Lorsque j’étais en classe de seconde, j’ai eu à faire un exposé en physique sur un thème libre. Très marqué par mes lectures scientifiques d’alors, j’avais choisi les Tokamak. Pendant l’exposé, je me souviens avoir du expliquer le phénomène de fusion nucléaire à une classe un peu ennuyée. Il faut dire que je n’en avais pas moi-même compris grand chose, si ce n’est que le rapprochement de deux atomes légers produit un atome plus lourd (somme des deux atomes) et beaucoup d’énergie (le côté « magique » de la réaction).
Ce qu’il me reste de cette expérience éprouvante (surtout pour mes camarades), c’est l’idée qu’il ne vaut mieux pas se lancer dans un exposé que l’on ne maitrise pas, même devant une assemblée qui ne s’y intéresse pas, mais aussi l’idée un peu romantique que deux êtres qui unissent leurs efforts peuvent construire quelque chose de plus grand que s’ils devaient s’y prendre séparément. J’ai pu vérifier ce dernier point de nombreuses fois au cours de ma vie, et en particulier dans ma vie privée.
L’éducation des enfants et l’organisation de la vie d’une famille sont deux exemples particulièrement flagrants: c’est beaucoup plus facile à deux. Le pire est qu’on ne s’en rend compte que lorsque l’un des deux fait défaut, de la même façon qu’on n’apprécie vraiment d’avoir l’usage de ses deux jambes qu’après avoir passé plusieurs semaines dans le plâtre.
Dans mon cas, il s’agit de l’hospitalisation de ma moitié pour une opération a priori bénigne. Nous voici donc tous les deux le jour J dans la chambre d’hôpital en train d’attendre l’heure H et la minute M. Sachant que nous devions ABSOLUMENT nous présenter à 8h pour une raison totalement inconnue de nous encore aujourd’hui alors que l’opération était prévue à 16h…
A 15h45, un homme tout de vert vêtu vient chercher mon épouse et son lit pour les emmener vers le bloc opératoire.
Moi: « Quelle sera la durée de l’opération? »
Lui: « Environ 45mn, ne vous inquiétez pas tout ira bien. »
Tu parles, qu’est-ce qu’il peut bien en savoir? Qui me dit qu’il n’est pas là pour me donner le change, tel un Mérovingien d’hôpital?
Me voici donc seul dans une chambre doublement vide.
15mn passent. J’imagine Grégory regardant du haut de la salle d’observation vitrée mon épouse endormie.
30mn. Ma Time Line Twitter me tient compagnie. Je regarde ma montre de plus en plus souvent en rêvant être Ravel, agent du Nexx, capable de me déplacer dans le temps pour y remettre de l’ordre.
45mn. J’imagine la sortie du bloc, les chirurgiens aux fronts trempés de sueur épongés par des infirmières nues sous leur blouse expérimentées. J’imagine des chirurgiennes aux fronts trempés de sueur épongés par des infirmiers bodybuildés expérimentés.
46mn. Bon. Pourquoi est-ce qu’elle n’est pas revenue?
A partir de ce moment, mon esprit rationnel commence à envisager tous les cas possibles, fidèle à mon film d’horreur permanent. Les minutes deviennent des heures, les heures des années.
Je me suis alors souvenu d’un moyen de lutte contre l’angoisse: la litanie du Bene Gesserit contre la peur:
« Je ne connaîtrai pas la peur car la peur tue l’esprit.
La peur est la petite mort qui conduit à l’oblitération totale.
J’affronterai ma peur.
Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi.
Et lorsqu’elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin.
Et là où elle sera passée, il n’y aura plus rien.
Rien que moi. »
Comme je ne suis pas le Kwisatz Haderach, l’être suprême, on ne peut pas dire que ce mantra ait fonctionné. Ma peur était toujours là et prête à se transformer en peur panique.
Il fallait donc que j’affronte ma peur. Je suis allé voir les infirmières qui papotaient devisaient dans un petit bureau jouxtant la chambre.
Moi: « Heu, vous pensez que ma femme va bientôt revenir? Parce que là, j’attaque les ongles de ma deuxième main… »
Elles (unanimes): « Mais monsieur, votre femme se trouve en salle de réveil. Et en général, ça dure bien plusieurs heures. »
Dès le départ, au lieu de demander au petit bonhomme tout vert combien de temps allait durer l’opération, j’aurais du demander dans combien de temps ma femme allait remonter…
Au temps pour moi.
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Je dois préciser que pendant ces heures d’attente, plusieurs personnes m’ont adressé des petits messages d’encouragement par email ou via Twitter. Qu’elles soient toutes ici remerciées. J’ai un peu honte d’avoir envisagé le pire qui heureusement n’est pas arrivé, et d’avoir eu le soutien de certains qui sont dans une situation où le pire est malheureusement arrivé (relisez la phrase lentement, je suis presque sur qu’elle a un sens).
Grâce à vous, et au dieu bienveillant des roots, j’ai pu affronter ma peur.
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J+3: Me voici en train de réaliser de manière concrète la place que prend la pièce manquante de mon couple dans l’organisation de la vie de la famille. C’est la mystérieuse propriété de la fusion dont je parlais au début de ce billet, avant de me perdre dans le récit de mon angoisse hospitalière: on réalise beaucoup plus de choses à deux que la somme des choses que l’on réalise chacun séparément. Surtout quand les actifs (les adultes) soutenant les passifs (les ados) passent de deux à un, et que les passifs (ceux qui sont portés par les actifs) passent de trois à quatre. Un rééquilibrage s’avère nécessaire.
Première étape: assurer l’essentiel.
Le travail professionnel, les expertises judiciaires, le travail pour la commune.
Les conduites à l’école et aux activités extrascolaires des enfants.
Les repas, ce qui inclut les courses.
Les lessives (une à deux par jour), ce qui inclut le tri du linge (foncés, clairs, couleurs, 30, 40, 60, 90), le choix des programmes (coton 40 ou 40 fréquence plus, avec essorage ou sans?), le séchage, le repassage (externalisé) et le rangement (sous traité aux enfants).
Les récupérations à l’école (tiens, mais il est 19h[1] !).
Deuxième étape: faire des choix pour survivre.
Sont passés à la trappe: les heures de surfs, les analyses simulées de récupération de données, la glande veille technologique.
Ont été grandement diminués: le temps passé sur Twitter, Xbox, Call of, les jeux passionnants et la lecture.
Le pain frais quotidien a été remplacé par du pain tranché congelé, les repas variés et équilibrés par une permutation pâtes/purée/salade/riz/maïs accompagnés d’un random sur quenelles/steack haché/knackis/thon/pizza/jambon, pour l’instant pour la grande joie des enfants, qui m’ont quand même fait remarquer l’absence de légumes frais (de quoi?).
Troisième étape: dormir et tenir six semaines. Faire des offrandes aux différentes Pythies et Sibylles.
J’affronterai ma peur.
Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi.
Et lorsqu’elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin.
Et là où elle sera passée, il n’y aura plus rien.
Rien que moi.
Et nous deux.
Et nous cinq.
ET l’énergie dégagée.
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[1] Note à benêt: 16h30 sortie école, 18h30 fin de garderie si récupération sortie école pas possible, 19h penser à amener des fleurs et une boite de chocolat à la garderie, 20h commissariat, 21h chez les voisins, le lendemain Tribunal pour enfants (salauds de voisins, maudite mémoire).
Crédit images darkroastedblend.com