En l’an 1599, sous le règne du Béarnais, un nommé Jean Prost demeurant à Paris, à l’auberge des époux Bellanger, disparut de son domicile. Sa mère, après avoir attendu vainement son retour pendant de longues semaines, porta plainte au lieutenant criminel; elle accusait les aubergistes du meurtre de son fils.
Les premières constatations du juge parurent confirmer la dénonciation de la dame Prost.
Les Bellanger avaient eu le tort de s’approprier une partie des hardes et tout l’argent laissé par Prost dans la chambre; ces effets retrouvés chez eux, en donnant au crime un mobile, semblèrent la démonstration de leur culpabilité.
En vain, prétendirent-ils avoir gardé ces objets pour se payer de ce qui leur était dû par leur hôte, leurs protestations n’ébranlèrent pas la conviction des juges: les Bellanger avaient assassiné Jean Prost pour s’emparer de ses effets.
L’attitude des accusés, au début de l’instruction, fut relevée contre eux comme une charge décisive: n’avaient-ils pas soutenu à plusieurs reprises qu’ils n’étaient pas même entrés dans la chambre de Prost depuis sa disparition, alors que leur enfant déclarait qu’à trois reprises ils avaient forcé la porte de cette pièce et qu’ils y avaient pris de l’argent?
Bellanger fut condamné à la question ordinaire et extraordinaire.
Il y a deux sortes de question ordinaire et extraordinaire qui s’exécutent dans l’étendue du parlement de Paris: à l’eau et aux brodequins. Dans d’autres parlements il s’en donne de plusieurs sortes, comme les mèches allumés entre les doigts, ou l’estrapade avec poids aux pieds et bras derrière le dos. La différence entre la question ordinaire et extraordinaire réside dans le degré de souffrances infligées: la quantité d’eau dans un cas, le nombre de coins pour les brodequins. Il faut remarquer que les brodequins se donnent plus rarement que l’eau car ils peuvent estropier le patient en faisant éclater les os…
La torture n’arracha pas d’aveux à Bellanger, et il fut sursis à statuer définitivement jusqu’à ce qu’une nouvelle preuve de culpabilité fut apportée.
Ce fut une preuve d’innocence que le hasard fournit, à quelque temps de là: deux individus arrêtés et poursuivis pour vol furent condamnés à mort et l’un d’eux, au pied de la potence, avoua sa culpabilité dans le crime reproché aux hôteliers.
La justice alors, n’accordait pas de réparation à ses victimes… Mais jadis comme aujourd’hui, ceux qui avaient eu le plus à souffrir de la justice gardaient encore confiance en elle. Bellanger, estropié par les chevalets de la question, s’adressa au parlement de Paris pour qu’il proclamât son innocence et la condamnation à des dommages-intérêts de la mère de Prost dont les accusations calomnieuses avaient eu pour lui et les siens de si déplorables conséquences.
L’avocat général Servin dans ses conclusions, exprima l’avis que si l’innocence des époux Bellanger devait être proclamée, il ne pouvait leur être alloué aucun dommage-intérêt, parce que, dit-il, si l’accusé avait souffert de la question, il devait se l’imputer à lui-même; il s’était perdu par ses réponses, et avait éprouvé la vérité de cet oracle de l’Ecriture:
Mors et vita in manu linguae; qui diligunt eam, comedent fructus eius.
La mort et la vie dépendent du langage, qui l’affectionne pourra manger de son fruit.
(Proverbes – Traduction œcuménique de la Bible – Capitulum 18 v. 21)
L’avocat général finit en disant qu’il n’était pas juste que l’accusé demandât des dommages-intérêts pour des poursuites que la mère de Prost n’avait point faites par un esprit de calomnie, et qu’il devait « recevoir cet accident comme une épreuve du ciel ».
Le Parlement adopta l’opinion de Servin et un arrêt du 17 janvier 1600 ordonna la mise en liberté des époux Bellanger dont l’innocence était reconnue, mais il leur refusa la réparation pécuniaire qu’ils réclamaient contre leur accusatrice.
Extrait de l’ouvrage « Les erreurs judiciaires et leurs causes » de Maurice Lailler et Henri Vonoven (1897).
Gloups !!!
On dit encore aujourd’hui qu’il vaut toujours mieux éviter de mettre un pied dans les rouages judiciaires… On comprend pourquoi !
Il doit nous rester quelques bribes de lointains et tenaces souvenirs du Droit Antique (pas si vieux que ça) restés ancrés dans les tréfonds de notre mémoire collective et qui nous rendent encore aujourd’hui méfiants à l’égard de notre Justice contemporaine.
Espérons que cet âge judiciaire primitif, bien qu’étant dans une certaine mesure la fondation de notre système judiciaire actuel, n’a pas laissé de vieux réflexes à nos magistrats ! Ha… la nostalgie du bon vieux temps.
Tiens, Zythome, en corollaire de ton billet, je me souviens d’une de mes amis, fille d’un grand magistrat français connu, et qui avait hérité de son père d’une série de vieux et grands livres de collection qui étaient en fait les premiers ouvrages judiciaires, ébauches des codes de loi actuels ?
Je les manipulais avec beaucoup d’émotion et encore aujourd’hui j’ai un frisson glacé qui me parcours le dos quand je me souviens que parmi ces beaux ouvrages il y avait le « code de la torture » !…