Après les débats sur Hadopi, puis sur LOPPSI et maintenant sur LOPPSI 2, se pose le problème du filtrage d’internet.
Sans avoir l’ambition de faire une synthèse des arguments que je lis ici et là, je vais essayer d’organiser ici un peu ma propre opinion.
Je travaille depuis 1999 comme expert judiciaire en informatique, avec une grande majorité des missions dans la recherche d’images ou de films pédopornographiques. J’en ai souvent parlé sur ce blog, par exemple dans ce billet.
Je dis souvent en plaisantant que les personnes en France qui ont vu le plus grand nombre d’images pédopornographiques sont sans doute les experts judiciaires et les OPJ qui mènent ce type d’enquêtes. En même temps, il n’est pas facile de plaisanter sur ce thème, tant tout le monde en France est d’accord pour condamner ce sujet.
Mais il est évident qu’en matière de filtrage d’internet, la lutte contre la pédopornographie est un prétexte facile. Néanmoins, le filtrage va se mettre en place, quand ce n’est pas déjà fait.
Dans les affaires que j’ai traitées, quels ont été les outils les plus utilisés pour effectuer un téléchargement de données?
– la messagerie (email et pièces jointes de toute nature)
– les messageries instantanées (chat et échanges de fichiers)
– les navigateurs (textes, images, sons et vidéos)
– les outils des réseaux pair à pair (emule, shareaza, azureus, etc)
– les outils de téléchargement FTP (FileZilla, etc)
– et les scripts IRC (Panzer, etc)
Dans chaque univers, il y a un nombre plus ou moins grand de protocoles internets gérés par chaque outils. Et bien entendu, dans chaque cas, il y a des données dont le téléchargement est interdit par la loi.
Faut-il empêcher ce téléchargement et si oui, comment faire?
La réponse à la première question est assez simple: si la loi indique qu’une chose est interdite, il faut essayer de l’empêcher. Mais que faire si la loi est mauvaise? Il faut apprendre à vivre en société, et faire modifier les mauvaises lois par des actions citoyennes (la plus simple étant de voter pour des personnes qui pensent comme vous, donc de lire les programmes et de veiller à leur application).
Un gouvernement normalement responsable va s’intéresser au fonctionnement d’internet, et va chercher à y faire appliquer les lois de la République. Rappelez-vous l’affaire Yahoo et la demande de prendre toutes les mesures de nature à dissuader et à rendre impossible toute consultation de service de ventes aux enchères d’objets nazis et de tout autre site ou service qui constitue une apologie du nazisme et une contestation de crimes nazis. Nous étions en 2000…
En France, la complaisance envers les crimes contre l’humanité est un délit, mais pas aux Etats-Unis, où le premier amendement de la Constitution garantit la liberté d’expression à tous.
Il faut donc, du point de vue du gouvernement, opérer un contrôle d’internet, mais comment?
J’ai l’impression que jusqu’à présent, tous les gouvernements opéraient un contrôle, soit en direct en participant sous pseudonyme aux échanges électroniques (articles 706-35-1 et 706-47-3 du code de procédure pénale), soit « a postériori », par exemple en saisissant du matériel et en demandant une expertise judiciaire (lire à ce sujet, l’arrêté du 30 mars 2009 relatif à la répression de certaines formes de criminalité informatique et à la lutte contre la pédopornographie).
Le filtrage d’internet correspondrait donc plutôt à un souhait de passer à un contrôle « a priori » d’internet.
Un groupe de travail européen a créé le projet CIRCAMP en 2006 avec trois objectifs majeurs:
– le blocage de l’accès à des images d’exploitation d’enfants en tant que mesure préventive et en fonction de la législation nationale, par l’introduction du Child Sexual Abuse Anti Distribution Filter (CSAADF)
– l’identification et la fermeture, après enquête, des systèmes de paiement utilisés/détournés par les criminels propageant du matériel pédopornographique sur Internet à des fins commerciales
– l’identification et l’arrestation, après enquête, des responsables de la distribution, à des fins commerciales, de matériel pédopornographique sur le web.
Certains pays (Royaume-Uni, la Norvège, le Danemark, la Suède ou les Pays-Bas) ont donc mis en place, par concertation avec les FAI, une liste de filtrage des « pires sites web ».
Extrait:
Les critères d’ajout à cette liste sont très stricts et la fiabilité de ladite liste est de la plus haute importance. Les critères seront encore affinés, mais les considérations suivantes seront prises en compte:
* L’enfant doit être un enfant réel. Les images générées par ordinateur, par morphing, dessinées et pseudo-images ne seront pas incluses.
* L’enfant doit être âgé de moins de 13 ans ou doit donner cette impression.
* Les fichiers doivent représenter des abus graves.
* Le site doit avoir été mis en ligne dans les trois derniers mois.
Le problème de ces listes de filtrage est qu’elles sont basées sur les adresses IP des sites webs. Elles bloquent donc parfois des groupes de sites entiers partageant la même adresse IP (pour un seul illicite).
Ce système me pose plusieurs questions:
– le contrôle de la liste exclusivement par les services de police: qui s’assure de la légalité du filtrage? La police des police?
– sur la mise en place de filtres par les FAI: n’y a-t-il pas possibilité pour un FAI de filtrer le service d’un FAI concurrent? Qui va vérifier?
– sur la mesure de l’efficacité de ce système: la pédophilie est-elle en recul dans ces pays?
La France a choisi quant à elle la voie législative, avec les lois Hadopi et LOPPSI. Mais sans trancher sur le fonctionnement du filtrage, ni les coûts associés, ni les mesures objectives d’efficacité. Sans garantie sur la liberté d’expression.
Pour ma part, je suis plutôt pour des logiciels de contrôle individuel sur le mode des antivirus ou antispyware, ou encore « adblock », mon extension fétiche de Firefox. Avec des listes chiffrées de sites bloqués, des listes blanches, etc.
Je suis pour la responsabilisation des moteurs de recherche (par exemple, le filtrage SafeSearch de Google dans la recherche d’image, débrayable au choix de l’internaute).
Et je suis pour l’utilisation des moyens actuels de lutte, sans ajouter de filtre ou de loi supplémentaires. Mais en leur donnant des moyens financiers décents.
Je finirai ce billet par une citation de Philippe Bilger extraite de ce billet (et de son contexte):
Dans quelle époque vit-on où apparemment il faut tout mâcher pour le confort du citoyen : la pensée, l’opinion, la mémoire et l’indignation? […] on prend tellement de précautions, pour notre bénéfice paraît-il, qu’on a vraiment l’impression que notre communauté n’est composée que d’imbéciles et de pervers. Par peur de nous voir tomber dans tous les pièges possibles, on serait prêt à nous dispenser de tout.
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Dessin de Martin Vidberg