveraineté des Juges ne garantit pas l’équité dans un procès, c’est donc à l’avocat de veiller au principe du contradictoire, c’est ainsi qu’il soumettra ses conclusions qui oblige le juge à une réponse tant sur la forme que sur le fond.

Le mémoire est consultable dans son intégralité ici « Philippe THOMAS « L’expert et l’avocat dans le procès pénal ».

En ma conscience

Il existe une difficulté de l’activité d’expert judiciaire (en informatique) dont je n’ai pas encore parlée: donner un avis indépendamment de toute opinion personnelle.

Ce dont je vais parler est une évidence pour l’ensemble des magistrats, et pour les avocats, mais pour moi, cela a été une découverte, un travail de fond qu’il m’a fallu mener et encore une lutte de tous les instants.

Le magistrat qui désigne un expert judiciaire dans un dossier lui donne un ensemble de missions. Et l’expert judiciaire a juré « d’apporter son concours à la Justice, d’accomplir sa mission, de faire son rapport, et de donner son avis en son honneur et en sa conscience. »

Qu’est-ce que donner son avis en sa conscience?

Mon dictionnaire Petit Robert édition mars 1991 me donne la définition suivante pour le mot « avis » (et qui s’applique au contexte): Ce que l’on pense, ce que l’on exprime sur un sujet.

En matière informatique, cela peut paraître simple: l’informatique est perçue par un grand nombre de personne comme une science et/ou une technologie et un bon expert sera celui qui répondra à une question simple blanc ou noir, oui ou non, alors qu’un mauvais expert dira « gris » ou c’est un peu compliqué, peut-être. Exemple de question « simple »: l’ordinateur était-il allumé à 1h27 du matin? Monsieur l’expert répondez! Oui ou non? Tout bon technicien sait qu’en la matière la réponse peut être complexe (horloge de bios déréglée intentionnellement ou non, heures d’été/hivers prises ou non en compte, etc).

Or, si j’élimine l’informatique théorique qui est une science, l’informatique est un outil et l’informaticien son grand clerc. Et on attend de l’expert judiciaire en informatique qu’il s’applique avec méthode à répondre aux missions qui lui sont confiées. Et quand j’écris méthode, je sous-entends bien évidemment « LA méthode scientifique ». Il suffit de lire le long article que wikipédia rédige sur la question pour comprendre qu’il n’y a pas de manière unique pour procéder à une analyse. Chaque expert aura donc « sa » méthode.

En sa conscience?

Le mot a eu plusieurs sens au cours de l’histoire et il est à prendre ici au sens « conscience morale ».

Wikipédia nous éclaire sur ce point:

[Pour le philosophe] Alain, la conscience est «le savoir revenant sur lui-même et prenant pour centre la personne humaine elle-même, qui se met en demeure de décider et de se juger. Ce mouvement intérieur est dans toute pensée; car celui qui ne se dit pas finalement: «que dois-je penser?» ne peut pas être dit penseur. La conscience est toujours implicitement morale; et l’immoralité consiste toujours à ne point vouloir penser qu’on pense, et à ajourner le jugement intérieur. On nomme bien inconscients ceux qui ne se posent aucune question d’eux-mêmes à eux-mêmes» (Définitions, dans Les Arts et les Dieux).

Pour Alain, il n’y a donc pas de morale sans délibération, ni de délibération sans conscience. Souvent la morale condamne, mais lorsqu’elle approuve, c’est encore au terme d’un examen de conscience, d’un retour sur soi de la conscience, de sorte que «toute la morale consiste à se savoir esprit», c’est-à-dire «obligé absolument»: c’est la conscience et elle seule qui nous dit notre devoir.

La question demeure cependant de savoir quelle origine attribuer à la conscience morale. Car si pour Rousseau «les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments »(ibid.), il n’en sera plus ainsi pour Kant, qui considérera au contraire la conscience morale comme l’expression de la raison pratique − et encore moins pour Bergson, qui verra en elle le produit d’un conditionnement social, ou pour Freud, qui la situera comme l’héritière directe du surmoi (Le Malaise dans la culture, VIII), instance pourtant en majeure partie inconsciente.

En d’autres termes, nous pouvons dire que la conscience morale désigne le jugement moral de nos actions (définition donnée par les professeurs de lycée généraux en classe de terminale)

Mon niveau philosophique personnel essaiera de retenir pour le mot « conscience » cette dernière définition…

Il se trouve que ma conscience morale a été particulièrement réveillée par mon activité de conseiller municipal (dont je parle finalement assez peu sur ce blog). Je participe au développement d’une commune de 5000 habitants, avec des décisions à prendre dans tous les domaines: construction d’une aire d’accueil des gens du voyage, aménagement des lotissements, construction de logements avec mixité sociale, PLU, site web de la commune, animations culturelles, etc. Cela m’a sorti de chez moi et obligé à l’action.

Cette activité dans la science des affaires de la Cité m’a transformé, m’a fait murir et nécessairement cherche à interférer avec mon activité d’expert judiciaire.

Un exemple? Je suis un opposant fondamental aux lois Hadopi et Loppsi dans toutes leurs versions. Je l’indique de manière ironique sur ce blog ici, ici et . Comment vais-je gérer les futures missions qui me seront fatalement confiées si l’usine à gaz la machine Hapodi est lancée?

Un autre exemple? Un immonde patron veut licencier un gentil salarié et demande une expertise judiciaire. Comment mettre à part mes opinions et mon ressenti personnels des personnes que j’interroge? Mes questions sont-elles biaisées? Est-ce que j’explore tous les chemins possibles en toute objectivité?

Ma conscience morale doit-elle intervenir? Suis-je un « expert rouge » comme on parle parfois des « juges rouges »?

Ma réponse est non. Il me faut développer une conscience morale qui transcende ma morale politique et qui lui soit supérieure. Nous sommes en temps de paix et je ne dois pas désobéir à la loi. Je dois apporter mon concours à la Justice et cela, sans état d’âme, en mon honneur et ma conscience. Plus j’avance en âge et plus j’apprends à me connaître. Et j’ai l’impression que cela renforce mon indépendance.

J’aime bien cette phrase de Bruno Frappat, certes parlant du journal Le Monde sous les feux de l’actualité, mais qui pourrait tout aussi bien s’appliquer aux experts judiciaires: « L’indépendance n’est pas un statut, c’est un état d’esprit. Celui qui consiste à repérer ses… dépendances. Chacun de nous est dépendant de sa formation, de l’époque dans laquelle il vit, de ses préjugés, de ses passions, de ses humeurs, du climat qui l’environne, du maelström médiatique, des modes, des réseaux, des connivences de toutes tailles. »

Elle aurait pu me servir de conclusion, mais je lui préfère ce dernier vers du poème de Victor Hugo « La conscience« :

L’oeil était dans la tombe et regardait Caïn.

Personne ne peut fuir sa conscience.

J’espère simplement éviter de finir comme mon confrère le professeur Tardieu, grand médecin légiste du 19eme siècle, qui fit pourtant une carrière exemplaire. Prudent jusqu’à l’extrême scrupule, il ne s’était pourtant jamais prononcé qu’à coup –qu’il croyait– sûr.

L’expert judiciaire ou le collaborateur biodégradable

Comme indiqué dans ce billet, je souhaite aborder quelques aspects de l’activité d’expert judiciaire qui me semblent discutables, et cela avant d’être aigri par une radiation éventuelle.

La procédure d’inscription sur les listes d’experts judiciaires est longue et répond à un processus obscur. Vous ne savez pas bien qui analyse votre demande, qui juge de vos compétences et finalement vous ne savez même pas pourquoi votre candidature est acceptée ou refusée. A mon avis, beaucoup de personnes qui ont des compétences techniques qui pourraient aider la justice ne se font pas connaitre, et d’autre part, la considération du système envers « ses » experts est bien médiocre en ce qu’elle ne leur assure pas beaucoup de protections.

Il se trouve que je viens de recevoir le numéro 90 de la revue à laquelle tout expert devrait être abonné: « Revue Experts – Revue de l’expertise » et je me régale de l’article rédigé par mon confrère Gérard Rousseau. Je vous en livre ici quelques extraits savoureux.

Titre: l’expert judiciaire ou le collaborateur biodégradable.

[…] L’expert n’appartient à aucun corps judiciaire. Chargé de donner un avis (et seulement un) sur une question technique, il est, parce que sa technique est étrangère au droit, un étranger. Il appartient à une autre race: nous sommes à la limite de l’apartheid. On n’hésitera donc pas à lui retirer ses papiers voire à l’expulser – le radier avec sanctions à l’appui.

[…] L’expert est en première ligne lorsque l’issue du procès est fondée sur des constatations techniques. Certes, il ne donne qu’un avis, que le juge n’est pas tenu de suivre, mais on peut raisonnablement penser que cet avis aura une importance certaine. Il fera donc l’objet de toutes les attentions de la part des conseils. Si ceux-ci perçoivent une orientation dans une direction qui ne leur convient pas, il fera l’objet de menaces plus ou moins larvées, voire de moyens procéduraux: demande de remplacement, de récusation, de soupçons quant à son impartialité.

[…] La liste [des experts] n’est autre qu’un annuaire… Mais cet instrument d’information est un pur produit du « régime de l’absurdie »: tout y est conçu avec grand soin à l’envers de la logique la plus élémentaire, dans l’inscription autant que dans l’appréciation de la compétence. […] La procédure d’inscription sur une liste, « bureaucratique et routinière » (Laurence Dumoulin, sociologue), imaginée par le législateur est imbécile ou diabolique:

– imbécile car la politique d’inscription est telle que le nombre de techniciens inscrits diminue dans des proportions insoupçonnées, ce qui amènera, devant l’évolution de la complexité technique, les juridictions à faire appel à des non inscrits;

– diabolique car ceux qui ont obtenu leur inscription à l’issue d’un parcours du combattant sont enfermés dans une nasse dont ils n’ont pas conscience.

[…] Il faudra comprendre comment les compétences [de l’expert] sont définies et appréciées par des incompétents.

[…]La procédure [d’inscription] instituée, comme toute bonne réforme à la française, n’apporte rien de plus au niveau de la compétence. Qui peut croire que deux ans d’inscription [probatoire] permettront à celui qui postule pour les cinq ans de prouver son expérience dans sa spécialité? Il est parfaitement possible qu’il n’ait pas été désigné comme expert. L’aurait-il été, quand bien même? Pour déposer un rapport le délai de deux ans dans lequel s’inclut le temps de l’appréciation (par qui et qui en rend compte à qui?) est totalement inepte.

Les incompétents notoires pour apprécier la compétence des techniciens se sont maintenus et ont même renforcé leur présence par un rideau de fumée procédurale qui ne fait aucune illusion.

[…] On ne s’étonnera pas que l’expert – donc la qualité de la justice et le respect du justiciable – en soient lourdement affectés. L’expert abusé, comment le justiciable ne le serait-il pas?

Merci M. Rousseau, je n’aurais pas mieux écrit.

Rubrique « Critiques » donc.

Digne et loyal magistrat

Lors d’un repas entre juristes où je tenais le rôle d’accompagnant, la conversation volait d’un sujet brulant à un autre, toujours sur l’actualité juridique, qu’elle soit internationale, nationale, locale ou même personnelle.

Et moi, j’écoutais attentivement ces dames (l’autre homme de la soirée était le maitre de maison et préparait le repas en cuisine). Ces sujets me fascinent toujours et je posais de temps en temps une question de néophyte pour rester dans la conversation qui me passionnait.

Je connaissais de vue toutes les femmes présentes, avocates et collègues de mon épouse, sauf une. Cette dernière était plutôt silencieuse et intervenait avec parcimonie dans la conversation.

Lorsque le thème des rapports avocats-magistrats est (naturellement) abordé, je me rends compte avec stupeur que la jeune femme inconnue de moi est une magistrate. A partir de ce moment là, je n’ai pas pu m’empêcher de la bombarder de questions tant ma curiosité est grande sur le sujet (c’était avant de lire avec assiduité le blog de Maitre Eolas).

A sa grande surprise d’ailleurs, puisqu’elle a reconnu qu’en général, lorsqu’elle annonçait sa profession dans un diner, cela avait plutôt tendance à refroidir les convives et à faire glisser la discussion vers des horizons moins dangereux.

Dangereux de discuter avec un magistrat?

J’ai au contraire gardé de cette conversation le souvenir d’un métier passionnant exercé par des personnes brillantes. Bien sur, j’étais fasciné par le pouvoir de cette personne, mais aussi par son humanité et sa solitude.

J’en profite pour rappeler ici le serment des magistrats: « Je jure de bien et fidèlement remplir mes fonctions, de garder religieusement le secret des délibérations et de me conduire en tout comme un digne et loyal magistrat ».

Alors, en rappelant que c’est l’objectif principal de mon anonymat que de pouvoir le faire sans arrière pensée, je voudrais rendre un hommage simple à toute la profession des magistrats.

Pour tout le travail effectué sans compter les heures.

Pour la complexité des lois créées par les gouvernements et députés successifs. Pour leurs fréquentes modifications aussi (quand je pense que je me plains parfois de la rapidité d’évolution de l’informatique).

Pour la difficulté croissante de l’exercice de leur profession.

Parce qu’il est très difficile d’exercer un métier qu’il est de bon ton aujourd’hui de critiquer vertement.

Alors que notre démocratie a besoin de ces magistrats.

RPVA

J’ai longuement hésité avant de me risquer sur le sujet brulant du Réseau Privé Virtuel des Avocats (RPVA), surtout sous la forme d’un billet de blog, là où il faudrait sans aucun doute une étude beaucoup plus poussée. D’ailleurs, j’attends avec impatience la publication sur le sujet du rapport de mon confrère Nathan Hattab, expert près la Cour d’appel de Paris et près les Cours Administratives d’Appel de Paris et de Versailles. Si par malheur j’avais raté sa publication, qu’un internaute bienveillant m’adresse le bon lien. [EDIT du 17/06/2010 Comme indiqué en commentaire, le rapport est disponible ici]

Que les avocats dont les nerfs sont à vifs sur le sujet me pardonnent par avance.

Qu’est-ce que le Réseau Privé Virtuel des Avocats?

Pour ce que j’en sais, l’histoire démarre en 2005 avec la signature d’une convention entre le ministère de la Justice et le Conseil National des Barreaux. Cette convention « fixe les modalités et les conditions de consultation et d’échanges électroniques de documents et données relatifs aux affaires civiles et pénales traitées par les juridictions, entre les tribunaux de grande instance et les avocats. »

Sans vouloir résumer le document, l’idée est de faciliter le suivi des affaires et l’échanges d’informations entre les magistrats, les personnels des greffes et les avocats. Entendre par faciliter: réduction des délais de traitement, allégement des temps de saisie, circulation en temps réel de l’information, gains de temps dans la transmission des dossiers et diminution des déplacements.

Avec comme arrière pensée évidente, une baisse des coûts.

Tiens, c’est drôle, j’ai l’impression d’avoir déjà entendu cela. Comment dit-on déjà en informatique? Ah oui, dématérialisation de l’information. LE zéro papier quoi. Bon, c’est vrai que le concept a déjà fait couler beaucoup d’encre (je n’ai pas pu m’empêcher…). La carte Vitale, la carte bancaire ou l’achat en ligne sont des exemples de dématérialisations.

Une solution technique est mise au point pour permettre de sécuriser les échanges dans les règles de l’art de la cryptographie (confidentialité, authenticité et intégrité). RPVA est né. Cette offre s’appuie sur une solution physique sous la forme d’un boitier de la société NAVISTA à raccorder directement sur le routeur ADSL du cabinet de l’avocat. L’avocat s’authentifie ensuite avec sa clef USB cryptographique personnelle sur le site web e-barreau.fr qui n’est accessible que par ce VPN.

Problèmes: Sans compter les frais d’installation et de mise en service, le coût d’abonnement était de 55 euros HT par mois en plus de l’abonnement ADSL. Il a été réduit aujourd’hui à 32 euros HT par mois. Je trouve que c’est un peu cher pour un service de sécurisation de ses échanges électroniques. De plus, le système ne semble pas faciliter la mobilité. Enfin, je n’ai pas connaissance d’un système de mise à jour distant des firmwares des boitiers (ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas).

Une autre solution?

Sans vouloir jouer les donneurs de leçons, surtout quand on n’a pas tous les éléments du cahier des charges, il est néanmoins rassurant de constater que bon nombre d’avocats se sont interrogés sur l’intérêt d’un tel système, surtout que parmi eux nombreux sont ceux qui connaissent déjà des systèmes de communication avec chiffrage efficaces, performants et peu couteux.

A mon avis, ce sont les postulats initiaux de cette histoire qu’il faut repenser, avec (comme souvent) une solution en tête: faut-il nécessairement un réseau privé virtuel pour relier l’ensemble des cabinets d’avocat aux tribunaux? L’utilisation des outils de messagerie actuel ne pouvait-elle pas suffire dès lors qu’il existe des systèmes cryptographiques très efficaces assurant confidentialité, authenticité et intégrité?

Par exemple, GPG avec ses clefs publiques/privées et des serveurs de clefs existent depuis de nombreuses années.

L’Etat et le Conseil National des Barreaux ne pouvaient-ils pas s’appuyer sur des systèmes open sources éprouvés? Est-il si difficile d’imaginer en France plusieurs serveurs de clefs publiques permettant à tous les citoyens (et donc les avocats, les greffiers, les magistrats, mais aussi les huissiers, les notaires, les experts judiciaires et tous les intervenants occasionnels de la Justice) d’accéder à un système de communication sécurisé déjà existant et gratuit?

La raison souvent invoquée semble être la difficulté technique rendant ce genre de solution impraticable. N’est-ce pas prendre les gens pour des imbéciles? Je croise régulièrement des avocats parfaitement à l’aise avec les concepts techniques, et en particulier ceux de l’informatique. Ne pensez-vous pas qu’ils seront prêts à apprendre à manipuler ceux de clefs publiques/privées?

Le coût? Ne pensez-vous pas que tout l’argent investi dans le développement d’un boitier propriétaire qui deviendra rapidement obsolète n’aurait pas été plus utile dans, par exemple, l’amélioration des plugins GPG opensource pour Outlook, Thunderbird, GMail etc? En s’appuyant, par exemple, sur une SSII spécialisée justement dans les solutions open source. Ne pensez-vous pas qu’au lieu de payer 32 euros HT pendant x années, un cabinet d’avocat n’aurait pas eu intérêt à faire travailler une fois un informaticien pour la configuration de son système d’information (et en plus, beaucoup de gros cabinets confient déjà la gestion de leur parc à une SSII).

Et effectivement cela aurait profité à tout le monde.

On aurait pu sécuriser tous nos échanges.

Ceux des avocats, des magistrats, des experts, mais aussi de tous les citoyens qui le souhaitent.

Les allemands l’ont bien compris, eux qui proposent déjà des outils permettant de communiquer en toute sécurité.

————————————————

Sources:

heftmanavocat.com

precisement.org (1) et precisement.org (2)

e-barreau.fr

afai.asso.fr

cnb.avocat.fr

Justice fiction

Nous sommes en 2020, je prépare mon dossier de renouvellement pour rester inscrit sur la liste des experts judiciaires. Le temps a passé depuis l’année 1999 où j’ai été désigné pour la première fois, à 35 ans, pour mener à bien une expertise judiciaire.

Le temps a passé.

La Justice s’est modernisée, comme tout le monde d’ailleurs, mais parfois dans la douleur. J’ai été contacté ce matin sur mon téléviseur 3D Très Haute définition par l’Avocat-Juge qui souhaitait s’entretenir avec moi d’un dossier qu’il souhaite me confier. C’est vrai qu’en 10 ans, la grande profession du droit s’est fortement imposée, avec Avocats-Juges, Avocats-Greffiers, Avocats-Huissiers, Avocats-Avoués, Avocats-Conseils, Avocats-Notaires, etc.

La grande crise financière de l’Etat est passée par là. Nous sommes en 2020, et vous le savez bien, nos salaires d’aujourd’hui valent la moitié de ceux d’il y a dix ans, lorsque l’on compte en pouvoir d’achat.

Mais je reste optimiste, même si mes enfants continuent leurs études, ayant moins de trente-cinq ans, ils ne peuvent espérer trouver de travail avant l’âge mur. J’ai toujours la santé, ce qui est un avantage puisque je compte bien travailler au delà de l’âge légal de départ à la retraite qui cette année est de 67 ans. Après tout, je n’ai que 57 ans.

Je l’aime bien mon Avocat-Juge, et je crois que c’est réciproque. Nous ne nous sommes jamais rencontrés autrement que par visioconférence, son Avocate-Greffière, lui et moi, puisque la loi lui interdit de se déplacer à titre professionnel. Je crois d’ailleurs savoir qu’il n’a jamais rencontré non plus son Avocate-Greffière.

Je le soupçonne de m’apprécier, non parce que je le dépanne un peu avec son système de visioconférence, mais plutôt parce que je suis un des derniers experts judiciaires à travailler gratuitement. Il faut dire que je n’avais guère eu le choix lors de ma dernière demande de renouvellement, puisque maintenant quasiment tous les experts sont Avocats-Experts. Je reste un peu atypique uniquement parce que je suis marié avec une Avocate, et que je travaille un peu à l’ancienne, par passion plus que par nécessité. Je l’ai déjà bien fait rire avec mes notes manuscrites sur papier.

La grande privatisation de la Justice n’a pas été sans douleur: le Réseau Privé des Avocats (RPVA) en est à sa septième version et ne fonctionne toujours pas, les échanges électroniques entre les différents intervenants dans un dossier sont donc toujours délicats. Alors, avec mon Avocat-Juge, nous échangeons à travers un des nombreux systèmes proxy-VPN qui se sont mis en place depuis une décennie, grâce à (ou à cause de) la loi Hadopi III. Ces systèmes fonctionnement plutôt bien, avec un niveau de chiffrage très sur, ce qui m’incline à penser qu’ils auraient du être choisi par la grande profession des Avocats pour leur RPVA. Ils sont d’ailleurs maintenus gratuitement par une communauté d’internautes anonymes activistes de la liberté d’échanges.

Il faut dire que les lois sur la propriété intellectuelle ont été particulièrement durcies tout au long des années 2010 et les différents internets (l’internet chinois, l’internet indien, l’internet européen et l’internet américain) ont été obligés d’imposer des décisions à leurs opérateurs privés pour réguler tout le trafic crypté. Mais s’était sans compter sur la nature humaine et ses trésors d’imagination. Enfin vous connaissez la chanson. Mais l’internet africain plus jeune et dynamique est resté une terre d’échanges et d’hébergement.

Nous sommes en 2020 et mon Avocat-Juge voudrait savoir si j’ai les outils nécessaires pour procéder à l’analyse d’un iPad 8G+ qui aurait servi dans une affaire où des enfants de maternelle s’échangent des photos d’eux-même nus ou singeant des postures pornographiques. Devant ma réponse affirmative, il a pris un petit air gêné pour ajouter: « j’ai fait saisir par les Gendarmes-Policiers tout un ensemble de supports, dont de vieilles galettes plastiques. » Pas de problème, lui ai-je répondu, vous savez que je conserve en état tout mes vieux appareils: lecteurs des anciens blu-rays et même des lecteurs de DVD et cédéroms. J’ai d’ailleurs un décapeur de galettes plastiques qui me permet d’effacer les rayures fréquentes sur ce type de support.

Il m’a quand même demandé si je pouvais me déplacer physiquement pour aller les chercher à la Cour d’Appel, seul bâtiment laissé à disposition pour le stockage des scellés. Je lui ai rappelé le prix du carburant extrait du goudron des anciennes routes et les travaux sur les pistes actuelles. Nous sommes tombés d’accord et il m’a adressé une délégation de paiement sur son compte palmaire.

Nous sommes en 2020 et le fonctionnement de la Justice est particulièrement canalisé par les assurances, en tout cas depuis que les procès sont devenus entièrement payants. Le nombre d’affaire a chuté dramatiquement. J’écris « dramatiquement » puisque, comme vous le savez, le nombre de crimes non traités a grimpé dans les mêmes proportions. En tout cas, c’est ce que me dit mon policier privé personnel qui me donne des chiffres très différents de ceux du gouvernement.

En tout cas, l’Avocat-Juge m’a donné un délai de trois mois pour faire mon rapport. Il y a des choses qui ne changent pas malgré le temps qui passe.

Et il sait que je respecterai le délai.

PS: J’ai écris ce billet sans utiliser les mots clefs interdits par les règles principales de filtrage sur les différents internets. Si votre navigateur (certifié par le gouvernement) ne permet pas de lire ce billet, merci de me le signaler avec le formulaire de contact anonyme que vous trouverez en haut à droite sur le blog.

Perquisition

Il est huit heures du matin. Les policiers frappent à la porte d’un pavillon. Je les accompagne.

J’ai prêté serment d’apporter mon concours à la Justice. Mais je suis dans mes petits souliers: je participe à une perquisition chez un particulier, et je dois dire que je n’aime pas ça.

Une femme nous ouvre la porte en peignoir. Un policier lui explique la procédure pendant que ses collègues entrent en silence. L’action est calme et nous sommes loin des clichés des séries TV. Une fois la maison explorée, les policiers m’invitent à entrer pour effectuer ma mission: le juge m’a demandé d’analyser les différents appareils informatiques présents dans la maison.

Il s’agit d’une affaire de trafic portant sur plusieurs centaines de milliers d’euros.

Depuis une semaine, je me prépare tous les soirs en essayant d’imaginer tous les cas techniques devant lesquels je peux tomber. J’ai un sac contenant un boot cd DEFT, des tournevis de toutes tailles et de toutes formes, stylos et bloc notes, un dictaphone numérique, un ordinateur portable avec carte réseau gigabit et disque de grosse capacité pour la prise d’image en direct, une lampe électrique, un bouchon 50 ohms et un connecteur en T, le live CD d’Ophcrack, un câble réseau, un prolongateur et un câble croisé, une boite de DVD à graver (et quelques disquettes formatées, cela sert encore…), une bouteille d’eau et un paquet de biscuits. Grâce aux lecteurs de ce blog, j’ai ajouté un appareil photo, un GPS, du ruban adhésif toilé et résistant, des élastiques de toutes tailles, des trombones, un clavier souple ne craignant pas l’humidité avec la connectique qui va bien, un tabouret en toile, des vis, patafix et colliers, une tour sur roulette avec carte SATA et quelques disques vierges de rechange, un ventilateur pour les disques, une petite imprimante, toute la connectique pour les organiseurs (Palms, Blackberry, iphone, etc.), des étiquettes/pastilles de couleur, des stylos et des feutres, un petit switch 10/100/1000, un câble série, un câble USB, une nappe IDE, une nappe SATA et des adaptateurs USB, SATA, IDE…

Pour l’instant, je tiens à la main une petite mallette avec mes principaux outils: bloc note, stylo et boot cd. Le reste est dans ma voiture. La maitresse de maison nous explique que son mari est en voyage d’affaire et ses enfants chez leur grand-mère. Elle est seule chez elle. J’ai un sentiment de malaise face au viol de sa vie privée. Décidément, je ne suis pas fait pour ce type d’intervention. L’OPJ sent mon désarroi et le met sur le compte de l’inexpérience. Il m’emmène au bureau de la maison où trône un ordinateur au milieu d’un paquet de disques durs extractibles. Mon travail commence.

J’explique à l’OPJ ma procédure de prise d’images. Il tique un peu quand je lui annonce mon estimation des durées. Bien sur, si j’avais été invité au briefing de la veille, j’aurais pu expliquer tout cela…

J’installe tout mon petit matériel dans un coin de la pièce, à même le sol. Je démonte les différents disques durs et les place dans ma « tour infernale » (mon PC d’investigation). J’ai l’impression que les policiers me regardent en pensant au professeur Tournesol.

Pendant les deux heures qui vont suivre, je vais étudier tous les papiers découverts par les policiers pour voir s’ils peuvent contenir des éléments de nature à me faciliter l’analyse inforensique des disques durs. Mais je ne trouve rien. La corbeille à papier est également vide IRL. Le monde moderne.

Les policiers s’ennuient un peu, quand finalement j’arrive à booter la première image dans une machine virtuelle VMware. L’un d’entre eux me dit en souriant: « finalement, deux heures pour démarrer un PC, c’est un peu comme chez moi ». Je ne me laisse pas déconcentrer et pars à la recherche de tous les indices possibles.

Les mots de passe Windows sont vite découverts avec Ophcrack. L’historique internet me fournit une liste de sites visités, ainsi que plusieurs pseudos (en clair dans les url). Les historiques MSN me donnent plusieurs emails et identités numériques. J’explore les différents outils de messagerie installés: Outlook Express, Thunderbird, surtout les emails de création de comptes avec envoi de mots de passe. Je conserve tout cela précieusement car tout ceci me donne l’impression que le propriétaire du PC change régulièrement de pseudo.

La liste des mots de passe utilisés me donne une petite idée de la stratégie de choix de l’utilisateur: un mélange avec les prénoms de ses enfants et des dates qui s’avèreront être les dates du jour de création des comptes.

J’effectue une petite recherche des fichiers de grosses tailles qui met en évidence trois fichiers de 4 Go sans extension. Je tente le coup avec l’application TrueCrypt contenue dans ma clef USB « LiberKey« . J’essaye les différents mots de passe trouvés précédemment et l’un d’entre eux marche sur un fichier, deux autres sur l’un des fichiers restants. Cela signifie donc qu’un utilisateur du PC connait TrueCrypt et l’utilise pour chiffrer des données dans un fichier protégé par le système à double détente de TrueCrypt. Mais il me manque encore quelques mots de passe.

Parmi les outils de mémorisation des mots de passe, le navigateur est le plus utilisé. Je lance le navigateur installé et vérifie dans les options appropriées la liste des mots de passe mémorisés en association avec différents comptes internet.

Je note tous les login/mot de passe des comptes. Je vérifie avec l’OPJ que mon ordre de mission m’autorise à me connecter sur les comptes internets. Un coup de fil au magistrat lève les doutes. Je fais consigner la démarche sur le PV. Je choisis en premier lieu le webmail le plus fréquemment utilisé. J’y découvre une quantité d’emails que je récupère avec le Thunderbird de ma clef USB. Et bien entendu, parmi ces emails, un certain nombre d’emails contenant des mots de passe.

Ce travail s’effectue en parallèle de la prise d’image des autres disques qui sont montés au fur et à mesure sous forme de machines virtuelles. Mais le travail initial permet d’accéder plus rapidement aux espaces DATA intéressant les OPJ. Une fois franchis l’obstacle du chiffrage et des mots de passe, l’outil essentiel est une recherche Windows avec les mots clefs fournis par les OPJ. J’ai une certaine préférence pour SearchMyFiles de chez NirSoft.

La perquisition se termine en fin d’après-midi. J’imprime tous les documents découverts. Je range mon matériel. Je rappelle à l’OPJ que ma mission se poursuivra le week-end suivant avec des analyses plus longues, en particulier des zones non allouées des disques durs. Suivra ensuite la rédaction du rapport et l’impression des annexes. Comme pour une fois, ce dossier ne contient pas d’images pédopornographiques, je vais pouvoir externaliser l’impression pour faire baisser les coûts.

En sortant de la maison, je présente mes excuses à la propriétaire.

Elle est en colère et me répond durement.

Je revois encore aujourd’hui la rage de son regard.

Je la comprend.

Intimité

Fouiller le contenu d’un ordinateur, c’est se plonger dans l’intimité d’une personne. Je suppose que chaque expert judiciaire vit cela d’une manière différente qu’on imagine toujours très professionnelle, avec juste la distance qu’il faut, en quelque sorte une analyse froidement médicale.

Seulement voilà, la réalité est toute autre. La réalité, c’est la lecture de lettres intimes à son conjoint, ce sont des photos d’anniversaires où toute la famille et les amis sont réunis. La réalité, ce sont des vieilles factures, des courriers d’explications à la banque, des réponses à des emails de copains rigolos qui font suivre des powerpoints humoristiques.

Puis à partir d’une certaine date, le lien avec internet s’arrête. L’ordinateur n’est plus utilisé pendant plusieurs mois, pendant quelques années. Lorsqu’il reprend du service, l’utilisation n’est plus la même. Les données proviennent d’une clef USB, plutôt que de la carte réseau.

Des dessins scannés. Des fichiers txt avec des mots d’encouragement maladroits. Des mots d’enfants. Des mots d’adultes.

Et bien sur, il y a des photos. Beaucoup de photos de la famille. Des films aussi. Les visages sont plus tristes, les paroles plus sérieuses. Ils ont vieillis.

Et puis, il y a des photos pornographiques. Des films aussi. Et la dedans, quelques photos de jeunes filles. Trop jeunes. Beaucoup trop jeunes. C’est pour ça qu’il a été dénoncé par un codétenu.

C’est cela l’analyse inforensique du disque dur d’un ordinateur saisi en prison.