Dans le cadre des rediffusions estivales, le billet du jour, publié en septembre 2009, évoque un souvenir personnel très fort. La puissance de la jeunesse sans doute 😉 Il clôt également cette série de rediffusion estivale.
Bonne (re)lecture.
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Cela fait 20 jours que nous explorons une zone d’environ 80 km2 autour
de notre camp de base. Nous sommes huit, nous sommes jeunes, nous sommes
en Crête.
On devient un jour spéléologue, mais on le reste toute sa vie.
L’expédition de spéléologie est prévue pour durer un mois, ayant obtenu
les autorisations nécessaires auprès de la fédération spéléologique de
Grèce relativement facilement car cela fait maintenant plusieurs années
que mon club vient dans ce coin de Crête.
Nous sommes en pleine montagne, loin, très loin des plages surpeuplées
de touristes. Un berger nous a prêté sa bergerie de montagne située près
d’un point d’eau. C’est un luxe pour nous de pouvoir dormir au chaud
car les nuits sont fraîches à cette altitude.
Depuis le début de notre expédition, nous avons découvert et exploré
deux ou trois nouveaux gouffres chaque jour, à des profondeurs comprises
entre 10m et 100m. L’entrée de chaque gouffre est répertoriée sur nos
cartes qui commencent à ressembler à un beau ciel étoilé.
Deux ans auparavant j’avais participé à la découverte du plus grand gouffre de Grèce de l’époque[1] en effectuant ma 1ère grande première.
L’année suivante avait été consacrée à son exploration jusqu’à un
siphon que nous avons exploré sur 10m (à 473m sous la surface).
Cette année, nous cherchons à contourner ce siphon pour poursuivre l’exploration.
Et depuis le début de l’expédition, nous tombons sur des impasses. Mais à
chaque exploration, nos cœurs battent pendant des heures avec l’espoir
de tomber sur une grosse galerie souterraine qui nous emmènerait tel le
métro de la Pierre Saint Martin à des centaines de mètres sous terre…
Nous cherchons dans le gouffre principal, mais aussi à l’extérieur dans
un rayon de 5km.
Ce 20e jour, avec un camarade, nous trouvons à 3h de marche du camp une
petite ouverture de 30 cm entre deux rochers qui semble prometteuse.
Avec une torche improvisée, je regarde à travers le passage et aperçois
une salle obscure.
Nous nous équipons fébrilement en troquant nos chaussures de marche et
nos shorts contre des bottes et des combinaisons chaudes par 35°C à
l’ombre…
Nous nous faufilons dans la fissure et explorons la salle. Celle-ci fait
20m sur 5m avec un plafond culminant à 4m. Très proche de la surface,
elle est sèche et chaude. Mais au fond, l’eau a creusé une petite
fissure à la verticale d’un puits que je sonde à la louche en lançant
une pierre: plutôt profond!
Problème: la fissure est plutôt franchement étroite.
Pendant une heure, mon ami et moi allons taper avec nos marteaux pour
tenter d’élargir un bout de la fissure, tout en étant attaché solidement
pour éviter de tomber dans le puits si par hasard un bloc se détachait
brutalement.
Finalement, au bout d’une heure, nous pouvons passer la tête à travers
la fissure. Et selon l’adage bien connu des spéléologues, si la tête
passe, on peut faire passer le corps!
Ayant gagné à la courte paille, j’ai l’honneur de passer le premier. Il
me faut un bon quart d’heure pour forcer le passage et me retrouver
suspendu dans le vide sur une corde de 30m épaisse comme mon index.
Je commence à descendre tout doucement, en expliquant ce que je vois à mon camarade:
– « c’est beau »…
– « ça brille beaucoup »…
– « il y a un filet d’eau qui court sur la paroi »…
– « le puits s’élargit maintenant sur plus de cinq mètres »…
– « je ne vois toujours pas le fond »…
– « ça y est. Je suis sur le noeud de fin de corde! Toujours pas de fond! »
– « je ne peux pas m’approcher d’une paroi. Je raboute la corde suivante! »
Je n’aime pas trop cet exercice qui consiste à attacher une corde
supplémentaire à la corde sur laquelle je me trouve. Il faut en effet
réaliser un nœud particulier que mon descendeur ne pourra pas franchir.
Il me faudra donc exécuter « un passage de noeud » en plein puits.
Toujours sans voir le fond!
– « je suis sur la 2e corde! Je continue! »
– « je suis au fond! Le puits doit faire 60m!! »
– « ça continue! »
– « il y a une galerie de 10m qui donne sur un autre puits!!! »
– « ça souffle fort!! »
Je sonde le puits avec ma frontale électrique: profondeur estimée=20m.
Je suis seul, pas question de continuer sans mon équipier. Je remonte.
Sachant que la tête du premier puits est difficile à franchir, je crie à
mon équipier que je souhaite d’abord vérifier que je peux ressortir
avant qu’il ne me rejoigne.
Je remonte donc le puits de 60m avec mes poignées-bloqueurs et mon
bloqueur de pied. Le passage de nœud est plus facile à la remontée.
Arrivé en haut du puits, je regarde la fissure que je dois refranchir à la verticale.
Je vais tout tenter pendant une heure!
Pendant une heure, je vais torturer mon corps pour qu’il repasse cette
fissure que j’ai franchie à l’aller! Pendant une heure, je vais sentir
la panique monter en moi par vagues successives. Impossible de repasser!
La pesanteur qui m’avait aidé à l’aller me gêne au retour. Le vide de
60m sous moi me sert les tripes et les parois sont trop loin pour que
j’y prenne appui. Je suis coincé au plafond du puits!
La gorge serrée par la peur, je demande à mon camarade d’aller chercher du secours.
Avant cela, il me propose une solution alternative: redescendre le puits
pour me mettre à l’abri pour qu’il puisse essayer d’élargir la fissure à
coups de marteau.
Je redescends et me mets à l’abri dans la galerie. Je baisse la
luminosité de la flamme de mon casque à acétylène. Je vérifie que ma
lampe de secours électrique fonctionne. Je m’assois sur mon sac pour
éviter l’hypothermie car je crains que l’attente ne soit longue.
Je commence à entendre les coups de marteau de mon collègue.
Je commence à entendre le bruit des pierres qui ricochent sur le fond du puits.
Je commence à me calmer.
J’en profite pour topographier les lieux au topofil (mesureur à fil perdu) et au compas/clinomètre Sunnto.
Après une demi-heure de martelage, mon camarade me crie qu’il pense
avoir élargi la fissure. Je me déshabille au maximum et me retrouve en
sous-combinaison. Je laisse toutes mes affaires dans mon sac accroché en
bout de corde.
Je remonte.
Arrivé à la fissure, je me précipite dans le passage. Je me contorsionne
pendant quelques minutes. Mon baudrier se coince. Impossible de le
débloquer, mes bras sont déjà passés et ma tête aussi. Mon camarade se
faufile jusqu’à moi et arrive à me décrocher de l’aspérité. Un dernier
effort et me voilà passé. Je suis livide. Lui aussi.
Je remonte la corde avec mon sac au bout. Je le vide à travers l’étroiture car il est trop gros pour passer.
Nous sortons dehors. Il fait nuit. Les autres s’inquiètent mais la
consigne est de ne donner l’alerte que le lendemain midi. Nous rentrons à
la lueur de nos lampes. Je suis exténué.
Deux jours plus tard, nous repartons à cinq pour explorer la suite du
gouffre. Nous n’avons jamais réussi à en retrouver l’entrée.
Heureusement que mon copain n’était pas allé chercher les secours!
Mes mesures topographiques montreront après calculs que j’avais atteint la côte de -80m avec arrêt sur un puits estimé à 20m.
J’ai toujours pensé depuis que la suite de ce gouffre nous aurait conduit vers la rivière souterraine que nous cherchions.
On ne l’a jamais trouvée.
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[1]
Les spéléos du groupe Catamaran de Montbéliard ont atteint depuis la
profondeur de -1208 mètres au gouffre Gorgothakas, offrant ainsi à la
Grèce son premier « moins mille ». Bien au delà des possibilités de mon
club d’étudiants.