L’âge du retrait

Quand j’ai été inscrit sur la liste des experts judiciaires de ma cour d’appel, j’avais 35 ans. J’étais alors le plus jeune expert judiciaire en informatique de France. Dans ma cour d’appel, l’expert qui me suivait en âge avait 20 ans de plus que moi… et vient qu’être atteint par la limite d’âge pour l’inscription sur la liste (70 ans) des experts judiciaires.

A l’époque, cette situation me sidérait, tant les évolutions informatiques étaient fortes et rapides. Internet se répandait dans les foyers (je vous parle de 1999), l’informatique sortait de l’univers réservé aux geeks, les entreprises s’équipaient en masse de matériels individuels et vivaient leurs révolutions numériques dans l’analyse de leurs processus (on parlait alors beaucoup de “l’objectif zéro papier”, et bien sur du “bug de l’an 2000”).

Comment des vieux de plus de 55 ans pouvaient-ils encore être dans la course et répondre correctement aux sollicitations des magistrats ?

(oui, à 35 ans, je considérais comme vieux tous ceux qui avaient plus de 55 ans, de la même manière que je considérais comme vieux tous les plus de 20 ans quand j’étais au lycée, les plus de 30 ans quand j’avais 20 ans, etc.)

J’ai aujourd’hui 51 ans, je me souviens de mes 35 ans irrespectueux, et je me pose la question : n’est-il pas temps d’arrêter de proposer mes services aux magistrats ? Le temps du retrait n’est-il pas venu ?

Pour un tas de bonnes raisons, je n’ai pas pris le virage de la téléphonie mobile, en refusant d’acquérir les compétences (dont je n’avais pas besoin professionnellement) et les équipements nécessaires à l’analyse inforensique des téléphones de plus en plus intelligents.

Avec l’âge, je prends de plus en plus de responsabilités dans mon métier de directeur informatique et technique, et de ce fait, je suis moins souvent à gérer directement des tâches d’administrations des systèmes informatiques, pris par mes fonctions de management et de gestions administratives stratégiques.

Bien sur, je suis plus à l’aise maintenant qu’il y a 16 ans, dans l’animation souvent difficile des réunions d’expertise judiciaire. Je suis moins sensible aux images et films que j’ai à observer lors des analyses de scellés. Je suis plus rodé aux procédures, aux logiciels, à la rédaction de rapports… C’est ce que l’on appelle l’expérience.

Et j’ai encore beaucoup de choses à apprendre : l’analyse des “gros systèmes”, l’analyse à chaud de systèmes, la médiation… avec, et c’est important, l’ENVIE d’apprendre.

Mais je suis de plus en plus conscient des changements permanents qui concernent le monde technique dans lequel je suis “expert” : les objets connectés, les nouveaux systèmes d’exploitation qui se profilent (les différents Windows, les différents iOS, les différents Android, les différents GNU/Linux, et tous les autres).

N’y a-t-il pas une contradiction entre se prétendre “expert généraliste de l’informatique” et être capable d’intervenir de manière très pointue dans tous les domaines de l’informatique ? Bien sur que oui. Et cette contradiction se gère très bien quand l’on dispose de l’énergie suffisante pour suivre les évolutions techniques, se former en permanence, être en veille sur toutes les nouveautés et être capable d’acquérir rapidement les connaissances d’un spécialiste, à la demande.

Je croise d’excellents experts judiciaires de plus de 50 ans…

Mais je me demande à quel moment j’aurai la lucidité de demander mon retrait de la liste des experts judiciaires de ma cour d’appel. A quel moment faut-il laisser la place aux jeunes, aux forces vives, aux suivants ? A 55 ans ? A 60 ans ? A 65 ans ?

Mes parents ont pris leur retraite d’instituteurs au moment où l’informatique entrait en force dans l’éducation nationale (avec les MO5/TO5). Pendant des années, ils sont désintéressés de ce qui allait appeler la révolution numérique. Ils ont vu disparaître les cassettes vidéos, les cassettes audio, les appareils photos argentiques, les caméscopes à cassettes, la télévision hertzienne analogique. Ils ont arrêté de prendre des photos, parce que c’était devenu trop compliqué. Heureusement, ils ont eu la force de suivre des cours d’informatique organisés par la mairie de leur commune, et se faire offrir un ordinateur “tout en un” par leur grand fils chéri. Ils ont maintenant une adresse email, naviguent sur internet à la découverte du monde, et participent avec leurs enfants et petits enfants à des visioconférences Skype toutes les semaines (j’ai des parents fantastiques).

Mais quid de ceux qui n’ont pas eu la force de s’adapter au monde numérique ? Ils subissent les évolutions technologiques. Ils regardent passer le train.

Je connais beaucoup de gens de mon âge qui se moquent des réseaux sociaux, qui regardent avec un air dégoûté les outils utilisés par leurs enfants. Ils ont raison, parfois, surtout face aux excès. Et puis chacun est libre de ses choix.

De mon côté, je me demande à quel moment je vais rater le train et rester sur le côté. J’essaye d’imaginer ma vie dans 30 ans. J’essaye de deviner quelles évolutions technologiques vont me dépasser, parce que je me serai dit “ce n’est pas pour moi” ou “ça ne m’intéresse pas”. Ou encore “ça ne marchera jamais”.

A quel moment est-on dépassé dans son cœur d’expertise ?

A quel moment l’énergie, l’envie, la curiosité diminuent-elles irrémédiablement ?

A quel moment vais-je baisser les bras ?

7 réflexions sur « L’âge du retrait »

  1. On arrête quand on y arrive plus…. faute de temps, de compétence, d'envie (de faire autre chose). Drôle d'idée que de vouloir placer ce moment a priori !

    • Je m’interroge car j'ai peur d'avoir envie de rester sans avoir la lucidité de comprendre qu'il faut arrêter. L'envie ne fait pas tout.

  2. Bonjour,

    Intéressant votre article. Je fais pour ma part de l'Expertise dans le même domaine depuis plus de 15 ans et j'ai passé (récemment) la cinquantaine. La question que je me pose plutôt est "je sais faire et j'en ai les moyens ou pas". La téléphonie a pris beaucoup d'importance au pénal, sans matériel professionnel cela devient compliqué, et la quantité de données devient par ailleurs exponentielle et "éparpillée" (ordinateurs, cloud, bigdata, gsm…). Tout cela a évolué, et effectivement, quand j'avais un ordinateur à analyser il y a 15 ans, j'en ai plutôt maintenant 4 ou 5…et des GSM..et des tablettes…et etc…20 à 40 scellés sur un dossier n'est plus si rare que çà. Nous avons des challenges à relever en terme de volume et d'efficacité, c'est tout l’intérêt du "forensic". Bon courage.

  3. Est ce que prendre le temps de partager des moments avec ses proches et laisser la "montagne de nouvelles connaissances" nécessaire pour continuer aux autres, est ce réellement baisser les bras?

    Perso j'y vois de la force en acceptant encore un changement de vie.

  4. Très chouette article.
    J'aimerai ajouter que c'est lorsqu'on conceptualise un autre mode de vie que le changement doit s'effectuer, pour ma part je m'y conforme actuellement. Cela n'est aucunement "baisser les bras". En outre, j'espère que vous continuerez néanmoins à nous gratifier de la qualité de votre plume.

  5. Sur la photo, vous ne faites pas votre âge, mais vous devriez changer de lunettes.

  6. Merci pour vos articles, toujours très intéressants. Ceci dit la solution à votre problème découle directement de l'énoncé il me semble, et sans doute l'appliquez-vous déjà : travailler en équipe (ne serait-ce que de façon informelle) avec plusieurs de vos collègues experts. L'un aura l'expérience généraliste, l'autre les compétences pointues dans un système particulier bien établi, un troisième le suivi des dernières technologies, etc. Est-ce seulement possible dans le système judiciaire actuel ?

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