La peine de mort

Je lis actuellement un ouvrage ancien intitulé « Histoire de la médecine légale en France d’après les lois, registres et arrêts criminels » par Charles Desmaze, publié en 1880.

Il y a dans cet ouvrage quelques extraits que je brûle de vous faire partager.
S’il y a encore parmi mes lecteurs quelques égarés partisans de la peine de mort…
Le texte est écris par un médecin qui ne cache pas sa sympathie pour la peine capitale. Ces mots et expériences m’ont fait frémir.
Cœurs sensibles s’abstenir, alcooliques réfléchir, carabins à vos notes.

Extraits:
Depuis la fin du dernier siècle [ndz: le texte est écrit en 1880], un nouveau mode de supplice, rapide mais sanglant, a été admis en France, comme occasionnant moins de douleur que ceux qu’on avait employés jusqu’alors [ndz: le 15 avril 1792, on essayait à Bicêtre, pour la première fois et sur un cadavre, l’instrument du supplice que venait d’inventer le docteur Guillotin]. Pendant longtemps, on ne songea pas à mettre en doute la supériorité de la guillotine sur la pendaison et le supplice de la hache. Mais, dans ces dernières années, quelques écrivains, des médecins même, ont affirmé que la décapitation est indigne de notre civilisation et qu’elle inflige au criminel de longues souffrances. Ils oubliaient que les physiologistes du siècle dernier, et parmi eux Bichat, avaient réfuté d’avance ces affirmations, qui sont en contradiction avec ce que nous apprend la physiologie expérimentale, avec ce que l’on sait du mécanisme de la mort subite.

« Quoi de plus grave, comme le disaient, en 1870, MM. les docteurs Evrard et Dujardin-Beaumetz dans leur excellent travail sur le supplice de la guillotine, quoi de plus grave, en tout état de cause, que de jeter dans un public incompétent, cette affirmation hardie, et quoi de plus propre à troubler la conscience des citoyens à qui la loi impose le devoir de juger les criminels? La crédulité publique recherche avec avidité et accueille avec une faveur aussi cruelle que malsaine, les histoires émouvantes: la tête de Charlotte Corday rougissant sous le soufflet du bourreau, deux têtes se mordant dans le panier funèbre, le fond des sacs rongé par les dents des suppliciés sont des récits traditionnels, que leur imagination commente sans s’arrêter à l’invraisemblance. Les partisans de l’abolition absolue de la peine de mort, ont trouvé dans ces horreurs un argument persuasif, car ils s’adressent à cette pitié instinctive et profonde que les cœurs les plus affermis éprouvent pour l’homme qui va payer de sa vie l’excès même de ses crimes. »

C’est pour réfuter encore une fois ces assertions que le docteur Evrard, médecin des prisons de Beauvais, a voulu renouveler les expériences qu’il a faites en 1870, avec le docteur Dujardin-Beaumetz, médecin de l’armée.
Ce médecin demanda et obtint qu’on lui livrerait les restes d’un supplicié, immédiatement après l’exécution. Il nous avait invités, avec mon fils, dit le docteur Gaston Decaisne, à l’aider dans ces expériences, et nous nous rendîmes à cet effet, le 13 novembre 1879 à Beauvais […]
Le condamné était un nommé Prunier, âgé de vingt-trois ans, charretier à Trie-la-Ville, dans le département de l’Oise. Il avait, sans motifs aucuns, tué une vieille femme, l’avait violée, avait chargé le cadavre sur ses épaules et l’avait jeté à la rivière. Dix minutes après, voulant s’assurer que sa victime était morte, il retournait à la rivière, apercevait le corps qui flottait, le tirait hors de l’eau par les pieds et renouvelait ses outrages. Puis il abandonnait le cadavre et allait coucher chez son père, à quelque distance du crime. Il fut réveillé par les gendarmes, qui vinrent l’arrêter quelques heures après et à qui il fit les aveux les plus complets.

Le jour du crime, il s’était levé en disant: « Il faut que je fasse un coup aujourd’hui, je veux me battre. » Il parcourt les cabarets du pays et du village voisin, il boit outre mesure […]. Depuis près de cinq ans, Prunier s’adonnait aux boissons alcooliques et il a toujours attribué son crime à la boisson. Il résulte des dépositions de plusieurs témoins entendus dans l’instruction qu’à différentes reprises et depuis quelques années, poussé par des instincts génésiques, il avait poursuivi de ses brutales obsessions plusieurs femmes du pays, qui n’avaient échappé à ses tentatives criminelles que par la fuite.

Le 13 novembre 1879, Prunier payait de sa tête le crime odieux dont il s’était rendu coupable [ndz: à l’époque les exécutions avaient lieu sur la place publique]. Rien dans sa conduite à la prison de Beauvais n’a pu faire soupçonner, un seul instant, l’existence d’une perturbation des facultés mentales […]

Les restes du supplicié nous ont été remis à sept heures cinq minutes du matin, c’est-à-dire entre quatre minutes et demis et cinq minutes après la décapitation. Le corps était placé à plat ventre dans le panier, dont le fond était garni de sciure de bois, la tête reposait sur le côté gauche. Celle-ci présentait à peine quelques rares taches de sang, isolées dans le voisinage de la section. Pas de sang au niveau des lèvres et de la conque des oreilles. Rien, en un mot, indiquant que l’extrémité céphalique ait pu être le siège de mouvements convulsifs immédiatement après sa chute. Ce qui confirme encore cette supposition, c’est que les oreilles ne contenaient à peine que quelques parcelles de sciure de bois.

Cette tête, placée immédiatement sur une table, en plein air, au milieu du cimetière, présente l’aspect suivant:
Les yeux sont fermés. Si l’on entr’ouvre les paupières, on aperçoit le globe de l’œil fixe et affaissé. Les pupilles sont égales et moyennement dilatées. La face est pâle, mate, complètement exsangue, offrant une apparence de stupeur. La mâchoire est légèrement entr’ouverte. Les conjonctives, les lèvres, la langue, toutes les muqueuses, enfin, sont absolument décolorées.
La section très nette est située à un niveau élevé. Elle correspond, en effet, à l’intervalle qui sépare la troisième et la quatrième vertèbres cervicales. Une lamelle osseuse a été détachée de la face supérieure de cette dernière […].
C’est alors que l’un de nous appelle plusieurs fois de suite le supplicié par son nom, en s’approchant aussi près que possible du conduit auditif. Aucun mouvement de la face ou des yeux ne trahit la moindre perception.
On pince fortement la peau des joues, on introduit dans les narines un pinceau imbibé d’ammoniaque concentrée, on cautérise la conjonctive avec un crayon de nitrate d’argent. aucune contraction, aucun mouvement ne se produisent; la face conserve son impassibilité. Une bougie allumée placée immédiatement auprès des yeux largement ouverts, avait déjà donné un résultat négatif, alors même que la flamme léchait le globe oculaire […].

Ces premières expériences une fois terminées, notre but principal était rempli. Nous avions acquis, autant qu’il est humainement possible, la certitude que la tête du supplicié ne sentait plus, ne percevait plus, ne vivait plus. Nous procédons alors à l’extraction du cerveau […].

Tous les muscles réagissent à l’électricité. C’est ainsi qu’après l’ablation du cerveau, on provoque toutes les contractions des muscles de la face, le grincement et le claquement des dents, les mouvements des yeux, l’élévation et l’abaissement des paupières. De même par l’électrisation des muscles intercostaux et du diaphragme, on provoque artificiellement les mouvements respiratoires. […] Des contractions énergiques sont également obtenues dans les muscles des membres. Nous avons pu ainsi faire élever les bras, fléchir les avant-bras, les poignets, et les doigts sont venus serrer fortement la main de l’un de nous. Cette réaction musculaire persistait une heure et demie après la décapitation, c’est-à-dire au moment où les restes du supplicié ont été remis aux fossoyeurs.

Telles sont les seules expériences qu’il nous ait été donné de faire, vu le temps limité dont nous disposions par suite des nécessités de l’inhumation […] Quant à l’injection de sang oxygéné dans les vaisseaux crâniens, outre qu’elle ne pourrait donner de résultat qu’à la condition d’avoir la tête au moment de sa chute, les moyens matériels nous manquaient pour la mener à bonne fin. Cette expérience ne serait d’ailleurs praticable que si les exécutions avaient lieu à l’intérieur des prisons. Encore une fois le seul but que nous avions en vue a été atteint, et nous avons acquis la certitude que la mort est immédiate après la décapitation par le couperet de la guillotine.

Comme les confrères qui assistaient à nos expériences, nous avons été frappés de l’état particulier que présentait le cerveau du supplicié. Les lésions [que nous y avons trouvées] étaient le produit manifeste d’un travail pathologique à marche plus ou moins lente, qui ne s’était traduit pendant la vie par aucun symptôme appréciable. Comme nous l’avons dit, Prunier passait dans le pays pour un butor obéissant aux plus bas instincts. Doué d’une force musculaire peu commune, il cherchait volontiers querelle. Depuis plusieurs années, il s’était adonné aux boissons, et l’étude de son dossier faite avec soin nous a laissé la conviction que le jour du crime, il était sous l’influence de l’alcool.

Faut-il conclure de là qu’il était irresponsable?

« Histoire de la médecine légale en France d’après les lois, registres et arrêts criminels » par Charles Desmaze, 1880, p203-212.

Norme ZYTHOM X50-110

Lors d’une réunion tenue le 7 novembre 2006, la Conférence nationale des premiers présidents de cour d’appel et la Cour de cassation ont souhaité initier un processus d’élaboration des bonnes pratiques judiciaires dans l’activité juridictionnelle des juges sur le thème de « l’expertise judiciaire civile ».

La méthode retenue est celle de la conférence de consensus, méthode standardisée de conduite scientifique d’un processus de réflexion collective pour débattre de questions controversées, posées par une autorité légitime, dite promoteur, et aboutir à des recommandations publiques.

Le 15 novembre 2007, le jury de la conférence de consensus a rendu un ensemble de recommandations qui peuvent être consultées dans ce document.

Je recommande fortement la lecture de ce document à tous mes lecteurs experts, avocats, magistrats, ainsi qu’à tout citoyen concerné (bon, j’aurais pu faire plus simple en disant qu’il faudrait que tous mes lecteurs lisent ce document…)

Son contenu mériterait des dizaines de billets, ce qui me semble au dessus de mes forces, mais j’ai retiré ci-après un extrait qui m’a interpelé:

L’évolution de «l’expertise juridictionnelle» en Grande-Bretagne est très éclairante; elle comporte des dispositions destinées à limiter les mesures d’expertise à ce qui est suffisant pour la solution, en retenant ce qui est le plus simple et le moins onéreux. La partie souhaitant appuyer sa démonstration sur une expertise devra y être autorisée, en définissant son domaine et en identifiant le technicien approprié quand c’est possible. Ce technicien n’est soumis à aucune sélection de l’autorité judiciaire; il ne devra sa capacité à retenir l’attention des parties requérantes qu’à sa compétence et à sa réputation.

L’Allemagne a adopté une solution similaire à celle de la France par la tenue de listes d’aptitude, avec une différence notable, puisque le contrôle des aptitudes s’effectue par l’intermédiaire des professionnels eux-mêmes, après agrément des institutions ou organisations qui en sont chargées.

Aux États-Unis d’Amérique, la logique de «l’expert witness» a conduit la jurisprudence à exiger, à l’occasion de chaque procès et avant l’examen au fond, le contrôle et la validation de la compétence de l’expert; au travers de ce qu’un auteur appelle «l’épistémologie jurisprudentielle», le juge ne se fiera pas à la seule expérience reconnue de l’expert, mais se fera le gardien vigilant de la validité des savoirs qu’il avance à l’appui de sa démonstration, en vérifiant que l’expertise s’est bien trouvée soumise à une méthodologie suffisamment éprouvée dans le domaine concerné.

Cet extrait m’intéresse déjà en ce qu’il compare la place des expertises au sein de plusieurs systèmes judiciaires, moi qui n’ai pas eu la chance « de faire mon droit ». Il m’interpelle également sur mes propres compétences, à travers une question toute simple: « serais-je un bon expert judiciaire aux États-Unis? C’est ma question à deux euros du week-end…

Attention: je ne suis pas complètement à la solde des youessa. Mais le mot qui a fait tilt est le mot méthodologie.

D’autant plus que le jury de la conférence de consensus donne la piste à suivre: la norme AFNOR n°X50-110 sur la qualité de l’expertise, homologuée par décision du Directeur Général de l’Association Française de Normalisation du 20 avril 2003 (prise d’effet: 20 mai 2003).

Extrait de cette norme:

L’expertise est une démarche fréquemment utilisée pour élaborer des avis, des interprétations, des recommandations en vue de prévenir, d’innover, de construire, d’expliquer l’origine des évènements ou de catastrophes, d’établir des responsabilités, d’éclairer la résolution des conflits, d’évaluer des dommages, des objets ou des services de toute nature […]

la qualité de l’expertise dépend de la compétence de l’indépendance et de la probité des experts et de la démarche d’expertise elle-même dont on exige de plus en plus la transparence et la justification […]

la présente Norme a pour objectif d’améliorer la maîtrise des points ayant une incidence sur le produit de l’expertise et de permettre, si besoin est, une reconnaissance de la capacité à conduire des expertises…

Hélas, l’accès à cette norme passe par un achat sur le site de l’AFNOR… pour le modeste prix de 83,90 euros TTC, rendu inaccessible depuis le passage du Père Noel avec sa maudite Wii qui me vaut courbatures et insomnies.

Internet étant riche en ressources, et moi-même motivé par la recherche d’une chute décente au présent billet, j’ai trouvé sur le site d’une compagnie expertale un référentiel intéressant. Ce sera mon document de référence en attendant ma green card.

Mais finalement, la méthode qui m’a le plus réussi pour l’instant, est simplement de me demander si je suis un bon expert tout court. Et la réponse est simple: travailler, écouter les critiques, toujours se remettre en cause, servir sans se servir.

Ce sera la norme ZYTHOM X50-110.

Et c’est cela qui m’empêche de dormir depuis plusieurs décennies…

La prudence chez les experts

Lors d’une discussion informelle avec un magistrat instructeur, je m’enquérais auprès de lui de ce qu’il pensait être un « bon rapport » d’expertise.

Sa réponse fut la suivante: « J’aime les rapports clairs, précis et qui répondent blanc ou noir aux questions que j’ai posées. Je n’aime pas le gris clair ou le gris foncé. Mouillez-vous. »

Malgré tout le respect de que j’ai pour ce magistrat, et la parfaite compréhension que j’ai de ses souhaits, je n’ai jamais cédé à ce type de simplification. L’expert judiciaire doit laisser transparaître ses doutes, même si cela doit lui coûter.

Cette rigoureuse prudence, un expert-traducteur en fit preuve, avec raison, au cours de l’affaire Dupas, en mars 1896. On avait chargé cet honorable auxiliaire de la justice d’expliquer les termes conventionnels d’une dépêche adressée à l’accusé Arton en fuite. Voici quel était le texte du télégramme saisi:

« Above calcium actualise. Recevrez lettre algebra poste restante« .

Voici comment l’expert interprétait cette cryptographie dans son rapport adressé au juge d’instruction:

Monsieur le Juge,

J’ai lu d’un bout à l’autre, sans oublier un seul mot, le vocabulaire que vous m’avez fait l’honneur de me soumettre, pour y rechercher l’explication de la phrase: Above, etc.

Je n’y ai trouvé dans toute son intégrité qu’un seul des termes de cette phrase, celui de « calcium » dont le sens caché serait: Nous somme obligés de construire des magasins. Quant aux autres, above, actualise, algebra, que je n’ai pas trouvés dans le vocabulaire, je ne puis donner que comme hypothétique la signification que j’en obtiens par induction ou rapprochement d’autres mots qui me paraissent être de même formation. Above, que l’on pourrait rapprocher de l’anglais, pourrait en conséquence être traduit par: surtout, avant tout; actualise, rapproché d’actuality, un mot de dictionnaire par ici ou dans le pays, et algebra par sous peu. De la sorte, en conservant tel quel le sens des autres mots: recevrez lettre bureau restant, on pourrait expliquer la phrase comme suit:

« Avant tout, nous sommes obligés de construire des magasins dans le pays. Recevrez lettre sous peu bureau restant. »

Mais cette explication, je ne puis, à défaut d’autres moyens plus surs, la donner que comme hypothétique.

Veuillez agréer, etc.

Cette traduction ne fit point à elle seule aboutir l’enquête ouverte…

Sauriez-vous faire mieux que mon confrère de l’époque et me déchiffrer ce télégramme?

Rappel: « Above calcium actualise. Recevrez lettre algebra poste restante« .

Réponse en fin de week-end…

[Edit]: Le destinataire, arrêté ultérieurement, traduisit ainsi les deux phrases: « Partez de suite Bucharest. Recevrez lettre poste restante. »

Ne m’en demandez pas plus, je n’aurais certainement pas fait mieux que mon confrère (malgré l’aide d’internet). Il a eu l’élégance d’émettre des réserves sur son travail, et le magistrat d’en tenir compte. Ainsi va la vie des experts.

Complexité inforensique

Dans les années 80, un expert judiciaire informatique mandaté pour assister des enquêteurs sur une scène de crime chez un particulier procédait à la saisie d’un ordinateur et de son stock de disquettes. Eventuellement, il récupérait aussi quelques cassettes magnétiques. Il n’y avait aucun doute sur l’identité de l’utilisateur.

Dans les années 90, il fallait vérifier la présence d’un modulateur-démodulateur et maîtriser l’interconnexion des réseaux nationaux accessible au public (l’Internet). Il fallait penser à vérifier l’éventuelle présence de cédéroms pouvant contenir plusieurs fois la capacité disque des ordinateurs. Plusieurs personnes utilisaient l’ordinateur familial. La maîtrise des liaisons null modem était un plus, car il y avait parfois deux ordinateurs.

Maintenant que nous avons changé de siècle et de millénaire, l’expert arrive dans une maison où chaque pièce peut contenir un ordinateur, le wifi arrose toute la maison et celle des voisins, chaque personne possède plusieurs comptes sur plusieurs ordinateurs. Les données sont délocalisées sur internet (chat, contacts, messagerie), quand elles ne sont pas réparties sur les téléphones, pda, baladeurs mp3, voitures, appareils photos, et même cadres photos…

Aujourd’hui, l’expert judiciaire en informatique doit connaître tous les produits qui sortent, disposer de tous les appareils de mesure adéquat (vous avez une idée du nombre de type de cartes mémoires?).

Il faut également être prudent et écrire « j’ai trouvé telle donnée sur tel support », et non pas « Mr Machin a téléchargé telle donnée ».

Et avec la complexité croissante, l’expert doit être encore plus sur de ses conclusions. Il doit mesurer ses certitudes et peser ses doutes.

Et les faire partager en toute clarté.

Affaire Martin (1766)

Je suis tombé il y a quelques temps sur ce texte de Voltaire que je ne connaissais pas. J’espère ne pas enfoncer de porte ouverte et le faire découvrir à quelques uns.

Je le complète en son milieu par un extrait de la correspondance de Voltaire à D’Alembert sur le même sujet (entre crochets).

Rubrique « Erreurs judiciaires » donc.

Il est nécessaire de justifier la France de ces accusations de parricide qui se renouvellent trop souvent, et d’inviter les juges à consulter mieux les lumières de la raison et la voix de la nature.

Il serait dur de dire à des magistrats: « Vous avez à vous reprocher l’erreur et la barbarie; » mais il est plus dur que des citoyens en soient les victimes.

Sept hommes prévenus peuvent tranquillement livrer un père de famille aux plus affreux supplices. Or, qui est le plus à plaindre ou des familles réduites à la mendicité, dont les pères, les mères, les frères, sont morts injustement dans des supplices épouvantables, ou des juges tranquilles et sûrs de l’impunité, à qui l’on dit qu’ils se sont trompés, qui écoutent à peine ce reproche, et qui vont se tromper encore?

Quand les supérieurs font une injustice évidente et atroce, il faut que cent mille voix leur disent qu’ils sont injustes. Cet arrêt, prononcé par la nation, est leur seul châtiment; c’est un tocsin général qui éveille la justice endormie, qui l’avertit d’être sur ses gardes, qui peut sauver la vie à des multitudes d’innocents.

Dans l’aventure horribles des Calas, la voix publique s’est élevée contre un capitoul fanatique qui poursuivit la mort d’un juste; et contre huit magistrats trompés qui la signèrent. Je n’entends pas ici par voix publique celle de la populace qui est presque toujours absurde; ce n’est point une voix, c’est un cri de brutes: je parle de cette voix de tous les honnêtes gens réunis qui réfléchissent, et qui, avec le temps, portent un jugement infaillible.[…]

Quelquefois, et peut-être trop souvent, au fond d’une province, des juges prodiguaient le sang innocent dans des supplices épouvantables; la sentence et les pièces du procès arrivaient à la Tournelle de Paris avec le condamné. Cette chambre, dont le ressort était immense, n’avait pas le temps de l’examen; la sentence était confirmée. L’accusé, que des archers avaient conduit dans l’espace de quatre cents milles, à très grands frais, était ramené pendant quatre cents milles, à plus grands frais, au lieu de son supplice; et cela nous apprend l’éternelle reconnaissance que nous devons au roi d’avoir diminué ce ressort, d’avoir détruit ce grand abus, d’avoir créé des conseils supérieurs dans les provinces, et surtout d’avoir fait rendre gratuitement la justice.

Nous avons déjà parlé ailleurs du supplice de la roue, dans lequel périt, il y a peu d’années, ce bon cultivateur, ce bon père de famille, nommé Martin, d’un village du Barois ressortissant au parlement de Paris. Le premier juge condamna ce vieillard à la torture qu’on appelle ordinaire et extraordinaire, et à expirer sur la roue; et il le condamna non-seulement sur les indices les plus équivoques, mais sur des présomptions qui devaient établir son innocence.

Il s’agissait d’un meurtre et d’un vol commis auprès de sa maison, tandis qu’il dormait profondément entre sa femme et ses sept enfants.

On confronte l’accusé avec un passant qui avait été témoin de l’assassinat.

« Je ne le reconnais pas, dit le passant; ce n’est pas là le meurtrier que j’ai vu; l’habit est semblable, mais le visage est différent. »

« Ah! Dieu soit loué, s’écrit le bon vieillard, ce témoin ne m’a pas reconnu. »

Sur ces paroles, le juge s’imagine que le vieillard, plein de l’idée de son crime, a voulu dire: « Je l’ai commis, on ne m’a pas reconnu, me voilà sauvé; » mais il est claire que ce vieillard, plein de son innocence, voulait dire: « Ce témoin a reconnu que je ne suis pas coupable; il a reconnu que mon visage n’est pas celui du meurtrier. »

Cette étrange logique d’un bailli, et des présomptions encore plus fausses, déterminent la sentence précipitée de ce juge et de ses assesseurs. Il ne leur tombe pas dans l’esprit d’interroger la femme, les enfants, les voisins, de chercher si l’argent volé se trouve dans la maison, d’examiner la vie de l’accusé, de confronter la pureté de ses mœurs avec ce crime.

[Le juge, assisté de quelques gradués du village, condamne Martin à la roue, sur une amphibologie.]

La sentence est portée; la Tournelle, trop occupée alors signe sans examen: Bien jugé.

[Martin est exécuté dans son village. Quand on l’étendit sur la croix de Saint-André, il demanda permission au bailli et au bourreau de lever les bras au ciel pour l’attester de son innocence, ne pouvant se faire entendre de la multitude. On lui fit cette grâce après quoi on lui brisa les bras, les cuisses et les jambes.]

L’accusé expire sur la roue devant sa porte; son bien est confisqué; sa femme s’enfuit en Autriche avec ses petits enfants.

Huit jours après, le scélérat qui avait commis le meurtre est supplicié pour d’autres crimes: il avoue, à la potence, qu’il est coupable de l’assassinat pour lequel ce bon père de famille est mort.

Une fatalité singulière fait que je suis instruit de cette catastrophe. J’en écris à un de mes neveux, conseiller au parlement de Paris. Ce jeune homme vertueux et sensible trouve, après bien des recherches, la minute de l’arrêt de la Tournelle, égarée dans la poudre d’un greffe.

On promet de réparer ce malheur; les temps ne l’ont pas permis; la famille reste dispersée et mendiante dans le pays étranger, avec d’autres familles que la misère a chassées de leur patrie.

Le Chevalier de Lansonnière (17??)

Internet est relativement avare lorsque l’on cherche de l’information sur le Chevalier de Lansonnière. Peut-être est-ce à cause de l’imprécision de l’orthographe de son nom: l’Ensonnière, L’ansonnière…

Mais en cherchant bien, on trouve quelques informations sur cette affaire judiciaire du 18e siècle. On en trouve des traces dans le répertoire du jurisconsulte Guyot (Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, Réparation civile), qui contient également le procès de Bellanger. Voici ce qu’il conte sur le chevalier de Lansonnière:

Le chevalier de Lansonnière, d’une ancienne famille du Poitou alliée à celle des comtes d’Armagnac, avait eu des démêlés très vifs avec le prieur de la Motte-Marcilly: ces démêlés avaient dégénéré en un procès, lorsque le prieur fut trouvé assassiné avec son domestique au milieu des flammes qui consumaient sa maison.

Le cri public accuse le chevalier de Lansonnière qui, craignant les effets trop funestes de cette prévention, quitte ses foyers, vend tous ses biens dont profite un oncle avare, et s’enfuit. Ceux de ses amis qui s’étaient trouvés la nuit de l’assassinat au château de la Motte sont poursuivis comme coupables et comme ses complices.

Après une instruction qui dure quatre ans, on rend un jugement interlocutoire qui ordonne qu’ils seront appliqués à la question ordinaire et extraordinaire[1]. Après avoir subi ces épreuves cruelles qu’ils supportent sans compromettre les droits de la vérité, ils n’obtiennent leur élargissement qu’en restant dans les liens d’un plus ample informé indéfini.

Après avoir trainé une vie errante et malheureuse, le chevalier de Lansonnière s’enferme dans le couvent des cordeliers d’Angoulème où il prononce ses voeux. Ce ne fut que neuf ans après sa profession que le nommé Bareau, qui fut exécuté à Tours, déclara à l’instant où il allait expirer que lui seul avait commis le crime qu’on avait attribué au ressentiment et à la vengeance du chevalier de Lansonnière.

Qu’on l’eût arraché de sa retraite, qu’aux indices qui étaient déjà contre lui, les douleurs de la question lui eussent arraché un faux aveu, il périssait lui et ses malheureux amis.

La fuite n’est donc pas toujours une preuve de culpabilité, mais c’est encore la plus sage mesure que puisse prendre un innocent lorsqu’il voit l’opinion publique déchaînée contre lui.

Toute ressemblance avec une affaire judiciaire actuelle est parfaitement exclue…

[1] Il y a deux sortes de question ordinaire et extraordinaire qui s’exécutent dans l’étendue du parlement de Paris: à l’eau et aux brodequins. Dans d’autres parlements il s’en donne de plusieurs sortes, comme les mèches allumés entre les doigts, ou l’estrapade avec poids aux pieds et bras derrière le dos. La différence entre la question ordinaire et extraordinaire réside dans le degré de souffrances infligées: la quantité d’eau dans un cas, le nombre de coins pour les brodequins. Il faut remarquer que les brodequins se donnent plus rarement que l’eau car ils peuvent estropier le patient en faisant éclater les os…

Affaire Bernard (1868)

Avant de me prendre une volée de bois vert, je tiens à préciser que je suis moi-même expert en province et que le texte qui suit est extrait de l’ouvrage « Les erreurs judiciaires et leurs causes » de Maurice Lailler et Henri Vonoven (1897), sur lequel je fonde cette rubrique consacrée aux erreurs judiciaires du passé. Le texte n’est bien évidemment plus d’actualité.

La caravane du Progrès a son arrière-garde et ses traînards: médecins de petite ville, pharmaciens de chef-lieu de canton dont la science médico-légale retarde de dix ou vingt années. Le gros de la troupe n’offre guère plus de garantie. Sans doute, au chef-lieu du département, on reçoit les journaux médicaux, on lit les comptes rendus de l’Académie de médecine, on sait peut-être aussi bien qu’ailleurs soigner et guérir; mais la pratique de l’expertise manque. Un grand crime survient, la foule est déchaînée, le juge de paix ou le juge d’instruction nomme un expert chimiste ou un expert médecin. Voilà le nom de l’élu dans tous les journaux de France! Quelle gloire!… Mais s’il n’allait rien trouver dans les viscères de ce cadavre? Que dirait toute la ville convaincue de l’empoisonnement? S’il concluait à la mort par accident? Que de railleries! Et puis, plus de procès; adieu la déposition sensationnelle à la Cour d’assises, dans le grand silence de la salle bondée, les dames tendant l’oreille, les journalistes prenant des notes, adieu… (peut-être, qui sait?) le ruban rouge dont la demande serait appuyée par ces Messieurs du Tribunal ou de la Cour.

Certes, rien n’empêchera l’expert de conclure suivant sa conscience et sa science; malheureusement c’est dans le vertige de la gloire entrevue qu’il procèdera aux opérations dont on l’aura chargé.

Prévenue de suppression d’enfant, Adèle Bernard fut examinée par un médecin qui constata les traces d’un accouchement récent dont il plaçait la date au 8 octobre.

La jeune femme fut condamnée à six mois de prison le 6 novembre 1868 par le tribunal de Vie (Meurthe).

Le 24 décembre, elle mettait au monde un enfant à terme. Elle était enceinte de six mois au moment où l’expert avait conclu à son récent accouchement.

Appel fut interjeté par le procureur général (la défense n’a que dix jours pour en appeler à d’autres juges; l’accusation a deux mois). La Cour de Nancy, le 10 janvier 1869, acquitta Adèle Bernard.

Si la malheureuse eût été vierge, elle fût à jamais restée convaincue d’avoir supprimé son enfant.

L’éternel voyage de la science

Les experts les plus redoutables sont ceux dont la compétence paraît offrir le plus de garantie. En effet, si l’avocat peut toujours combattre, parfois victorieusement, les conclusions d’un expert graphologue, il osera plus difficilement discuter catégoriquement les rapports d’un grand professeur en médecine ou d’un chimiste dont la compétence est universellement reconnue.

Ainsi, le professeur Tardieu, grand médecin légiste du 19eme siècle, fit une carrière exemplaire. Prudent jusqu’à l’extrême scrupule, il ne s’était pourtant jamais prononcé qu’à coup -qu’il croyait- sûr.

Il n’apprit pourtant l’existence des ptomaïnes qu’en 1875, par les travaux des professeurs Selmi de Bologne et Gautier.
Jusqu’à cette époque, toute substance alcaloïde toxique extraite d’un cadavre au cours d’une expertise médicale était réputée avoir été introduite criminellement durant la vie.

En 1875, le grand médecin légiste était alors parvenu au terme de sa carrière.

Quel effroi rétrospectif, quelle tristesse durent le saisir, lorsque la découverte de ces poisons nés de la mort lui révéla combien d’erreurs il avait pu commettre.
Il avait trouvé du poison; il pensait avoir touché du doigt le crime.
Mais l’empoisonneuse n’était que la Nature surprise en son labeur de décomposition.

Tardieu ne s’était jamais trompé. Il avait subi les ignorances de la science.

Il en sera toujours ainsi. Si savant soit-il, un savant ne peut savoir que tout ce qui se sait à son époque. Il s’en rend compte et, devant la justice, il emploie volontiers cette formule de haute modestie: « Dans l’état actuel de la science, je crois pouvoir affirmer telle ou telle chose ». Mais de cette réserve philosophique nul ne tient compte.
« Voilà ce qui me paraît être la vérité », dit le savant.
« Voilà la certitude », traduit la foule ignorante, oublieuse de « l’éternel voyage » de la science.

Extrait de l’ouvrage « Les erreurs judiciaires et leurs causes » de Maurice Lailler et Henri Vonoven (1897).

Sur la terre, tantôt sable, tantôt savane,
L'un à l'autre liés en longue caravane,
Échangeant leur pensée en confuses rumeurs,
Emmenant avec eux les lois, les faits, les mœurs,
Les esprits, voyageurs éternels, sont en marche.
L'un porte le drapeau, les autres portent l'arche ;
Ce saint voyage a nom Progrès. De temps en temps,
Ils s'arrêtent, rêveurs, attentifs, haletants,
Puis repartent. En route ! ils s'appellent, ils s'aident,
Ils vont ! Les horizons aux horizons succèdent,
Les plateaux aux plateaux, les sommets aux sommets.
On avance toujours, on n'arrive jamais.
Victor Hugo — Les Châtiments

Affaire Castro (1854)

Les experts en écriture ne sont pas seuls à donner à rire… à rire au public et à pleurer aux inculpés. Trop persuadés de leur compétence, ceux que le juge appelle à son aide ne veulent jamais avouer que leur sagacité est en défaut. De là des expertises comme celles de cet honorable carrossier.

Dans les premiers jours du mois de janvier 1854, M. Castro, agent comptable de la Compagnie du chemin de fer de Bordeaux à Bayonne, parcourait la route impériale, entre Dax et St-Vincent-de-Tyrrosse, dans un cabriolet conduit par le voiturier Barbet.

Il avait placé, à St-Geours, dans la voiture, une somme de 24000 francs divisée en trois groupes, dont deux dans la caisse du cabriolet et le dernier sous les pieds des voyageurs.

Arrivés à St-Vincent, M. Castro et son conducteur constatèrent la disparition des 16000 francs enfermés dans la caisse qui était effondrée; il ne leur restait que les 8000 francs placés sous leurs pieds.

La justice avertie se livra à des recherches, ne recueillit aucun renseignement précis, mais devant la déclaration du carrossier chargé de l’examen de la caisse de la voiture, elle arrêta M. Castro et son conducteur, les accusant d’avoir détourné à leur profit les 16000 francs disparus.

De l’expertise, en effet, il résultait que la caisse avait été enfoncée volontairement et pour donner le change. Il y avait eu crime et non accident.

La chambre des mises en accusation avait déjà renvoyé Castro et Barbet devant la Cour d’assises des Landes, lorsque les dépenses exagérées d’un nommé Ditcharry, habitant d’une commune voisine de Dax, éveillèrent l’attention, puis les soupçons de la justice.

Ditcharry avait trouvé sur la route les 16000 francs perdus par Castro. La caisse du cabriolet s’était brisée toute seule.

En dépit du carrossier-expert, il fallut acquitter l’agent comptable et son voiturier. A titre de réparation, sans doute, le président de la Cour d’assises adressa quelques paroles de consolation aux accusés:

« La Providence, comme pour nous pénétrer du sentiment de notre faiblesse, comme pour signaler à la justice humaine la nécessité de la plus rigoureuse prudence, permet aux hommes les plus sages de s’égarer dans leurs appréciations. »

Extrait de l’ouvrage « Les erreurs judiciaires et leurs causes » de Maurice Lailler et Henri Vonoven (1897).