Je suis informaticien, je suis expert judiciaire en informatique, alors l’informatique, je connais bien. Vous qui me lisez ici, vous êtes peut-être aussi informaticien, peut-être pas. Vous connaissez sans doute un collègue informaticien, un ami, un petit-fils informaticien, ou même quelqu’un qui ressemble à un informaticien, quelqu’un qui sait y faire avec les ordinateurs.
Est-ce que pour autant, vous me donneriez une procuration pour aller voter à votre place? Est-ce que vous donneriez cette procuration à un collègue ou à quelqu’un que vous connaissez parce qu’il sait y faire avec les ordinateurs? Feriez-vous confiance à quelqu’un, pour qu’il vote « comme vous allez lui dire », simplement parce qu’il vous dépanne quand votre ordinateur déraille?
Sans pouvoir vraiment vérifier.
Moi, je pense que vous ne devriez pas.
Plutôt que d’essayer de vous montrer les dysfonctionnements possibles d’un vote informatique (avec une machine à voter ou par internet), je vais vous décrire ce qu’il se passe aujourd’hui dans un bureau de vote, au moment du dépouillement des bulletins de vote, tout au moins dans le bureau de vote auquel je participe depuis plusieurs années.
Tout d’abord, à l’heure de fermeture du bureau de vote (18h ou 20h), et bien les portes doivent rester ouvertes, pour permettre aux citoyens qui le souhaitent de venir assister aux opérations. Tout le monde peut venir s’il le souhaite, et il n’est pas rare que le responsable du bureau de vote propose à une ou plusieurs personnes du public de participer aux opérations de dépouillement.
La première opération est l’ouverture de l’urne. Celle-ci est transparente, pour qu’on puisse voir pendant que l’on vote, son enveloppe tomber et pour permettre de surveiller le niveau de remplissage pendant toute la journée. L’urne de vote possède deux clefs, comme pour le lancement de missiles dans tout bon film sur la question, et une fois ouverte, son contenu est doucement renversé sur une grande table.
Toutes les enveloppes qui étaient dans l’urne sont immédiatement comptées. Pendant ce temps, toutes les signatures du cahier d’émargement (que chaque électeur a signé lorsqu’il a voté) sont également comptées. Les deux nombres doivent être identiques.
Nous séparons alors les bulletins de vote (toujours dans leurs petites enveloppes) par paquets de 100 que nous mettons dans de grandes enveloppes qui sont aussitôt scellées. Puis nous ouvrons la première grande enveloppe de 100 bulletins pour commencer le dépouillement.
Une personne prend chaque enveloppe de vote, l’ouvre, en sort le bulletin contenu à l’intérieur et le passe déplié à une deuxième personne qui annonce à voix haute le nom indiqué sur le bulletin. Si l’enveloppe est vide, ou comporte un bulletin blanc, ou comporte plusieurs bulletins avec des noms différents, ou comporte un bulletin portant des inscriptions, ou comporte un bulletin fabriqué par l’électeur, le processus s’arrête et le bulletin (et son enveloppe) est mis de côté pour être annexé au rapport du bureau de vote.
Si l’enveloppe contient plusieurs bulletins tous identiques, un seul sera pris en compte.
Lorsque le nom inscrit sur le bulletin est énoncé à voix haute, deux personnes incrémentent un compteur pour chaque candidat sur une feuille de comptage (il y a donc deux feuilles de comptage), tout en énonçant, chacune à voix haute, le dernier chiffre du compteur du candidat concerné par le bulletin. Si les deux chiffres correspondent, le bulletin est posé sur la table, et l’on recommence.
A la fin de cette étape, le total dans tous les cas (nul, blanc, candidats) doit faire 100. Sinon, il faut recompter et trouver où est l’erreur (en général un blanc ou un nul non compté ou compté deux fois). Une fois tous d’accord sur la validité de dépouillement d’un lot de 100 bulletins, on recommence alors en ouvrant la grande enveloppe de 100 bulletins suivante. On a fini le dépouillement quand la dernière grande enveloppe est ouverte (elle contient presque toujours moins de 100 bulletins).
Les résultats du bureau de vote sont alors définitifs et peuvent être transmis à la mairie, où est en général réuni un public nombreux qui assiste aux additions des chiffres des différents bureaux de la commune. La mairie transmet ensuite à la préfecture qui transmet ensuite au ministère de l’intérieur qui publie les résultats provisoires, validés ensuite par le Conseil constitutionnel. Mon bureau de vote est de temps en temps contrôlé par un magistrat représentant le Conseil constitutionnel. Chacun peut vérifier les chiffres détaillés sur le site internet du ministère de l’intérieur.
Il me semble très difficile d’organiser une fraude à grande échelle: il faudrait corrompre toutes les personnes présentes dans le bureau de vote, il faudrait corrompre plusieurs bureaux de vote pour que la fraude puisse avoir un impact significatif.
Par contre, la fraude de grande ampleur est très facile si l’on informatise le vote. Je ne vais pas vous le prouver en expliquant les différentes techniques pouvant permettre cette fraude. Je vais simplement affirmer que c’est possible (et facile) pour un informaticien. Très facile même, s’il s’agit de l’informaticien qui a conçu le système.
Et surtout, vous ne pourrez pas vérifier l’absence de fraude. Vous ne pourrez pas vérifier l’authenticité des votes dépouillés. Vous ne pourrez pas vérifier, quelque soit votre niveau de connaissance technique. Vous ne pourrez pas vérifier, même si vous avez un ami qui s’y connait bien en informatique. Vous ne pourrez pas vérifier parce qu’il vous faudra faire confiance dans les informaticiens qui auront mis au point le système. Vous ne pourrez pas vérifier parce qu’il vous faudra leur donner une procuration et leur dire pour qui vous voulez voter.
Personnellement, je souhaite pouvoir vérifier.
Si vous êtes comme moi et que vous préférez le système actuel, lent et long, mais facilement vérifiable, alors pensez à en parler (avec courtoisie mais fermeté) à vos élus quand ils envisagent de mettre en place des machines informatisées pour faciliter les opérations de dépouillement. Dites leur que vous n’en voulez pas. Dites leur que vous voulez garder le contrôle. Dites leur que vous voulez pouvoir vérifier.Si vous ne dites rien à vos élus, ou si vos élus ne vous écoutent pas, ils décideront d’informatiser la procédure de vote, en expliquant que c’est plus simple et plus rapide.
Si vos élus ont déjà informatisé votre bureau de vote, dites leur que vous voulez revenir au système manuel, que vous voulez pouvoir vérifier vous-même les opérations de dépouillement.
Si l’informatisation des bureaux de vote continue, si le vote par internet se généralise, ce jour là, quelqu’un pourra voter à votre place sans que vous le sachiez et truquer les résultats. Facilement.
Vous ne pourrez pas vérifier.
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Crédit photo Spacedust Humor