La pratique de la spéléologie dans le club qui m’a formé était un mélange d’exploration, de formation à la pratique, de formation à l’encadrement et d’éveil à l’intérêt scientifique de cette discipline.
Une fois passés les premiers niveaux de la pratique, j’ai donc très vite été incité à devenir encadrant, c’est-à-dire à passer le diplôme d’initiateur. A cette époque, vous aviez déjà 3 niveaux de diplômes spéléos: « initiateur », celui qui peut emmener des débutants dans des cavités adaptées (en particulier sans grand puits), le « moniteur », celui qui savait tout sur tout en plus d’être un sportif accompli, et enfin « l’instructeur », le demi-dieu de la spéléologie.
Je n’ai jamais dépassé le niveau « initiateur », préférant me spécialiser dans la manipulation des explosifs pour servir à quelque chose dans l’équipe de spéléo-secours de mon département.
J’ai donc encadré plusieurs sorties spéléos emmenant des débutants du club, très nombreux chaque année. L’une de ses sorties restera dans ma mémoire.
La préparation d’une sortie spéléo est très minutieuse, surtout quand on doit parcourir des centaines de kilomètres pour pratiquer ce sport. On regrette très vite d’avoir oublié une corde indispensable, entrainant l’annulation frustrante de la suite de l’exploration. Il faut connaître la topographie du gouffre choisi, regrouper les cordes appropriées, et tout le matériel pour les accrocher aux parois, répartir tout cela dans des sacs, organiser les repas, prévoir le gîte adapté, regrouper les voitures, vérifier les assurances, faire les répétitions des gestes techniques minimaux de manipulation du matériel de descente et de remontée, vérifier les harnais, les casques, les lampes à acétylène, les lampes électriques de secours, prévoir les réserves de carbure de calcium, etc.
Le club disposait d’un vieux combi Volkswagen que j’ai été amené à conduire souvent et qui nous permettait de partir à 8 avec tout le matériel spéléo et nos sacs persos en payant un tarif réduit aux péages (véhicule famille nombreuse).
Le gouffre sélectionné pour cette sortie n’avait qu’un seul puits, situé dès l’entrée. Ce puits faisait 10m et démarrait une cavité assez jolie par son cheminement souterrain bien que très fréquentée parce qu’accessible pour l’initiation.
Quand nous sommes arrivés à l’entrée du gouffre, il y avait déjà plusieurs équipes présentes sous terre, chacune ayant installé ses propres cordes. Je m’empresse de procéder moi-même à la mise en place de notre matériel (sous celui des autres équipes) et descend le premier pour assurer la sécurité des débutants depuis le bas du puits.
Je laisse donc mon camarade initiateur s’occuper de la sécurité en haut du puits, pour que chaque débutant soit placé sur la corde sans danger de chute. Chaque sortie doit être encadrée par au moins deux diplômés pour assurer la sécurité: l’un s’occupe du haut du puits, l’autre tient solidement la corde depuis le bas, pour assurer la descente en douceur du débutant. C’est cette tâche que j’avais choisie.
Je vois donc défiler, lentement mais surement, tout mon groupe, jusqu’à cette petite brune aux cheveux longs.
La descente sur corde en spéléologie nécessite l’emploi d’un appareil très simple à deux poulies fixes, tel que décrit ici sur Wikipédia. La corde fait un demi-huit entre les deux poulies, et la gestion des frottements (les poulies sont fixes) permet au spéléologue de maitriser sa vitesse de descente. En cas de problème (perte de conscience, panique ou lâché de corde), la personne située en bas tire sur la corde et arrive à stopper la personne avant qu’elle n’acquière une vitesse de chute trop grande.
La consigne pour les cheveux très longs est de bien les attacher pour éviter qu’ils ne se prennent dans le descendeur et ne se coincent entre la corde et les poulies.
Las, mon camarade en charge de la surveillance du haut du puits était très vigilant sur la bonne mise en place de la corde dans le descendeur, moins sur les problèmes potentiels des longs cheveux. Et ce qui devait arriver arriva: à mi chemin du puits, une grosse poignée de cheveux s’est prise dans le descendeur, stoppant nette la descente de la jolie brune dans un hurlement de douleur assourdissant.
Tout le poids de cette jeune fille reposait sur une partie de son cuir chevelu qu’il tentait d’arracher… Plus je tirais sur la corde pour m’assurer qu’elle ne descendrait pas d’un seul coup, risquant de se briser les os à mes pieds, plus elle hurlait de douleur. J’étais bloqué en bas.
Mon camarade du haut ne pouvait pas descendre sur la corde déjà occupée (c’est une technique délicate qu’il ne maitrisait pas) et restait tétanisé par les hurlements qui remplissaient tout le puits. Je ne pouvais pas bouger de mon poste car les cheveux (ou le cuir chevelu) risquaient de rompre à tout moment et la malheureuse n’était plus en état de gérer sa descente en douceur. Tout le monde était pétrifié.
Après quelques longues secondes d’hésitation, j’ai appelé un débutant qui me semblait plus dégourdi que les autres. Je l’ai regardé dans les yeux et lui ai expliqué ce que j’attendais de lui: qu’il tienne solidement la corde en y mettant tout son poids malgré les hurlements. La vie de notre camarade en dépendait. Après m’être assuré qu’il avait compris et s’était mis en position adéquate, je suis monté sur les cordes mis en place par les autres équipes qui nous avaient précédées.
Je me souviens de cette remontée de quelques mètres seulement qui m’a semblé prendre des heures.
Arrivé à la hauteur de l’infortunée chevelue, ma première pensée a été de lui couper les cheveux avec la flamme de ma lampe à acétylène. Un éclair d’intelligence m’a fait réaliser que l’ensemble de sa chevelure risquait de prendre feu. Je la rassurais comme je pouvais, elle alternait gémissements et hurlements, supplications et appel à l’aide.
J’ai alors retiré mon casque. Comme un moniteur du club me l’avait enseigné, j’avais toujours, glissés dans mon casque, une couverture de survie, la liste des question à poser en cas d’accident, un petit carnet et un crayon pour prendre des notes, une boite d’allumettes et un tout petit couteau.
En enlevant délicatement mes gros gants, j’ai saisi mon couteau avec précaution pour ne pas qu’il ne m’échappe, je l’ai déplié, et j’ai commencé à découper les cheveux pris dans le descendeur en expliquant à voix haute ce que je faisais. Sa tête a fini par se relever. J’ai pris la corde, demandé à l’assureur du bas de relâcher la tension, et j’ai fais un nœud autour du descendeur pour empêcher sa descente.
Je l’ai prise dans mes bras pour qu’elle pleure de toute son âme.
Au bout de quelques minutes, j’ai remplacé mon équipement de remontée par celui de descente, j’ai retiré le nœud de son descendeur et du mien, et nous avons commencé la descente sur nos cordes respectives, elle étant blottie contre moi, et moi tenant les deux cordes dans mes mains.
La descente s’est faite dans un silence rendu impressionnant par le vacarme précédent.
Il nous a fallu une heure pour repartir. Le cuir chevelu de la jeune fille avait gonflé d’une manière alarmante. Nous sommes remontés côte à côte sur deux cordes. Nous avons pris le temps nécessaire. Elle est restée allongée dans la voiture pendant tout le trajet vers l’hôpital.
Elle n’a pas poursuivi la pratique de la spéléologie.
Depuis, nous vérifions pour chaque fille et chaque garçon qu’aucun cheveu ne dépasse.
Et nous avons tous un petit couteau dans notre casque.