La sélection

Ma première réflexion critique sur le monde des experts judiciaires concernera le mode de sélection des experts judiciaires.

Je ne remets pas en cause l’existence d’une liste mise à la disposition des magistrats et avocats, mais la manière de voir son nom inscrit sur cette liste, la sélection.

Effectuons un petit retour en arrière de 11 ans: j’ai 35 ans, j’exerce comme professeur dans une grande école depuis cinq ans, j’ai été auparavant Maitre de Conférences un an et doctorant pendant quatre ans. Certes, aux yeux de ma fille de 15 ans, quand je lui dis “35 ans”, elle me répond que c’est déjà très vieux… Mais quelle expérience avais-je de la vie en entreprise? Quelle vision pouvais-je avoir des problèmes rencontrés par un directeur informatique ou un chef d’entreprise? Bien sur, les études et recherches n’étaient pas très loin, les concepts novateurs et émergents bien ancrés dans mon esprit, et dans ce domaine très évolutif qu’est l’informatique, la jeunesse peut être une force.

Mais comment tout cela a-t-il été estimé? Quel groupe de personnes s’est penché sur mon dossier de candidature pour dire: “celui là est bon, on le prend”?

Je ne sais pas.

Et le sentiment que j’ai de tout cela est qu’effectivement, je ne suis pas “le meilleur”. J’ai fait acte de candidature, j’ai été sélectionné, et retenu, et je ne sais pas pourquoi.

Lorsqu’un magistrat me confie une mission d’expertise, je donne le meilleur de moi-même. Je travaille dur, je me documente, j’écoute les intervenants, j’effectue mes vérifications in situ de façon contradictoire, je rends un rapport le plus clair possible, le plus pédagogique.

Comme beaucoup de personnes, je pense avoir des compétences. Mais j’ai aussi une certitude: je ne suis pas le meilleur informaticien de ma région. Je suis un nain.

Je le sais, parce que je les rencontre presque tous les jours: à travers les blogs, ou lors de réunions de retour d’expériences, dans mon réseau professionnel, lors de conférences ou à l’occasion de démonstrations. Il y a dans les entreprises, dans les Universités et dans les Grandes Ecoles beaucoup de personnes de talent dont les compétences dépassent les miennes.

Alors pourquoi moi? Par quel processus de sélection ai-je été choisi?

Je connais la composition de la commission de sélection. Ces personnes, pour brillantes qu’elles soient, n’ont pas la compétence technique pour juger de mes qualifications: ils ne connaissent pas le monde informatique et sa complexité.

Est-ce le nombre d’expertises réalisées depuis tout ce temps (11 ans quand même) qui vont permettre ma réinscription? Si oui, qu’en est-il des primo-postulants ou des experts en période probatoire?

Est-ce la tenue de ce blog? Si oui, que dire de tous les experts qui n’en tiennent pas?

Est-ce l’appartenance au club des experts judiciaires? Si oui, n’est-ce pas une sorte de circuit fermé: je suis expert donc je peux appartenir au club des experts judiciaires et, puisque j’appartiens au club des experts judiciaires, j’ai la compétence pour être expert judiciaire… Voir à ce sujet l’excellent dessin de xkcd sur les “Honor Societies”.

Alors qu’est-ce qui bloque? Comment s’assurer que les experts judiciaires soient les meilleurs informaticiens de France (et inversement)?

En 2007, j’avais écris un billet “propositions aux candidats [des élections présidentielles] pour de meilleures expertises” dans lequel j’écrivais:

Proposition n°4: Permettre l’inscription d’avocats spécialisés sur les listes d’experts. Ces avocats seraient désignés comme experts, seraient garants du bon respect de la procédure et pourraient choisir de s’adjoindre les services d’experts techniques hors listes (professeurs, chercheurs, techniciens reconnus…)

En effet, je reste persuadé que le fossé est trop large entre le monde judiciaire et le monde informatique. Un informaticien d’excellence n’est pas nécessairement armé pour gérer les éléments procéduraux, alors qu’un avocat oui. Et il existe des avocats parfaitement pointus sur les sujets les plus techniques de l’informatique (Me Eolas, Me Olivier Iteanu, Me Alain Bensoussan, etc) qui seraient parfaitement à même de faire le pont entre un magistrat et un technicien le plus geek, dans le respect des lois et procédures.

Comment ensuite repérer les “bons” informaticiens?

Et bien, comme tout le monde: sur le marché du travail. Comment font les entreprises quand elles recherchent un profil bien particulier? Elles passent par des entreprises spécialisées dans le recrutement, les chasseurs de tête. Tous les bons geeks ont leurs CV à jour sur internet et sont prêts à être approchés par un spécialiste du recrutement, même pour un contrat de prestation de service. Qui douterait des compétences d’un Sid sur la sécurité des systèmes d’information, d’un Korben sur la protection d’internet, ou d’un Nitot sur les fonctionnalités d’un navigateur.

Franchement, une liste de prestataires dont l’inscription est revue tous les 5 ans sur des critères inconnus, me semble être une solution archaïque.

Mais bien entendu, pour changer cela, il faudrait que le gouvernement dote la Justice d’un budget digne. On en revient toujours au même point.

Bien sur, en l’état, pour prêter main forte à la Justice, il n’y a que la méthode actuelle. J’ai donc repostulé.

6 réflexions sur « La sélection »

  1. "Tous les bons geeks ont leurs CV à jour sur internet"

    Soit les bons geeks que je ne connais ne sont pas bons, soit ce ne sont pas des geeks 🙂

  2. Intéressante réflexion.
    En tout cas cette commission de sélection ne s'est pas trompée sur votre compte, il y a 11 ans.

    Vous oubliez que la compétence technique n'est pas le seul critère de choix. Une enquête de moralité est aussi réalisée, et maintenant une période probatoire de 2 ans est instaurée.

    Pour la compétence technique, j'imagine qu'un premier filtre devrait être le diplôme de l'impétrant, et la réalité de ce diplôme devrait être vérifiée.

    Ensuite, les expertises étant tellement variées, qu'il est impossible d'être spécialiste de tout : on peut passer de l'évaluation de la mise en place d'un ERP au civil à la recherche de SMS effacé au pénal. C'est une gymnastique permanente. Donc c'est plus une spécialité en "curiosité intellectuelle" qu'il faudrait rechercher.

    Le fait d'inscrire des avocats sur les listes d'expert m'embête un peu. J'imagine mieux un magistrat (p.ex. le juge chargé du contrôle) qui serait un directeur d'expertise et qui pourrait encadrer l'aspect procédural d'une expertise. Mais cela suppose un coût supplémentaire pour la justice, qui a d'autres priorités, plus vitales. L'aspect procédural peut aussi être dispensé aux experts lors de séances de formation mais l'efficacité de ce dispositif est toute relative. Le mieux serait tout de même que les magistrats fassent un retour aux experts sur le déroulement et la qualité de leurs expertises.

  3. Un diplome n'est en rien un gage de qualité et de competence, surtout en informatique, nombreux sont les cas ou de simple possesseur de bac pro ecrase des ingenieur.

  4. Korben, longue vie à lui, a déjà dit que ce n'était pas un crack en informatique. Ce n'empêche pas son blog d'être excellent.

  5. @Anonyme: Je n'ai pas écris qu'il était un crack en informatique, j'ai écris qu'il était un crack en protection sur internet. Et je ne renvoyais pas sur son blog (qui est excellent) mais sur son wiki.

  6. Quelle est l'origine de la BD ?

    Merci d'avance,

    (il manque un n à la fin du printf pour faire zoli).

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