La professionnalisation de l’expertise judiciaire

La revue « Gazette du Palais » change de format et propose un numéro gratuit accessible ici. Vous trouverez, à la page 15, un article écrit par Maître Nicole Chabrux et intitulé « Le business de l’expertise judiciaire en matière de dommages corporels ».

Extrait :

La revendication de la professionnalisation de l’expertise judiciaire
[…] de nombreux experts ont compris qu’il y avait là un « Marché de l’expertise judiciaire » très attractif en termes de revenus, et sans commune mesure avec les responsabilités engendrées par l’exercice plein et entier de la médecine.
Certains n’ont pas attendu et en ont déjà fait un véritable business : il y a quelques mois, devant le juge en charge du contrôle des expertises, l’expert, dont le remplacement était sollicité par la victime au profit d’un expert relevant d’une spécialité particulière, s’est présenté devant le juge afin de voir sa désignation maintenue et n’a pas hésité, comme gage d’une compétence avérée et large, à revendiquer 600 expertises judiciaires par an !
Il s’avère que cet expert n’exerce – depuis son inscription sur les listes en 1985, soit depuis 30 ans – ni la chirurgie, ni l’activité de médecin, ayant, en pratique, fait de l’expertise judiciaire son « métier ». Il n’est pas certain que les magistrats qui le désignent fréquemment soient au fait de cette situation.
Cet expert ne pratique donc pas la médecine, il est expert en barème du concours médical depuis trente ans ! Au regard de la facturation appliquée sur une base moyenne de 2 200 € l’expertise, il paraît en effet beaucoup plus rentable et confortable d’exercer le métier d’expert judiciaire en barème que d’exercer la médecine avec son cortège de responsabilités et ses contraintes financières (primes d’assurance en hausse constante et pouvoirs publics qui se désengagent au profit des mutuelles).
C’est la raison pour laquelle, sous couvert d’une meilleure formation des experts, certains avancent l’idée de la professionnalisation de cette activité.

Je vous invite à lire l’article au complet car il montre les dérives de notre système judiciaire où, parfois, l’expert judiciaire peut prendre le pas sur le juge.

Ma position sur le sujet ? Elle n’a pas changé depuis ce billet de 2006 où j’écrivais:

La professionnalisation des experts ? Un non sens puisqu’on aboutit
alors à un personnage hyperspécialisé dans une profession qu’il n’exerce
plus et dont il va perdre à terme la maîtrise et par conséquent le
droit d’émettre un avis des plus pertinents.

La seule voie d’avenir de professionnalisation à mon sens, est celle du regroupement des experts judiciaires au sein de laboratoires agréés (lire ce billet de 2009). Et encore, je reconnais que cette vision pose encore de nombreux problèmes.

La solution réside sans doute, comme le souligne l’auteur, dans le constat de l’empiétement croissant du pouvoir des experts sur l’impérium du juge, et d’encourager ces derniers à exiger des justifications claires et scientifiques des avis exposés dans leurs rapports par les experts.

Vous ne pourrez pas vérifier

Je suis informaticien, je suis expert judiciaire en informatique, alors l’informatique, je connais bien. Vous qui me lisez ici, vous êtes peut-être aussi informaticien, peut-être pas. Vous connaissez sans doute un collègue informaticien, un ami, un petit-fils informaticien, ou même quelqu’un qui ressemble à un informaticien, quelqu’un qui sait y faire avec les ordinateurs.

Est-ce que pour autant, vous me donneriez une procuration pour aller voter à votre place? Est-ce que vous donneriez cette procuration à un collègue ou à quelqu’un que vous connaissez parce qu’il sait y faire avec les ordinateurs? Feriez-vous confiance à quelqu’un, pour qu’il vote « comme vous allez lui dire », simplement parce qu’il vous dépanne quand votre ordinateur déraille?

Sans pouvoir vraiment vérifier.

Moi, je pense que vous ne devriez pas.

Plutôt que d’essayer de vous montrer les dysfonctionnements possibles d’un vote informatique (avec une machine à voter ou par internet), je vais vous décrire ce qu’il se passe aujourd’hui dans un bureau de vote, au moment du dépouillement des bulletins de vote, tout au moins dans le bureau de vote auquel je participe depuis plusieurs années.

Tout d’abord, à l’heure de fermeture du bureau de vote (18h ou 20h), et bien les portes doivent rester ouvertes, pour permettre aux citoyens qui le souhaitent de venir assister aux opérations. Tout le monde peut venir s’il le souhaite, et il n’est pas rare que le responsable du bureau de vote propose à une ou plusieurs personnes du public de participer aux opérations de dépouillement.

La première opération est l’ouverture de l’urne. Celle-ci est transparente, pour qu’on puisse voir pendant que l’on vote, son enveloppe tomber et pour permettre de surveiller le niveau de remplissage pendant toute la journée. L’urne de vote possède deux clefs, comme pour le lancement de missiles dans tout bon film sur la question, et une fois ouverte, son contenu est doucement renversé sur une grande table.

Toutes les enveloppes qui étaient dans l’urne sont immédiatement comptées. Pendant ce temps, toutes les signatures du cahier d’émargement (que chaque électeur a signé lorsqu’il a voté) sont également comptées. Les deux nombres doivent être identiques.

Nous séparons alors les bulletins de vote (toujours dans leurs petites enveloppes) par paquets de 100 que nous mettons dans de grandes enveloppes qui sont aussitôt scellées. Puis nous ouvrons la première grande enveloppe de 100 bulletins pour commencer le dépouillement.

Une personne prend chaque enveloppe de vote, l’ouvre, en sort le bulletin contenu à l’intérieur et le passe déplié à une deuxième personne qui annonce à voix haute le nom indiqué sur le bulletin. Si l’enveloppe est vide, ou comporte un bulletin blanc, ou comporte plusieurs bulletins avec des noms différents, ou comporte un bulletin portant des inscriptions, ou comporte un bulletin fabriqué par l’électeur, le processus s’arrête et le bulletin (et son enveloppe) est mis de côté pour être annexé au rapport du bureau de vote.

Si l’enveloppe contient plusieurs bulletins tous identiques, un seul sera pris en compte.

Lorsque le nom inscrit sur le bulletin est énoncé à voix haute, deux personnes incrémentent un compteur pour chaque candidat sur une feuille de comptage (il y a donc deux feuilles de comptage), tout en énonçant, chacune à voix haute, le dernier chiffre du compteur du candidat concerné par le bulletin. Si les deux chiffres correspondent, le bulletin est posé sur la table, et l’on recommence.

A la fin de cette étape, le total dans tous les cas (nul, blanc, candidats) doit faire 100. Sinon, il faut recompter et trouver où est l’erreur (en général un blanc ou un nul non compté ou compté deux fois). Une fois tous d’accord sur la validité de dépouillement d’un lot de 100 bulletins, on recommence alors en ouvrant la grande enveloppe de 100 bulletins suivante. On a fini le dépouillement quand la dernière grande enveloppe est ouverte (elle contient presque toujours moins de 100 bulletins).

Les résultats du bureau de vote sont alors définitifs et peuvent être transmis à la mairie, où est en général réuni un public nombreux qui assiste aux additions des chiffres des différents bureaux de la commune. La mairie  transmet ensuite à la préfecture qui transmet ensuite au ministère de l’intérieur qui publie les résultats provisoires, validés ensuite par le Conseil constitutionnel. Mon bureau de vote est de temps en temps contrôlé par un magistrat représentant le Conseil constitutionnel. Chacun peut vérifier les chiffres détaillés sur le site internet du ministère de l’intérieur.

Il me semble très difficile d’organiser une fraude à grande échelle: il faudrait corrompre toutes les personnes présentes dans le bureau de vote, il faudrait corrompre plusieurs bureaux de vote pour que la fraude puisse avoir un impact significatif.

Par contre, la fraude de grande ampleur est très facile si l’on informatise le vote. Je ne vais pas vous le prouver en expliquant les différentes techniques pouvant permettre cette fraude. Je vais simplement affirmer que c’est possible (et facile) pour un informaticien. Très facile même, s’il s’agit de l’informaticien qui a conçu le système.

Et surtout, vous ne pourrez pas vérifier l’absence de fraude. Vous ne pourrez pas vérifier l’authenticité des votes dépouillés. Vous ne pourrez pas vérifier, quelque soit votre niveau de connaissance technique. Vous ne pourrez pas vérifier, même si vous avez un ami qui s’y connait bien en informatique. Vous ne pourrez pas vérifier parce qu’il vous faudra faire confiance dans les informaticiens qui auront mis au point le système. Vous ne pourrez pas vérifier parce qu’il vous faudra leur donner une procuration et leur dire pour qui vous voulez voter.

Personnellement, je souhaite pouvoir vérifier.

Si vous êtes comme moi et que vous préférez le système actuel, lent et long, mais facilement vérifiable, alors pensez à en parler (avec courtoisie mais fermeté) à vos élus quand ils envisagent de mettre en place des machines informatisées pour faciliter les opérations de dépouillement. Dites leur que vous n’en voulez pas. Dites leur que vous voulez garder le contrôle. Dites leur que vous voulez pouvoir vérifier.Si vous ne dites rien à vos élus, ou si vos élus ne vous écoutent pas, ils décideront d’informatiser la procédure de vote, en expliquant que c’est plus simple et plus rapide.

Si vos élus ont déjà informatisé votre bureau de vote, dites leur que vous voulez revenir au système manuel, que vous voulez pouvoir vérifier vous-même les opérations de dépouillement.

 

Si l’informatisation des bureaux de vote continue, si le vote par internet se généralise, ce jour là, quelqu’un pourra voter à votre place sans que vous le sachiez et truquer les résultats. Facilement.

Vous ne pourrez pas vérifier.

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Crédit photo Spacedust Humor

Le rapport Znaty sur Hadopi et TMG

La Hadopi vient de rendre public sur son site internet, le rapport d’expertise privé qu’elle a commandé à mon confrère David Znaty.

J’en suis heureux, car j’avais demandé le 30 décembre 2011 sur Twitter à M. Eric Walter, secrétaire général de la Hadopi, s’il était possible d’avoir accès au rapport de M. Znaty. Celui-ci m’avait gentiment répondu comme le montre ce petit échange, mais sans donner suite:

En tout cas, le rapport est maintenant disponible et je l’ai dévoré avec beaucoup d’intérêts. Je me permets de faire quelques remarques, à chaud, et en tant que citoyen:

– il s’agit d’un rapport d’expertise privé, et non d’un rapport d’expertise judiciaire demandé par la justice.

Un expert ayant le titre protégé « d’expert judiciaire près la Cour d’Appel de Paris », et celui « d’expert judiciaire près la Cour de Cassation » peut réaliser des expertises demandées par une partie. Ce travail peut être joint aux documents déposés par la partie au procès, mais le juge peut demander une expertise, contradictoire celle-ci, qui sera cette fois revêtue du sceau « d’expertise judiciaire ».

Mon confrère David Znaty étant agréé auprès des plus hautes Cours de France, j’ai parfaitement confiance en sa capacité de suivre les règles déontologiques des experts judiciaires, et en particulier la 6ème: « L’expert doit remplir sa mission avec impartialité. Il doit procéder avec dignité et correction en faisant abstraction de toute opinion subjective, de ses goûts ou de ses relations avec des tiers. »

C’est pour cela que ce rapport m’intéresse tant, car il va répondre à un certain nombre de questions que je me pose sur les moyens techniques utilisés par Hadopi.

– 1ère déception: le rapport de 29 pages n’est pas publié avec ses annexes.

Dès qu’un point devient très technique dans le rapport, l’expert renvoie à la lecture d’une annexe contenant les détails techniques intéressants. En particulier, dans le cas présent, les algorithmes de calculs des empreintes numériques et la collecte des adresses IP… Cela vide particulièrement l’intérêt de ce rapport. Après une petite recherche sur internet, il semblerait que les annexes soient gardées dans un coffre de la Hadopi pour être présentées dans le cadre d’un procès à la demande du juge ou de l’expert qu’il aura désigné. Frustrant. Il va falloir attendre un procès où l’internaute mis en cause mettra en ligne toutes ces informations (ce qui ne manquera pas d’arriver). La transparence a des limites.

– Les missions confiées par la Hadopi à M. Znaty concernent a méthode utilisée pour créer l’empreinte numérique d’une œuvre, la comparaison de cette empreinte avec l’œuvre originale, le processus de collecte des adresses IP, les processus entre les différents acteurs.

Il ne s’agit donc pas de remettre en cause le fait que l’internaute est responsable de la sécurisation de son accès internet, clef de voute de la riposte graduée. Si vous n’êtes pas capable de prouver que vous avez déployé l’état de l’art en matière de surveillance de votre propre accès internet, ET que votre adresse IP est flashée par Hadopi en lien avec un téléchargement illégal, le titulaire de l’abonnement est coupable.

– la première partie du rapport décrit de manière particulièrement succincte les réunions effectuées chez les différents acteurs du processus.

Je suis surpris de n’avoir que finalement assez peu d’informations: seuls quelques noms de sociétés (par exemple ALPA, Gaumont, Pathé, SCPP, SACEM, SPPF, TMG…) sont cités. Les deux principales sociétés impliquées dans les algorithmes de création d’empreintes numériques sont cachées derrières les deux acronymes inventés FPA et FPM.

Les informations intéressantes ont été reportées dans les annexes… confidentielles. Dommage.

– le secret des algorithmes.

L’expert mentionne dans son rapport (bas page 17): « FPA n’a pas souhaité, tout comme FPM, exposer son savoir faire« .

Puis, page 23, dans sa réponse aux questions qui font l’objet de sa mission, il écrit « Pour répondre à cette partie de la mission et compte tenu du fait que FPM et FPA ont refusé de dévoiler leur savoir faire, je me suis attaché à vérifier la robustesse de leurs méthodes par les exposés qui m’ont été faits (cas pour FPA) et par un complément de test dans le cas de FPM (cf. Annexes 2.2.1 et 2.2.2)« .

Là, je dois dire que je tique un peu. Comment peut-on apporter un avis indépendant quand celui-ci n’est basé que sur les affirmations des entreprises, celles-ci se retranchant derrière le sceau du secret?

– Les faux positifs.

Sans être moi même un mathématicien hors pair, je sais qu’il n’est pas possible d’affirmer une règle en ayant simplement effectué quelques essais. Je suis très réservé sur les tests qui montrent la robustesse des algorithmes et en particulier sur le côté péremptoire de la conclusion du bas de la page 24: « les algorithmes de calcul d’empreintes de FPA sont robustes et garantissent la non existence de faux positifs ».

Idem pour la conclusion de la page 25: « les algorithmes de comparaison d’empreintes de FPA et les algorithmes de comparaison d’empreintes de FPM sont robustes et garantissent la non existence de faux positifs« .

Je rappelle qu’en informatique, on appelle robustesse la capacité d’un programme informatique à fonctionner dans des conditions non nominales, comme les erreurs de saisie, etc.

– Collecte des adresses IP: rien sur les fichiers fakes.

J’utilise à titre personnel pas mal les réseaux P2P pour permettre le partage de fichiers ISO de distributions GNU/Linux, BSD et en particulier d’anciennes versions de logiciels open source. Je reste un partisan du logiciel Emule et je gère une base de partage assez importante.

Il m’arrive, lorsque je cherche une distribution un peu rare, de télécharger un fichier sur les réseaux P2P, puis de me rendre compte que les informations à ma disposition étaient erronées (souvent le nom du fichier): pensant télécharger une distribution Yggdrasil, je me retrouve avec une copie d’un film pornographique, de très belle facture certes, mais très loin de l’objet désiré. Il y a plusieurs parades pour cela, mais pendant quelques minutes, voire quelques heures, j’ai malgré moi partagé un fichier illicite (à l’insu de mon plein gré) avant de me rendre compte du problème et de supprimer le fichier de mon disque dur.

CONCLUSION:

Ce rapport me fait me poser beaucoup plus de questions, principalement à cause des annexes gardées confidentielles. C’est dommage, d’autant plus que ces annexes seront probablement rendues publiques lors des procès qui auront lieu sous peu.

L’expert judiciaire ou le collaborateur biodégradable

Comme indiqué dans ce billet, je souhaite aborder quelques aspects de l’activité d’expert judiciaire qui me semblent discutables, et cela avant d’être aigri par une radiation éventuelle.

La procédure d’inscription sur les listes d’experts judiciaires est longue et répond à un processus obscur. Vous ne savez pas bien qui analyse votre demande, qui juge de vos compétences et finalement vous ne savez même pas pourquoi votre candidature est acceptée ou refusée. A mon avis, beaucoup de personnes qui ont des compétences techniques qui pourraient aider la justice ne se font pas connaitre, et d’autre part, la considération du système envers « ses » experts est bien médiocre en ce qu’elle ne leur assure pas beaucoup de protections.

Il se trouve que je viens de recevoir le numéro 90 de la revue à laquelle tout expert devrait être abonné: « Revue Experts – Revue de l’expertise » et je me régale de l’article rédigé par mon confrère Gérard Rousseau. Je vous en livre ici quelques extraits savoureux.

Titre: l’expert judiciaire ou le collaborateur biodégradable.

[…] L’expert n’appartient à aucun corps judiciaire. Chargé de donner un avis (et seulement un) sur une question technique, il est, parce que sa technique est étrangère au droit, un étranger. Il appartient à une autre race: nous sommes à la limite de l’apartheid. On n’hésitera donc pas à lui retirer ses papiers voire à l’expulser – le radier avec sanctions à l’appui.

[…] L’expert est en première ligne lorsque l’issue du procès est fondée sur des constatations techniques. Certes, il ne donne qu’un avis, que le juge n’est pas tenu de suivre, mais on peut raisonnablement penser que cet avis aura une importance certaine. Il fera donc l’objet de toutes les attentions de la part des conseils. Si ceux-ci perçoivent une orientation dans une direction qui ne leur convient pas, il fera l’objet de menaces plus ou moins larvées, voire de moyens procéduraux: demande de remplacement, de récusation, de soupçons quant à son impartialité.

[…] La liste [des experts] n’est autre qu’un annuaire… Mais cet instrument d’information est un pur produit du « régime de l’absurdie »: tout y est conçu avec grand soin à l’envers de la logique la plus élémentaire, dans l’inscription autant que dans l’appréciation de la compétence. […] La procédure d’inscription sur une liste, « bureaucratique et routinière » (Laurence Dumoulin, sociologue), imaginée par le législateur est imbécile ou diabolique:

– imbécile car la politique d’inscription est telle que le nombre de techniciens inscrits diminue dans des proportions insoupçonnées, ce qui amènera, devant l’évolution de la complexité technique, les juridictions à faire appel à des non inscrits;

– diabolique car ceux qui ont obtenu leur inscription à l’issue d’un parcours du combattant sont enfermés dans une nasse dont ils n’ont pas conscience.

[…] Il faudra comprendre comment les compétences [de l’expert] sont définies et appréciées par des incompétents.

[…]La procédure [d’inscription] instituée, comme toute bonne réforme à la française, n’apporte rien de plus au niveau de la compétence. Qui peut croire que deux ans d’inscription [probatoire] permettront à celui qui postule pour les cinq ans de prouver son expérience dans sa spécialité? Il est parfaitement possible qu’il n’ait pas été désigné comme expert. L’aurait-il été, quand bien même? Pour déposer un rapport le délai de deux ans dans lequel s’inclut le temps de l’appréciation (par qui et qui en rend compte à qui?) est totalement inepte.

Les incompétents notoires pour apprécier la compétence des techniciens se sont maintenus et ont même renforcé leur présence par un rideau de fumée procédurale qui ne fait aucune illusion.

[…] On ne s’étonnera pas que l’expert – donc la qualité de la justice et le respect du justiciable – en soient lourdement affectés. L’expert abusé, comment le justiciable ne le serait-il pas?

Merci M. Rousseau, je n’aurais pas mieux écrit.

Rubrique « Critiques » donc.

Expert freelance

J’ai bien réfléchi à quoi je pourrais occuper tout le temps libre qui serait dégagé si mon dossier de réinscription sur la liste des experts judiciaires était refusé.

Je me suis dit qu’il se pourrait que je me lance dans une activité d’expert freelance… Seulement voilà, je n’ai pas vraiment le profil: je ne sais pas me vendre, j’ai tendance à sous estimer le coût des prestations et je suis prêt à travailler gratuitement si on me le demande gentiment…

Et nous les informaticiens, nous avons tous une petite anecdote d’un « copain » qui nous a apporté son PC à réparer, « parce tu t’y connais », et qui nous a reproché ensuite tous les problèmes qu’il a pu rencontrer: « Mais tu ne m’as pas réinstallé internet! C’est quoi mes codes wanadoo? Pourquoi tu m’as mis un antivirus, maintenant mon Pc rame! » Etc.

Mais après 11 années passées dans le circuit judiciaire, je me rends compte qu’il y a un grand nombre de personnes qui auraient bien besoin d’un expert en informatique pour les aider dans leur dossier en Justice, soit parce que le magistrat a refusé de désigner un expert judiciaire, soit parce que l’expert judiciaire désigné a rendu un rapport défavorable.

Cas de l’absence de désignation d’un expert judiciaire:

Il ne m’appartient pas de critiquer les raisons qui peuvent amener un magistrat à refuser de désigner un expert judiciaire pour l’éclairer dans un dossier. Il me suffit de penser que le magistrat a compris le problème et qu’il n’a pas besoin de l’avis d’un technicien. Mais les rares fois où j’ai accepté une mission confiée par un avocat (ce que l’on appelle « expertise privée »), je me suis vraiment rendu compte que l’association « expert juridique » (l’avocat) et « expert informatique » pouvait décortiquer un problème de A à Z pour monter un dossier qui tienne la route. Guidé par l’avocat qui connait la procédure, je peux mettre en avant tous les détails techniques qui posent problèmes et les expliquer clairement pour que l’avocat les mettent « en musique ». A nous deux, en quelques séances de travail (parfois une seule), nous rédigeons des conclusions qui, à mon avis, peuvent éclairer le magistrat.

Cas de l’expert judiciaire désigné qui a rendu un rapport défavorable:

Avant de lire le rapport déposé par mon confrère, je tiens à préciser qu’il me paraît judicieux de se faire accompagner tout au long de la procédure par un expert (privé) qui saura veiller à ce que tous les éléments techniques soient correctement présentés et analysés lors de l’expertise judiciaire. Attention, il ne s’agit pas de maquiller la vérité, mais de faire en sorte qu’elle apparaisse clairement pour tout le monde, y compris pour l’expert judiciaire désigné par le juge. Il m’est arrivé d’être désigné comme expert judiciaire dans une affaire, et de voir arriver en réunion les parties accompagnées chacune par un confrère mandaté comme expert privé. La règle déontologique (la politesse?) est le respect mutuel, ce qui n’empêche pas de se sentir surveillé tout au long des différentes réunions. Cela maintient une certaine pression salutaire qui oblige au meilleur de soi-même. Évidemment, l’enjeu n’est pas d’essayer de torpiller les réunions par des critiques systématiques, mais d’accompagner « sa » partie pour lui expliquer les détails en direct et l’assister dans les moments très techniques.

Une fois le rapport déposé par l’expert judiciaire, rien n’interdit la critique, dès lors qu’elle reste fondée sur des éléments objectifs. Extrait des règles de déontologie du CNCEJ: « Si l’expert judiciairement commis a déjà déposé son rapport, le consultant privé qui remet à la partie qui l’a consulté une note ou des observations écrites sur les travaux de son confrère, doit le faire dans une forme courtoise, à l’exclusion de toute critique blessante et inutile.[…] En cas d’erreurs matérielles relevées dans le rapport de l’expert de justice, ou de divergence d’appréciation, il se limitera à les exposer et à expliciter les conséquences en résultant. L’avis de l’expert consultant ne peut comporter que des appréciations techniques et scientifiques. »

Mais cette expertise freelance a un coût loin d’être négligeable pour le justiciable. Et qui vient s’ajouter aux frais d’avocat. Car si en France la Justice est gratuite, cela signifie simplement que vous ne payez pas (directement) le salaire du magistrat qui va vous juger. Il vous faut par contre rémunérer le travail de votre avocat, et celui de votre expert privé.

Par contre, j’ai un avantage: je suis salarié d’une entreprise, ce qui me permet de considérer cette activité d’expertise de manière annexe et de pratiquer des tarifs très bas. C’est aussi un inconvénient car je n’exerce mon activité d’expert que sur mon temps libre (soir, week-end et congés payés). C’est d’ailleurs ce qui m’a amené à ne traiter quasiment que des dossiers d’expertise privée par voie numérique: des analyses de rapports en vue de rédaction de dires. Les échanges se faisant par emails, les frais divers sont minimes et ma réactivité peut être très forte (quelques jours). Par contre, j’ai toujours demandé un chiffrage des échanges (ce qui rebute quelques avocats peu à l’aise avec GPG) et j’ai toujours refusé les demandes faites par l’intermédiaire de ce blog (au moins tant que je suis inscrit sur la liste des experts judiciaires).

Mon pseudo anonymat ici me permet de vous dire sans fausse pudeur que je ne suis pas mauvais dans cet exercice, ayant eu à analyser quelques rapports de confrères avec lesquels je n’étais pas particulièrement d’accord, soit sur la méthode, soit sur les outils, soit sur les calculs… J’ai ainsi pu rédiger des remarques et des questions sur plusieurs points cruciaux, ce qui a permis à l’avocat de soumettre des dires pertinents à l’expert judiciaire.

Chers confrères qui me lisez ici, peut-être en avez vous fait les frais 😉

Chers lecteurs profanes, je me dois de reconnaître que je reçois également des dires pertinents après avoir remis mon pré-rapport aux parties. Et que ces dires me font parfois complètement modifier mon rapport final. Peut-être ont-ils été écrits avec l’aide d’experts freelances?

En tout cas, j’ai lu avec amusement ce billet sur le top 10 des bobards racontés aux infographistes naïfs… Et dans quelques mois, je vous raconterai peut-être le top 10 des bobards racontés aux experts freelances.

Mais pour l’instant, je travaille surtout pour l’Etat.

Et j’attends toujours deux ans le paiement de mes factures…

La sélection

Ma première réflexion critique sur le monde des experts judiciaires concernera le mode de sélection des experts judiciaires.

Je ne remets pas en cause l’existence d’une liste mise à la disposition des magistrats et avocats, mais la manière de voir son nom inscrit sur cette liste, la sélection.

Effectuons un petit retour en arrière de 11 ans: j’ai 35 ans, j’exerce comme professeur dans une grande école depuis cinq ans, j’ai été auparavant Maitre de Conférences un an et doctorant pendant quatre ans. Certes, aux yeux de ma fille de 15 ans, quand je lui dis « 35 ans », elle me répond que c’est déjà très vieux… Mais quelle expérience avais-je de la vie en entreprise? Quelle vision pouvais-je avoir des problèmes rencontrés par un directeur informatique ou un chef d’entreprise? Bien sur, les études et recherches n’étaient pas très loin, les concepts novateurs et émergents bien ancrés dans mon esprit, et dans ce domaine très évolutif qu’est l’informatique, la jeunesse peut être une force.

Mais comment tout cela a-t-il été estimé? Quel groupe de personnes s’est penché sur mon dossier de candidature pour dire: « celui là est bon, on le prend »?

Je ne sais pas.

Et le sentiment que j’ai de tout cela est qu’effectivement, je ne suis pas « le meilleur ». J’ai fait acte de candidature, j’ai été sélectionné, et retenu, et je ne sais pas pourquoi.

Lorsqu’un magistrat me confie une mission d’expertise, je donne le meilleur de moi-même. Je travaille dur, je me documente, j’écoute les intervenants, j’effectue mes vérifications in situ de façon contradictoire, je rends un rapport le plus clair possible, le plus pédagogique.

Comme beaucoup de personnes, je pense avoir des compétences. Mais j’ai aussi une certitude: je ne suis pas le meilleur informaticien de ma région. Je suis un nain.

Je le sais, parce que je les rencontre presque tous les jours: à travers les blogs, ou lors de réunions de retour d’expériences, dans mon réseau professionnel, lors de conférences ou à l’occasion de démonstrations. Il y a dans les entreprises, dans les Universités et dans les Grandes Ecoles beaucoup de personnes de talent dont les compétences dépassent les miennes.

Alors pourquoi moi? Par quel processus de sélection ai-je été choisi?

Je connais la composition de la commission de sélection. Ces personnes, pour brillantes qu’elles soient, n’ont pas la compétence technique pour juger de mes qualifications: ils ne connaissent pas le monde informatique et sa complexité.

Est-ce le nombre d’expertises réalisées depuis tout ce temps (11 ans quand même) qui vont permettre ma réinscription? Si oui, qu’en est-il des primo-postulants ou des experts en période probatoire?

Est-ce la tenue de ce blog? Si oui, que dire de tous les experts qui n’en tiennent pas?

Est-ce l’appartenance au club des experts judiciaires? Si oui, n’est-ce pas une sorte de circuit fermé: je suis expert donc je peux appartenir au club des experts judiciaires et, puisque j’appartiens au club des experts judiciaires, j’ai la compétence pour être expert judiciaire… Voir à ce sujet l’excellent dessin de xkcd sur les « Honor Societies ».

Alors qu’est-ce qui bloque? Comment s’assurer que les experts judiciaires soient les meilleurs informaticiens de France (et inversement)?

En 2007, j’avais écris un billet « propositions aux candidats [des élections présidentielles] pour de meilleures expertises » dans lequel j’écrivais:

Proposition n°4: Permettre l’inscription d’avocats spécialisés sur les listes d’experts. Ces avocats seraient désignés comme experts, seraient garants du bon respect de la procédure et pourraient choisir de s’adjoindre les services d’experts techniques hors listes (professeurs, chercheurs, techniciens reconnus…)

En effet, je reste persuadé que le fossé est trop large entre le monde judiciaire et le monde informatique. Un informaticien d’excellence n’est pas nécessairement armé pour gérer les éléments procéduraux, alors qu’un avocat oui. Et il existe des avocats parfaitement pointus sur les sujets les plus techniques de l’informatique (Me Eolas, Me Olivier Iteanu, Me Alain Bensoussan, etc) qui seraient parfaitement à même de faire le pont entre un magistrat et un technicien le plus geek, dans le respect des lois et procédures.

Comment ensuite repérer les « bons » informaticiens?

Et bien, comme tout le monde: sur le marché du travail. Comment font les entreprises quand elles recherchent un profil bien particulier? Elles passent par des entreprises spécialisées dans le recrutement, les chasseurs de tête. Tous les bons geeks ont leurs CV à jour sur internet et sont prêts à être approchés par un spécialiste du recrutement, même pour un contrat de prestation de service. Qui douterait des compétences d’un Sid sur la sécurité des systèmes d’information, d’un Korben sur la protection d’internet, ou d’un Nitot sur les fonctionnalités d’un navigateur.

Franchement, une liste de prestataires dont l’inscription est revue tous les 5 ans sur des critères inconnus, me semble être une solution archaïque.

Mais bien entendu, pour changer cela, il faudrait que le gouvernement dote la Justice d’un budget digne. On en revient toujours au même point.

Bien sur, en l’état, pour prêter main forte à la Justice, il n’y a que la méthode actuelle. J’ai donc repostulé.

En prévision de la fin d’une époque

J’ai déposé fin février mon dossier de demande de réinscription quinquennale sur la liste des experts judiciaires près ma Cour d’Appel. J’ai déjà décris dans ce billet le processus de réinscription.

Et fatalement, je suis amené à envisager que la justice décide de se passer de mes services. Non que l’hypothèse m’enchante, mais il est normal de l’envisager et autant le faire sereinement.

Je vous passe les détails qui m’interpellent, comme par exemple: comment terminer les expertises en cours si je ne suis pas réinscrit, comment gérer les déclarations aux différents organismes d’impôts et taxes, pourquoi n’ai-je pas été réinscrit (je doute que l’on me l’explique), etc.

Finalement, il me reste une seule interrogation vraiment importante pour moi: comment continuer à parler du monde de l’expertise sur ce blog si je ne suis plus expert judiciaire? Comprenez: comment continuer à en parler, sans que cela passe pour des réflexions aigries?

Pour être honnête, j’ai beau tourner cette question dans tous les sens, je pense qu’il ne me sera pas possible de garder une certaine objectivité sur le monde de l’expertise, tout simplement parce que je serai effectivement aigri.

J’ai donc décidé de respecter mon principe d’indépendance (lire ce billet) et d’aborder, avant une éventuelle radiation, et sans aigreur, quelques aspects qui me semblent discutables après 11 années passées dans le monde des experts judiciaires.

Je vais donc m’essayer, d’une manière calme et pondérée, à la création d’une nouvelle rubrique: Critiques. Vous n’y trouverez nul scoop ni idée révolutionnaire, mais un avis personnel (qui n’engage évidemment que moi) sur une activité que je pense importante pour la Justice.

J’ai quelques billets en préparation.
A bientôt.

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Note concernant l’image: CGI = computer-generated imagery, soit en français « images de synthèse ». N’y voyez pas de message compliqué autre que « Nul n’est irremplaçable ».