La hantise de l’expert judiciaire est de commettre une erreur. Je cite souvent l’histoire du professeur Tardieu qui a probablement fait condamner nombre d’innocents. Et pourtant il ne s’était toujours prononcé qu’à coup -qu’il croyait- sûr.
Au delà des ignorances des futures avancées de la science, toujours en mouvement, l’expert judiciaire reste humain et est donc faillible à ce titre. Il peut commettre des erreurs et celles-ci peuvent avoir un impact considérable sur la suite du processus judiciaire.
Je suis tombé par hasard sur cette page de www.kitetoa.com où se trouvent deux rapports d’experts judiciaires qui vont illustrer mon propos.
L’affaire concerne un informaticien poursuivi pour contrefaçon. Le premier expert judiciaire intervenant dans cette affaire est contacté par un magistrat qui lui demande de venir étudier le dossier au palais et de répondre à plusieurs questions. La démarche est particulière puisque le magistrat ne demande pas à l’expert judiciaire de mener des investigations techniques sur les scellés (qui existent pourtant dans cette affaire), mais d’étudier un dossier papier et de donner son avis dessus. L’expert a accepté sa mission, et à mon avis, son erreur réside dans cette acceptation.
Extrait du rapport du 1er expert judiciaire:
Page 3
I) Lecture des éléments du dossier en la présence de Madame le Juge H.
Nous , Monsieur R., avons procédé à la consultation du dossier No du Parquet [42], no d’instruction [101], afin de répondre à la mission confiée.
Ensuite, pour chacune des questions posées, l’expert judiciaire commencera sa réponse par « A la lecture des faits exposés dans les éléments de la procédure nous pouvons répondre… »
Un deuxième expert judiciaire s’est penché, en appel semble-t-il, sur le travail de son confrère. Voici son analyse:
Extraits du rapport du 2e expert judiciaire:
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Les investigations judiciaires ont été confiées à l’Office Central de Lutte contre la Criminalité liée aux Technologies de l’Information et de la Communication (OCLCTIC).
Au cours de ses investigations, l’OCLCTIC a placé sous scellé deux éléments techniques : le scellé numéro « UN » (cote D 74), qui correspond à la copie de l’espace d’hébergement alloué au site internet de « G. », et le scellé numéro « R-UN » (cote D 60), qui correspond au fichier « VGNaked.zip », téléchargé à partir du site internet « www.g…..net ».
Une mission d’expertise technique a été confiée à Monsieur R., dont le rapport précise que la mission a été réalisée sur l’unique fondement de la « lecture des éléments du dossier en la présence de Madame le Juge H. ».
Ce seul et unique fondement des travaux d’expertise est confirmé par la phrase : « A la lecture des faits exposés dans les éléments de la procédure », qui introduit chacun des trois paragraphes de conclusion du rapport de Monsieur R.
Sur ce seul et unique fondement des travaux d’expertise, le rapport de Monsieur R. conclut par l’affirmative sur l’ensemble des faits reprochés à Monsieur G., c’est-à-dire sur la modification et l’adaptation du logiciel ViGuard, sur la mise à disposition, gratuite ou onéreuse, d’un logiciel ViGuard créé à partir des éléments permettant la suppression ou la neutralisation du logiciel ViGuard.[…]
Page 16
Le scellé numéro « UN », correspondant à la copie de l’espace
d’hébergement alloué au site internet de « G.3, n’a fait l’objet d’aucune
expertise technique.
Il est donc techniquement
impossible de caractériser et de fonder les éléments techniques d’une
infraction à propos de ce scellé.
Le scellé numéro « R-UN », correspondant au fichier « VGNaked.zip », téléchargé à partir du site internet « www.g…..net », n’a fait l’objet d’aucune
expertise technique.
Il est donc techniquement
impossible de caractériser et de fonder les éléments techniques d’une
infraction à propos de ce scellé.Pages 17-18
[…]
Ces éléments informatiques n’ont pas été analysés par l’expert désigné.
[…]
Cela signifie que les éléments techniques placés sous scellé par l’OCLCTIC, essentiels à la compréhension du dossier et indispensables à la qualification de l’infraction éventuelle, n’ont pas été analysés au cours de l’expertise technique réalisée par Monsieur R.
Cela signifie également que Monsieur R., au mépris des règles expertales fondamentales, a émis ses conclusions sans avoir procédé à aucune analyse des éléments techniques contenus au sein des scellés.
Comment, dans ces conditions, Monsieur R. peut-il affirmer et conclure être en présence « d’un cas avéré de modification et de réassemblage de tout ou partie de logiciel », sans qu’aucune analyse des éléments informatiques que sont le logiciel original et le logiciel modifié ait été réalisé, sans que soient décrits la méthode et les outils du désassemblage et du réassemblage, et sans que soient précisées la nature et l’ampleur des modifications ?
De même, comment, dans ces conditions, Monsieur R. peut-il affirmer et conclure à « la distribution gratuite de logiciels tirés du source du logiciel ViGuard », sans avoir eu accès au code source du logiciel ViGuard, sans avoir analysé la nature et le contenu du ou des fichiers mis en cause, et sans avoir vérifié et analysé les conditions de la mise à disposition du ou des fichiers mis en cause ?
Enfin, comment, dans ces conditions, Monsieur R. peut-il affirmer et conclure que Monsieur G. « diffuse bien tous les éléments, comportements, logiciels, extraits de code et informations permettant la neutralisation du produit ViGuard », sans présenter la liste et le contenu de ces éléments, comportements, logiciels, etc., sans avoir défini, ni comment, ni en quoi, le logiciel ViGuard pouvait être neutralisé par ces éléments, et sans avoir procédé à aucun test protocolaire démontrant que l’ensemble de ces éléments permet effectivement (condition nécessaire et suffisante) de neutraliser le logiciel ViGuard ?
Dans ces conditions, les conclusions du rapport d’expertise de Monsieur R. sont donc d’un point de vue technique totalement infondées et injustifiées, et par voie de conséquence, ne peuvent en aucun cas être retenues pour caractériser ou fonder une infraction.[…]
La charge est dure et sans appel. Qui a dit que les experts se soutiennent les uns les autres… Remarquez au passage que l’analyse du deuxième expert suit rigoureusement les règles de déontologie des experts judiciaires: « l’expert qui remet une note ou des observations écrites sur les travaux d’un confrère, doit le faire dans une forme courtoise, à l’exclusion de toute critique blessante et inutile. Son avis ne peut comporter que des appréciations techniques et scientifiques« .
Ce que je cherche à mettre en avant est qu’il est toujours possible de corriger l’erreur d’un expert judiciaire, à condition de le faire le plus tôt possible. Si l’expertise judiciaire est contradictoire, faites vous accompagner de votre propre expert (un expert peut mener une expertise privée à vos côtés et s’assurer que son confrère respecte les règles de l’art en matière d’expertise judiciaire). Parlez en avec votre avocat.
Lorsqu’un expert judiciaire adresse son pré-rapport aux parties, celles-ci peuvent émettre des remarques, en général sous forme de questions à l’expert. Ce sont « les dires à expert ». Faites vous aider par un expert qui saura faire préciser un point ou lever un doute. Parlez en avec votre avocat.
Lorsque le rapport est définitif, les choses sont plus compliquées, mais l’affaire n’est pas encore jugée. Il vous est possible de demander un rapport d’expertise privée qui analyse de façon critique le rapport déposé. Parlez en avec votre avocat. Même chose si vous faites appel.
L’erreur est de croire que tout s’arrange tout seul et que les magistrats verront facilement les défauts éventuels d’un rapport d’expertise, surtout sur les points très techniques. L’erreur est de croire que la dépense est inutile, ou que la justice est gratuite. L’erreur est de se laisser faire sans mettre toutes les chances de son côté.
Pour l’expert, l’erreur sera de croire qu’il faut accepter toutes les
missions demandées par le magistrat, sous prétexte que ce dernier est
garant de la procédure.
Pour l’avocat, l’erreur est de penser qu’il pourra seul détecter les failles techniques d’un rapport d’expertise. Il est expert en droit, rarement en technique.
Bien entendu, je prêche pour ma paroisse…