C’est le petit matin. Nous sommes huit à nous activer sous les regards attentifs des encadrants. Des trous ont été creusés la veille: un pour chacun d’entre nous.
Mon trou fait environ 10 cm de diamètre (à peu près la taille d’un DVD) et 10 m de profondeur. J’inspecte le contour parfaitement rond et retire les quelques cailloux qui risquent de tomber. Je regarde autour de moi: mes voisins les plus proches sont à quatre mètres de moi. Nous sommes tous tendus.
Je ne vois pas le fond du trou, trop sombre, mais je suppose et espère que les parois sont suffisamment lisses pour ce que je m’apprête à faire. Je me dirige vers le responsable de la carrière et lui demande mon bâton de dynamite. En fait de bâton, cela ressemble plutôt à un paquet de café bien cylindrique. Le « paquet » fait un kilo. Je le manipule avec précaution. C’est la première fois que je tiens autant d’explosifs dans les mains. Je prends également le détonateur électrique et son long fil de 15 m.
Je me redirige vers mon trou. Je regarde où je marche. Mes gestes sont précis, mais j’ai la peur au ventre. Je sais que si je tombe, il y a très peu de chance pour que mon pain de dynamite n’explose, mais je manque d’expérience, et ma semaine de formation me semble si courte.
J’enfonce le détonateur dans le pain de dynamite, j’enroule le fil électrique autour du pain pour pouvoir le soulever et je l’introduis dans le trou creusé dans le sol. Mon corps est un peu en retrait, juste au cas où, pendant que je laisse filer la dynamite au fond. Le pain a un diamètre légèrement inférieur à celui du trou, ce qui comprime l’air situé au dessous et amortit le « choc » de l’arrivée au fond. Je me sens comme l’ancien servant de mortier du XVIIe siècle…
Le pain de dynamite est en place au fond du trou. Je pose le fil électrique par terre et j’essuie un peu la sueur de mon front.
Je retourne voir le responsable de la carrière pour prendre mes sacs de nitrate-fuel. Ce sont des granulés très stables, qui pour exploser nécessitent une grande onde de choc. D’où la présence de mon pain de dynamite d’un kilo, lui même amorcé par un détonateur électrique contenant un gramme de pentrite. Il paraît que certains agriculteurs fabriquent eux-même les nitrates-fuel avec de l’engrais mélangé à du gazoil dans une bétonnière. Il paraît aussi qu’un mauvais mélange fait sauter parfois la bétonnière…
Je remplis mon trou avec mes granulés de nitrate-fuel. J’y déverse plusieurs sacs. Environ 40 kg d’explosifs…
C’est le dernier jour du stage d’une semaine pour devenir artificier. C’est le jour de l’examen pour obtenir le Certificat d’Aptitude au Tir. Huit candidats toujours en lice, huit trous, 320 kg d’explosifs.
Les examinateurs nous réunissent pour faire leurs critiques et corrections. Ils doivent désigner l’un d’entre nous pour effectuer le tir. C’est moi qu’ils choisissent. Je jubile.
Tout le monde s’écarte à une distance respectable des trous remplis d’explosifs. Je me retrouve seul avec un instructeur. Je passe d’un trou à un autre pour vérifier les fils électriques et les branchements. L’un des examinateurs a débranché discrètement des fils pendant le débriefing. Je corrige les défauts. J’annonce à l’instructeur que la mise à feu est possible. Il hoche la tête et coche une case sur sa grille d’évaluation.
Je branche ma ligne de tir sur le système et la déroule méticuleusement jusqu’au poste de mise à feu, 50 m en arrière de ce morceau de falaise au sommet de laquelle je me trouve et que je m’apprête à pulvériser. Ces cinquante mètres me semblent très courts…
Je branche le système de mise à feu que l’on appelle, je viens juste de l’apprendre pendant le stage, un exploseur. Le modèle que je vais utiliser est à manivelle. Une fois les fils électriques branchés, il suffit de tourner la manivelle pour charger un condensateur électrique qui va d’un seul coup se décharger et déclencher l’explosion. L’inconvénient est que je ne sais pas du tout au bout de combien de tours de manivelle l’explosion va se produire.
Tout le monde est à l’abri, enfin presque, car je me sens très proche des explosifs. La présence à mes côtés de deux instructeurs me rassure un peu. La petite route voisine vient d’être coupée. La sirène d’avertissement « tir imminent » vient juste de retentir. Elle a fait taire les oiseaux. Toute la carrière est silencieuse. Conformément aux consignes de sécurité, je suis débout. J’ouvre la bouche pour protéger mes tympans comme on m’a dit de le faire. Je lève la tête pour regarder le spectacle. Je tourne la manivelle, un tour, deux tours, trois…
L’adrénaline fait se dérouler la scène au ralenti: dans un vacarme assourdissant, je vois la falaise se soulever légèrement, puis s’écarter de la nouvelle falaise ainsi créée et s’effondrer dans un nuage de poussières.
C’est magnifique. Grandiose.
Je vois les deux instructeurs qui se trouvaient à mes côtés courir vers un bulldozer proche de nous. Ils me crient de les rejoindre. Je suis occupé à regarder, bouche déjà bée, des blocs de pierre monter vers le ciel: l’un des trous a fait canon. La ligne de fracture de la falaise, malgré le choix de détonateurs à retards différents, n’a pas été parfaite et la roche autour d’un trou a résisté quelques millisecondes, formant ainsi un canon dirigé à la verticale.
Mon cerveau, tout occupé à l’admiration du spectacle, n’a pas intégré immédiatement le fait que tous les blocs que je voyais monter dans le ciel, allaient finir par redescendre…
Je finis par bouger, mais je n’ai pas le temps de rejoindre sous le bulldozer les instructeurs. Je suis près d’eux, bien droit sous mon casque de chantier. Les blocs tombent autour de moi. L’un d’eux me fait dans le dos une estafilade que j’ai gardée longtemps en souvenir. Un bloc traverse la route devant les yeux médusés des conducteurs des voitures arrêtées qui râlaient quelques minutes plus tôt contre cette barrière abaissée.
Jamais plus, dans toute ma vie, je ne pense avoir à faire sauter autant d’explosifs d’un seul coup. Mais je me souviendrai longtemps encore de cette matinée en carrière, de cet examen final de mon certificat d’aptitude au tir, qui m’a permis de devenir artificier spéléologue.
J’espère simplement ne jamais avoir à m’en servir sous terre pour dégager un blessé.