Depuis 1999, je suis inscrit sur la liste des experts judiciaires en informatique de ma cours d’appel. Lorsque j’ai demandé mon inscription, je ne savais même pas que l’on pouvait demander des honoraires pour les missions qu’allaient me confier les magistrats.
Ma démarche initiale était de mettre mes connaissances au service de la justice, et de me rapprocher de l’univers professionnel de mon épouse avocate.
Mon épouse m’a fait alors remarquer que tout travail mérite salaire et qu’un savoir d’expert avait un prix. Les tribunaux possèdent d’ailleurs des grilles tarifaires leur permettant de vérifier les éventuels abus. Donc, aussitôt cette grille récupérée, j’ai fixé mes honoraires qui ont peu évolué depuis.
J’ai raconté tout cela dans un billet récent : combien coûte une expertise ?
Pendant des années, j’ai suivi consciencieusement cette procédure :
– le magistrat me contacte, en général par écrit, pour me donner une mission d’expertise (c’est l’ordonnance de mission) ;
– j’établis un devis que j’adresse au magistrat pour acceptation, avec éventuellement une demande de provision (sauf cas d’urgence) ;
– une fois le rapport déposé, j’envoie une note de frais et honoraires (et j’attends, parfois fort longtemps).
Cette procédure est venue se compliquer avec l’entrée en lice du logiciel abominable Chorus.
Mais depuis quelques temps, j’en suis arrivé à me demander si je ne vais pas réaliser mes expertises judiciaires gratuitement, et cela volontairement.
Arguments pour :
– Je suis fier d’être inscrit sur cette fameuse liste des experts judiciaires. Cela suffit à mon bonheur.
– La justice est, en France, à bout de souffle, car étranglée financièrement. Pourquoi creuser ce gouffre, quand la plupart des juridictions manquent des moyens les plus élémentaires pour fonctionner (fax en état, téléphones portables pour les astreintes, papiers pour les photocopieurs, codes à jour, post-it, stylos, etc.) ?
– Le développement de mon activité de consultant privée, boostée par mon inscription sur la liste des experts, devrait suffire à financer mes activités expertales qu’elles soient judiciaires, administratives ou privées.
– Simplification extrême de la procédure : plus besoin de faire de devis, plus besoin d’attendre le feu vert pour démarrer les opérations d’expertise. Tout cela amène un gain de temps phénoménal.
– Plus besoin non plus de râler contre les lenteurs des paiements.
– Je suis salarié, je peux financer un déplacement pour des réunions d’expertise. Je finance déjà la totalité du temps que je passe en autoformation sur l’état de l’art, à chaque mission que l’on me donne.
– Si le nombre d’expertises monte en flèche, j’ai toujours la possibilité de refuser, parce que je serais débordé.
Arguments contre :
– Certaines dépenses obligatoires, telles que l’assurance en responsabilité civile (lire le billet intitulé « le prix de la liberté« ) sont assez conséquentes (1200 euros), sans parler du coût des ouvrages spécialisés et des formations (fortement recommandées).
– Est-il juste que je paye de ma poche les différents déplacements, les jours de congé payés pris pour les réunions d’expertise ?
– Mes connaissances, et l’avis que je donne au magistrat, ont une valeur. N’est-il pas normal que cette valeur soit transcrite en euros sonnants et trébuchants ?
– Pour certaines personnes, tout ce qui est gratuit est de mauvaise qualité. Les avocats commis d’office savent de quoi je veux parler. C’est bien entendu faux, mais les gens sont comme ça. Surtout que finalement les avocats commis d’office sont payés par l’État, alors que moi, je propose de payer moi-même le coût de l’expertise. Les gens sont-ils prêts à comprendre ma démarche.
– Comment les magistrats vont-il appréhender cette proposition ? Vont-ils penser que je cherche à tout prix à faire des expertises ? Cette attitude originale ne cache-t-elle pas quelque chose de suspect ?
J’ai conscience que je peux me poser cette question car je ne vis pas du revenu de mes expertises judiciaires, que je suis inscrit comme expert dans une rubrique où les dépenses peuvent être relativement minimes, surtout si l’on s’appuie sur des logiciels gratuits. Je n’englobe pas dans ma réflexion les experts-traducteurs, ni les laboratoires, ni même l’ensemble des autres experts. Je pense uniquement à mon cas.
Cette idée de travail gratuit se retrouve dans la communauté des développeurs open source, et des développeurs de logiciels gratuits. Pourquoi pas dans la communauté des prestataires de services ? Je travaillerais gratuitement pour le public, mais je me ferais payer toutes les prestations privées.
J’avoue que cette idée de proposer mes services gratuitement à la Justice tourne de plus en plus dans ma tête.
Je trouve que ça a une certaine classe, et que ça correspond assez bien à mes idéaux initiaux.
J’hésite néanmoins.
Qu’en pensez-vous ?