Justice fiction

Nous sommes en 2020, je prépare mon dossier de renouvellement pour rester inscrit sur la liste des experts judiciaires. Le temps a passé depuis l’année 1999 où j’ai été désigné pour la première fois, à 35 ans, pour mener à bien une expertise judiciaire.

Le temps a passé.

La Justice s’est modernisée, comme tout le monde d’ailleurs, mais parfois dans la douleur. J’ai été contacté ce matin sur mon téléviseur 3D Très Haute définition par l’Avocat-Juge qui souhaitait s’entretenir avec moi d’un dossier qu’il souhaite me confier. C’est vrai qu’en 10 ans, la grande profession du droit s’est fortement imposée, avec Avocats-Juges, Avocats-Greffiers, Avocats-Huissiers, Avocats-Avoués, Avocats-Conseils, Avocats-Notaires, etc.

La grande crise financière de l’Etat est passée par là. Nous sommes en 2020, et vous le savez bien, nos salaires d’aujourd’hui valent la moitié de ceux d’il y a dix ans, lorsque l’on compte en pouvoir d’achat.

Mais je reste optimiste, même si mes enfants continuent leurs études, ayant moins de trente-cinq ans, ils ne peuvent espérer trouver de travail avant l’âge mur. J’ai toujours la santé, ce qui est un avantage puisque je compte bien travailler au delà de l’âge légal de départ à la retraite qui cette année est de 67 ans. Après tout, je n’ai que 57 ans.

Je l’aime bien mon Avocat-Juge, et je crois que c’est réciproque. Nous ne nous sommes jamais rencontrés autrement que par visioconférence, son Avocate-Greffière, lui et moi, puisque la loi lui interdit de se déplacer à titre professionnel. Je crois d’ailleurs savoir qu’il n’a jamais rencontré non plus son Avocate-Greffière.

Je le soupçonne de m’apprécier, non parce que je le dépanne un peu avec son système de visioconférence, mais plutôt parce que je suis un des derniers experts judiciaires à travailler gratuitement. Il faut dire que je n’avais guère eu le choix lors de ma dernière demande de renouvellement, puisque maintenant quasiment tous les experts sont Avocats-Experts. Je reste un peu atypique uniquement parce que je suis marié avec une Avocate, et que je travaille un peu à l’ancienne, par passion plus que par nécessité. Je l’ai déjà bien fait rire avec mes notes manuscrites sur papier.

La grande privatisation de la Justice n’a pas été sans douleur: le Réseau Privé des Avocats (RPVA) en est à sa septième version et ne fonctionne toujours pas, les échanges électroniques entre les différents intervenants dans un dossier sont donc toujours délicats. Alors, avec mon Avocat-Juge, nous échangeons à travers un des nombreux systèmes proxy-VPN qui se sont mis en place depuis une décennie, grâce à (ou à cause de) la loi Hadopi III. Ces systèmes fonctionnement plutôt bien, avec un niveau de chiffrage très sur, ce qui m’incline à penser qu’ils auraient du être choisi par la grande profession des Avocats pour leur RPVA. Ils sont d’ailleurs maintenus gratuitement par une communauté d’internautes anonymes activistes de la liberté d’échanges.

Il faut dire que les lois sur la propriété intellectuelle ont été particulièrement durcies tout au long des années 2010 et les différents internets (l’internet chinois, l’internet indien, l’internet européen et l’internet américain) ont été obligés d’imposer des décisions à leurs opérateurs privés pour réguler tout le trafic crypté. Mais s’était sans compter sur la nature humaine et ses trésors d’imagination. Enfin vous connaissez la chanson. Mais l’internet africain plus jeune et dynamique est resté une terre d’échanges et d’hébergement.

Nous sommes en 2020 et mon Avocat-Juge voudrait savoir si j’ai les outils nécessaires pour procéder à l’analyse d’un iPad 8G+ qui aurait servi dans une affaire où des enfants de maternelle s’échangent des photos d’eux-même nus ou singeant des postures pornographiques. Devant ma réponse affirmative, il a pris un petit air gêné pour ajouter: “j’ai fait saisir par les Gendarmes-Policiers tout un ensemble de supports, dont de vieilles galettes plastiques.” Pas de problème, lui ai-je répondu, vous savez que je conserve en état tout mes vieux appareils: lecteurs des anciens blu-rays et même des lecteurs de DVD et cédéroms. J’ai d’ailleurs un décapeur de galettes plastiques qui me permet d’effacer les rayures fréquentes sur ce type de support.

Il m’a quand même demandé si je pouvais me déplacer physiquement pour aller les chercher à la Cour d’Appel, seul bâtiment laissé à disposition pour le stockage des scellés. Je lui ai rappelé le prix du carburant extrait du goudron des anciennes routes et les travaux sur les pistes actuelles. Nous sommes tombés d’accord et il m’a adressé une délégation de paiement sur son compte palmaire.

Nous sommes en 2020 et le fonctionnement de la Justice est particulièrement canalisé par les assurances, en tout cas depuis que les procès sont devenus entièrement payants. Le nombre d’affaire a chuté dramatiquement. J’écris “dramatiquement” puisque, comme vous le savez, le nombre de crimes non traités a grimpé dans les mêmes proportions. En tout cas, c’est ce que me dit mon policier privé personnel qui me donne des chiffres très différents de ceux du gouvernement.

En tout cas, l’Avocat-Juge m’a donné un délai de trois mois pour faire mon rapport. Il y a des choses qui ne changent pas malgré le temps qui passe.

Et il sait que je respecterai le délai.

PS: J’ai écris ce billet sans utiliser les mots clefs interdits par les règles principales de filtrage sur les différents internets. Si votre navigateur (certifié par le gouvernement) ne permet pas de lire ce billet, merci de me le signaler avec le formulaire de contact anonyme que vous trouverez en haut à droite sur le blog.

11 réflexions sur « Justice fiction »

  1. AHAHAHHAHAHAHAHAHHAAHHAHA
    je suis plié en 4 tout en espérant que vous serez loin, très loin de la vérité de 2020 ..

  2. Vous avez oublié de parler de vos dernières vacances! Votre 3ème voyage dans l'espace s'est-il bien passé? Vous avez du prendre au moins 3 semaines pour trier les 6000 photos de votre Canon 3D Gigapixel.

    😉

  3. "En tout cas, c'est ce que me dit mon policier privé personnel qui me donne des chiffres très différents de ceux du gouvernement."

    Je viens de lire 1984, et ça me rappelle quelque-chose.
    Ah-ben non, en fait, c'est pas dans le livre, c'est déjà en vrai : le nombre de voitures brulées la nuit du 31 (1 voiture allumée qui en enflamme 3 autres, on ne compte qu'une seule voiture), les manifestations (plus ça va, plus les chiffres "selon la police" diminuent, bientôt on aura des nombres négatifs).

  4. Excellent. Ca sonne crédible, et c'est le plus inquiétant… La marque des bonnes dystopies !

  5. Toujours un plaisir de vous lire.

    Entre votre précèdent billet qui fait froid dans le dos, et celui ci qui est aussi très loin de me faire rire, je trouve que plus le temps passe, plus j'apprécie votre ton et votre vision.

    Un toujours grand merci.

  6. En parlant de livre, j'ai lu la BD "Le Métronom'".

    Très bon 1er tome, très proche de ce billet ou d'une autre BD "SOS Bonheur" (en 4 tomes) que j'ai trouvé excellent.

    J'espère que les autres tomes seront aussi bons.

    Et que tout ça restera de la fiction.

  7. Cela semble si réaliste… Brrr, ça fait vraiment froid dans le dos. Et dire que nous allons certainement léguer ça à nos enfants.

Les commentaires sont fermés.