L’école d’ingénieurs dans laquelle je travaille comme responsable informatique et technique recrute sur concours écrits et épreuves orales. Parmi les épreuves orales, une épreuve un peu redoutée par les candidats: l’entretien de motivation. C’est cette épreuve à laquelle je participe depuis plus de 17 ans maintenant.
Je suis moi-même un pur produit de la machine infernale que l’on appelle « les classes préparatoires aux grandes écoles ». J’y ai appris à travailler « vite et bien ». J’y ai appris un nombre de choses colossales en mathématiques théoriques et en physique et j’y ai épuisé trois des plus belles années de ma jeunesse. J’ai un regard mitigé sur ce système de formation depuis que je travaille dans une école d’ingénieurs en cinq ans, post bac, généraliste et sans classe prépa intégrée. Mais mon propos n’est pas là.
La question que l’on se pose lors du recrutement des étudiants est la suivante: « cette personne va-t-elle devenir un bon ingénieur? ». Pour répondre à cette question, il faut s’en poser beaucoup d’autres: « A-t-elle la capacité de travail suffisante? », « A-t-elle les capacités intellectuelles? », « A-t-elle le savoir-être et si non peut-elle l’acquérir? », « Sait-elle travailler en équipe et si non sera-t-elle apprendre à le faire? », etc. A toutes ces questions difficiles s’ajoute le fait que nos candidats ont à peine 18 ans pour ceux qui sont en terminale S, et 20 ans pour ceux qui veulent intégrer l’école en 3e année.
Les éléments pour évaluer un « bon » candidat se limitent à un dossier scolaire, des notes à des épreuves écrites et des notes à des épreuves orales… et parmi ces épreuves orales, l’entretien de motivation.
1) Jessica 17 ans
Je viens chercher le candidat suivant qui attend dans le couloir. C’est une jeune fille qui s’appelle Jessica. Je lui serre la main. Elle a l’air surprise par mon geste. Comme dans un restaurant, je la précède dans la salle pour qu’elle me suive. Je lui indique la place qu’elle doit occuper. Elle s’assoit. Je m’assois en face d’elle. Je commence à parler immédiatement pour ne pas laisser monter plus haut la pression.
« Notre entretien va durer environ 1/2h. Je vous propose de le découper en trois parties: vous allez vous présenter comme dans un CV, je vais vous poser des questions pour préciser votre parcours et vous pourrez me poser des questions sur l’école afin de savoir où vous souhaitez mettre les pieds. »
Jessica est tendue. Son niveau de stress est au maximum. Elle ouvre la bouche, la referme. Son visage est très blanc. Elle baisse les yeux et se met à pleurer en silence. Malaise…
J’ai toujours un stock de mouchoirs en papier pour cette occasion, je lui en tends un. Je prends ma voix la plus gentille possible. « Vous savez, je sais quelle tension vous subissez. C’est normal et cela n’a aucune importance à mes yeux que cela vous mette dans cet état. Nous avons tout notre temps et je vais vous aider à improviser votre présentation. D’accord? »
Jessica hoche la tête. Elle lève les yeux et me regarde derrière ses larmes. Je lui souris. Je lui laisse du temps pour faire redescendre son taux d’adrénaline. Je passe directement à la phase des questions sur son parcours afin de l’aider à établir son CV. Au fur et à mesure de ses réponses, elle reprend des couleurs et son discours s’affirme.
En fin d’entretien, je lui explique qu’elle aura toute sa scolarité, chez nous ou dans une autre école (je ne suis pas le seul évaluateur à intervenir dans le recrutement d’une personne et heureusement), pour apprendre à maitriser son émotivité, que ce n’est pas un défaut à son âge et qu’il serait aberrant d’en tenir compte lors d’un recrutement. Elle semble rassurée. A part cet incident, l’entretien s’est très bien déroulé.
Jessica sera reçue et réussira toute sa scolarité dans le premier 1/3 de sa promotion. Elle est ingénieur dans une grande entreprise du domaine spatial et dirige une équipe de 30 personnes aujourd’hui. Elle se souvient avec humour de son entretien avec moi.
2) Paul 20 ans
Paul est en classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) dans un lycée réputé. Il vient de finir l’épreuve orale de mathématiques juste avant de passer avec moi. Il est détendu car elle s’est bien déroulée. Il est curieux de cet entretien de motivation. Il me pose la question du rôle de l’entretien.
Je lui explique que le but est de mieux le connaître et surtout qu’il puisse expliquer et justifier les éventuels problèmes ou difficultés qu’il a pu rencontrer et qui pourraient se traduire dans son dossier par des notes peu reluisantes. Je lui explique que je ne connais pas son dossier, que c’est fait exprès pour ne pas avoir d’a priori, que c’est un autre groupe de personnes qui va l’étudier et m’interroger ensuite sur les éventuelles zones d’ombres et qu’il serait bien qu’il me donne des éléments pour que je puisse répondre.
Je lui explique qu’il est donc libre de me parler de lui en forçant ses qualités pour se mettre en valeur, mais que si son dossier possède des failles dont il ne me parle pas, je ne pourrai pas l’amener sur ce sujet (ne connaissant pas son dossier) et ne pourrai pas répondre à mes collègues lors de leurs questionnements.
Paul est un peu dépité. Il réfléchit. Rapidement.
Puis Paul m’explique ses difficultés à s’intégrer dans sa classe lors de sa première année de maths sup’, la compétition, le manque de solidarité. Il a eu des notes minables en maths et en physique lors de son 1er trimestre. Il a failli abandonner à Noël. Il s’est accroché, il a progressé chaque trimestre. Il est passé tout juste en 2e année (maths spé’), a continué sa progression, a changé sa méthode de travail. Il a travaillé dur et pour l’instant, tous les concours se passent plutôt bien.
Au fur et à mesure que l’entretien se passe, j’ai l’impression de parler à mon moi d’il y a 25 ans. Je me sens proche de Paul. J’essaye quand même de remplir sa grille d’évaluation le plus objectivement possible.
Paul sera pris à l’école, mais préfèrera choisir une école à son avis plus prestigieuse. J’espère qu’il suit une carrière qui correspond à ses aspirations et qu’il est heureux.
3) Alia 18 ans
Les parents recommandent souvent à leurs enfants une tenue vestimentaire sobre pour passer des oraux de concours. J’ai parfois même des candidats qui arrivent en costard, ce que l’on appelait quand j’étais petit « la tenue du dimanche ».
Alia est arrivée, elle, avec une tenue du samedi soir: robe mettant en avant valeur tous ses atouts, coiffure sophistiquée, déplacement dans la salle modifiant toutes les constantes de temps…
J’ai cette capacité si rare chez les hommes de pouvoir garder mon regard fixé sur les yeux de mon vis à vis sans glisser inexorablement dans les profondeurs d’un décolleté de type Krubera-Voronja.
Alia jouera tout l’entretien sur le mode de la séduction. Mon rôle est évidemment de ne pas en tenir compte et de rester neutre sur ce plan. J’explique les objectifs de l’entretien, je me tiens à mon rôle d’observateur: « Alia peut-elle devenir un bon ingénieur? ».
Je ne suis pas psychologue, je reste un scientifique, un chercheur, une personne curieuse de l’évolution technologique. Mais je ne suis pas dans une tour d’ivoire, je gère un service informatique qui dépanne, entretient, innove, investit, effectue des paris sur l’avenir et se frotte au quotidien des utilisateurs avec l’envie de l’améliorer. Je connais un peu l’âme humaine, et ses différentes facettes. Je pose donc à Alia une question classique de ce type d’entretien: « Alia, pourriez-vous me citer 3 de vos qualités? ». Alia me répond immédiatement et avec entrain trois qualités, et même une quatrième.
« Maintenant, Alia, je suppose que vous imaginez ma question suivante? »
« Heu, je pense que vous voudriez que je vous donne trois de mes défauts… »
« Allez-y »
Tout aussi rapidement, elle m’a expliqué trois de ses défauts (et même un quatrième ;-). Et pas des défauts passe-partout comme la curiosité ou la gourmandise, non, des vrais bons gros défauts: « Je suis paresseuse, arriviste et mes amis me trouvent chiante! Et puis, c’est mon père qui veut que je devienne ingénieur. »
Au moins a-t-elle joué sur le registre de la franchise. Je me fiche bien de ses défauts, mais je ne peux comprendre qu’une motivation provienne exclusivement du désir des parents.
Alia a intégré une autre école. Je ne sais pas si elle est allé jusqu’au bout où si elle a fini par trouver sa voie propre et/ou son bonheur. J’ai un ami qui, après avoir fini ses études d’ingénieurs et diplôme en poche, s’est inscrit aux beaux-arts en me disant: « J’ai fais plaisir à mes parents, maintenant je vais me faire plaisir et tenter de réaliser mon rêve. » Je pense parfois à lui, et à Alia.
4) Vladimir 21 ans
Vladimir impressionne par sa taille… et sa coiffure particulière: tête rasée très très court et deux petites cornes de cheveux en tirebouchon. Il ressemble à un diable moderne. Je ne bronche pas et le regarde droit dans les yeux, exerçant ma vision périphérique comme avec Alia.
Vladimir est un étudiant brillant d’IUT, il est premier de sa promotion. L’entretien se déroule correctement, et je découvre une personne à l’aise dans sa vie personnelle, curieux d’apprendre, vif et tourné vers les autres.
J’ai plutôt l’habitude d’avoir à mener l’entretien, en posant des questions, en relançant le débat, en creusant un point qui me semble obscur, en mettant en évidence des incohérences dans les réponses. Avec Vladimir, la prise des commandes était réciproque, il me posait des questions sur l’école, sur le métier de l’ingénieur, sur l’importance de l’expérience pratique, sur les stages… Vers la fin de l’entretien, il m’interroge: « Que pensez-vous de ma coupe de cheveux? » et attend ma réponse avec un air concentré.
Je lui réponds qu’elle ne me fait ni chaud ni froid et que j’estime que chacun est libre de se coiffer comme il l’entend. Et bien entendu, je lui demande: « pourquoi me posez-vous cette question? ».
Il est un peu interloqué, mais m’explique qu’il constate que ses professeurs lui ont souvent fait « payer » son originalité, sans nécessairement lui dire en face ce qu’ils pensaient. Subtilement, il m’explique qu’il doute de la sincérité de ma réponse.
Esprit brillant, il a réussi toute sa scolarité à l’école en restant dans les dix premiers de sa promotion. Quand je l’ai revu, plusieurs années après sa sortie, au gala annuel de l’école, il avait coupé ses deux petites cornes bouclées. A mon étonnement il a répondu avec malice qu’il évoluait dans ses goûts et il a tourné la tête pour me montrer une courte « queue de rat » à la base de son crâne rasé de près. « Je travaille comme ingénieur dans une grosse entreprise agroalimentaire, et mon équipe me surnomme le « petit diable » ».
Quatre exemples d’entretiens qui me confirment qu’il est très difficile de répondre à la question « cette personne fera-t-elle un bon ingénieur? ». En tout cas, j’essaye, et surtout, avec mes collègues, je fais le maximum pour qu’une fois entrés dans l’école, les étudiants puissent y répondre tout seul.
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Source photo projet EXCELSIOR III, record du monde du plus haut saut en parachute par Joseph Kittinger. Cliquez sur l’image pour l’agrandir.