Les nano, mini et macro projets s’enchaînaient, s’additionnaient, s’emmêlaient… Mes deux techniciens admin étaient beaucoup sollicités, l’aide technicien support aussi. Quant à moi, doublon de mon équipe sur tous les sujets, je peinais à maintenir le système à jour, et je voyais bien que la startup prenait du retard sur des sujets où elle se devait d’être en pointe. Toutes les applications majeures du SI auraient du être connectées à l’ERP, pièce centrale où toutes les données sont stockées. Mais faute d’embryon d’équipe de développement, ou d’architecte du SI, ou de quelqu’un faisant « office de », les pièces du puzzle restaient déconnectées, peu efficaces, avec un intranet devenant obsolète. Le projet d’intégrer toutes les pièces était lancé, mais faute de temps et de compétences, le projet était au point mort. Tout le monde regardait dans ma direction, mais j’avais atteint un point limite.
Je me suis remis en cause, j’ai optimisé mon temps, mon énergie. J’ai travaillé mon management, j’ai travaillé tard le soir, les week-ends. J’ai regardé ailleurs pour voir comment les autres faisaient. Mais rien n’y a fait, je sombrais…
En décembre 2016, j’ai écrit sur ce blog le mal être que je ressentais. C’est ce billet intitulé « la honte » que je reproduis ci-dessous. Peut être prend-il une autre saveur maintenant que vous avez le contexte…
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Une impression d’inutilité m’envahit. Je me sens las. Je rentre du
travail, les enfants sont dans leurs chambres, ma femme travaille encore
dans son cabinet, je m’isole dans mon bureau et je pleure tout seul. Je me surprends à lire les conditions de mon assurance décès pour le remboursement de l’emprunt des études de ma fille.
J’ai de beaux enfants, une femme formidable, un métier passionnant. Je
suis en bonne santé, entouré par des gens qui m’aiment et que j’aime. Je
vis dans un pays en paix, dans un confort appréciable…
J’ai tout pour être l’homme le plus heureux de la terre et cela amplifie ma honte de ne pas ressentir ce bonheur.
Je dors beaucoup, je me réveille fatigué. Je broie des idées noires.
J’ai envie de tout envoyer paître, j’ai envie d’en finir.
Je tombe sur un article concernant la dépression… et j’en ressens la
plupart des symptômes. Je me regarde dans la glace, et je me dis que ce
n’est pas possible. Pas moi.
La honte.
Je suis le roc sur lequel mes enfants s’arriment et se hissent pour voir
plus loin. Je suis l’un des boosters de la fusée familiale et je n’ai
pas le droit de lâcher, surtout sans raison.
Et pourtant, je suis assis, las, à me demander pourquoi je me sens si
vide, pourquoi un grand gaillard comme moi est entré dans une boucle
négative de dévalorisation de soi si intense. Le syndrome de l’imposteur
puissance 10.
Rien ne justifie cette sensation. Rien.
Je lis que la dépression est une maladie, qu’elle se soigne, qu’il faut consulter.
Mais j’ai honte !
Les semaines passent, la souffrance est toujours là, inutile,
incompréhensible. Impossible de la cacher auprès de mon épouse qui fait
pour le mieux, j’arrive à épargner mes enfants. Au travail, je manque de
convictions, d’énergie. J’envisage la démission, le départ, l’abandon.
Tristes sensations.
Je refuse toute aide. Mon médecin est un ami de la famille, j’ai trop
honte de lui dévoiler cette faiblesse inavouable. J’ai encore un peu de
fierté pour essayer de m’en sortir seul. Tous ces atouts de mon côté et
se sentir nul de chez nul, je ne me comprends pas.
J’écris. Je me souviens du bien que cela me faisait quand j’étais
anonyme parmi les anonymes et que j’affrontais les démons de l’univers
de la pédopornographie pendant mes expertises judiciaires. J’écris, mais
je ne publie pas. Trop de monde me connaît sous ma vraie identité sur
ce blog. Mes enfants me lisent, des magistrats, des avocats, des
journalistes me lisent.
De quoi peut-il bien se plaindre, il a tout pour être heureux. La honte !
Alors, j’écris pour moi. Sur du papier, avec un stylo. J’écris des
horreurs. J’écris mes idées noires. J’écris mon envie de donner un petit
coup discret de guidon en vélo dans ce carrefour si fréquenté par des
voitures qui roulent vite. J’écris cette descente en enfer
incompréhensible. J’ai l’impression d’être dans cette course de voiture
absurde de la nouvelle de Dino Buzzati intitulée « Les dépassements »…
Je noircis des feuilles.
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Ce récit est basé sur des faits réels, les noms et certains lieux ont été changés.
Tu sais, même les boosters finissent par être à court de carburant, mais faut pas lâcher l'affaire. Tu sais ce qu'on dit, "Quand on traverse l'enfer, faut pas s'arrêter" je sais que c'est dur, niveau dépression mélancolique, je me défends. Même si la dépression reste un tabou de pars sa méconnaissance, faut bien comprendre que c'est pas "dans ta tête", c'est une maladie. Faut savoir que la dépression est un problème physique (j'suis pas toubib mais il me semble qu'en gros c'est le cerveau qui est en manque d'une hormone) donc, c'est pas toi, c'est ton cerveau, c'est une vrai maladie au même titre qu'une grippe, et ça se soigne. Ça prends du temps, mais on s'en sort.
Bref, assez de laïus, prends soin de toi, même les boosters ont des parachutes pour pas s'écraser.
Bravo. Quelle prise de hauteur et quelle force tu transmets pour les lecteurs. Ça ne nous regarde pas ici mais je suis curieux de savoir si, en effet, les enfants étaient si épargnés. J'ai souvent été surpris par leur grande capacité à voir "quand ça ne va pas" mais à rester discret: pas de mots mais plus de câlins par exemple. Allez bon vent et merci. Comme toi, juste un homme.