Le jugement qui fait plaisir

Une fois que l’expert judiciaire a déposé son rapport au greffe du tribunal, sa mission est achevée et il est dessaisi du dossier. Les avocats peuvent s’écharper sur le rapport, minimiser son impact, ou essayer de décrédibiliser son auteur, l’expert n’en saura en général rien. Ses oreilles siffleront sans doute, surtout si l’expertise a été houleuse, avec une partie agressive ou un conflit loin d’être apaisé (ce n’est pas le rôle de l’expert de trouver une médiation, sauf si c’est explicitement écrit dans les missions confiées par le magistrat qui le désigne).

Toutefois, il m’est arrivé d’avoir la curiosité de vouloir connaître le jugement final dans une affaire où je suis intervenu. Comme cette fois où j’ai contacté le greffe du tribunal pour me faire communiquer une copie du jugement rendu, comme le permet l’article 284-1 du code de procédure civile. Maintenant que je passe le dossier au broyeur, je ne résiste pas à la tentation de mettre ici l’intégralité du jugement, anonymisé bien sûr et euroïsé.

JUGEMENT

A l'audience publique du Tribunal de Tandaloor tenue le 16 décembre 1582 ;
Sous la présidence de Charles Pradier, Juge d'Instance, assisté de Napoléon Coupran, greffier ;
Après débats à l'audience du 28 novembre 1582, le jugement suivant a été rendu ;

ENTRE :
DEMANDEUR(S) :
Monsieur MARCEL représenté(e) par la SCP ROOT@LOCALHOST, avocat du barreau de Tandaloor
ET :
DÉFENDEUR(S) :
Entreprise VITEFAIT INFORMATIQUE représenté(e) par Me McKie, avocat du barreau de Tandaloor

FAITS PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS DES PARTIES :
Le 16 Juillet 1581, Monsieur MARCEL a acheté, à l'entreprise VITEFAIT INFORMATIQUE un ordinateur pour le prix de 449€ et une prise micro coupure de 29€ ;
Le 26 Juillet, une évolution de son pentium a été facturée 209€ et le 29 Septembre un disque dur de 1.2 Go pour 119€ ;
Courant Octobre, l'ordinateur est tombé en panne ;
L'entreprise VITEFAIT Informatique, après examen de l'appareil, a considéré que la panne était due à une variation de la tension électrique et a chiffré le montant des réparations à 729€ ;
Monsieur BURBANK, expert commis par la Compagnie d'assurance LAPINCE de Monsieur MARCEL a conclu que le matériel était devenu défaillant sans cause extérieure et que l'incident est propre au matériel ;
Par acte d'huissier du 25 Janvier 1582 Monsieur MARCEL a fait assigner l'entreprise VITEFAIT INFORMATIQUE devant le tribunal afin de la voir condamnée à lui payer la somme de 729€ outre celle de 500€ au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Subsidiairement, il sollicitait une expertise judiciaire ;

Par jugement AVANT DIRE DROIT du 10 Avril 1582, une expertise a été ordonnée et confiée à Monsieur ZYTHOM ;

L'expert a déposé son rapport le 27 juillet 1582 ;

Au vu de ses conclusions, Monsieur MARCEL sollicite, sous le bénéfice de l'exécution provisoire, 400€ pour la réparation de l'ordinateur, 1000€ à titre de dommages et intérêts, 1000€ sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et que l'entreprise VITEFAIT INFORMATIQUE soit condamnée aux dépens y compris les frais d'expertise;

L'entreprise VITEFAIT INFORMATIQUE conteste la teneur du rapport de l'expert, conclut au débouté et sollicite la somme de 1000€ de dommages et intérêts pour procédure abusive et 1000€ au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

MOTIFS DE LA DÉCISION
Attendu que les contestations de l'entreprise VITEFAIT INFORMATIQUE quant à la qualité de réalisation de l'expertise sont de pures allégations dénuées de fondement d'autant qu'aucun dire n'a été transmis à l'expert ;
Attendu que les conclusions de l'expert sont formelles et confirment les constatations faites par Monsieur BURBANK, expert auprès de la compagnie d'assurance LAPINCE
Attendu en effet que l'écran, l'alimentation machine et la mémoire sont en parfait état de fonctionnement ;
Attendu que seule, la carte mère est défectueuse, que l'expert précise bien que la défaillance n'est donc pas le résultat d'une surtension ;
Attendu que le rapport de l'expert est complet et satisfaisant ;
Qu'il sera homologué ;
Attendu que l'expert évalue le coût des travaux réparation à 400€ ;
Que l'entreprise VITEFAIT INFORMATIQUE sera condamnée à verser cette somme à Monsieur MARCEL ;
Attendu que le compte rendu d'examen de l'entreprise VITEFAIT INFORMATIQUE du 28 Octobre 1581 est complètement erroné, qu'en refusant de changer le composant défectueux, l'entreprise VITEFAIT INFORMATIQUE a une attitude délibérément contraire aux règles de l'art ;
Qu'il sera fait droit à la demande de dommages et intérêts de Monsieur MARCEL à hauteur de 500€ ;
Attendu qu'il est équitable de mettre à la charge de l'entreprise VITEFAIT INFORMATIQUE la somme de 500€ au titre des frais irrépétibles exposés par Monsieur MARCEL ;
Attendu que les dépens y compris les frais d'expertise seront laissés à la charge de l'entreprise VITEFAIT INFORMATIQUE ;

PAR CES MOTIFS
LE TRIBUNAL
STATUANT PUBLIQUEMENT CONTRADICTOIREMENT
ET EN DERNIER RESSORT

CONDAMNE l'entreprise VITEFAIT INFORMATIQUE à verser à Monsieur MARCEL la somme de 400€ à titre principal, 500€ à titre de dommages et intérêts et 500€ sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

LA CONDAMNE en outre en tous les dépens y compris les frais de la procédure d'expertise ;

AINSI JUGÉ ET PRONONCÉ EN AUDIENCE PUBLIQUE, le SEIZE DÉCEMBRE, mil cinq cent quatre vingt deux.

J’avais écrit en 2012 un billet intitulé « Marcel 70 ans » sur cette affaire. Maintenant que vous connaissez le jugement, vous pourrez relire ce billet et l’apprécier différemment.

Je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas réussi à détruire cette grosse de jugement. Une histoire d’image de soi sans doute…

L’image de soi se forge autant par l’individu lui-même qu’au travers du regard des autres

5 réflexions sur « Le jugement qui fait plaisir »

  1. Quelle bonheur de savoir que de temps en temps, dans ce monde, les petits peuvent l’emporter 🙂
    Merci à vous

    • L’expert judiciaire, comme le magistrat, doit se concentrer sur sa mission, sans considération de classe sociale. Mais une fois le travail accompli, et le rapport écrit, il y a effectivement une certaine satisfaction de voir qu’en France, un « petit » peut avoir gain de cause, malgré les obstacles.

  2. Deux questions:
    – L’expertise de M. Burbank compte pour du beurre dans le jugement? Ou c’est parce qu’elle n’est pas faite par un expert assermenté?
    – 729€ pour un pc qui a coûté 777€ au total, c’est le bon vieux coup de « vot’ voiture ça couterait trop cher de la réparer faut en acheter une neuve »?

    • Le travail de M.Burbank apparaît dans le jugement, mais il est réalisé par une personne missionnée par une partie ayant un intérêt dans le dossier (la compagnie d’assurance). C’est la raison pour laquelle la justice a besoin d’un expert indépendant, qui doit intervenir en présence de toutes les parties, et qui doit répondre à toutes les remarques.
      Sur le deuxième point, l’expert ne doit pas expliquer le raisonnement tenu par l’une des parties : il doit l’accueillir, comme les raisonnements des autres parties, et construire son propre raisonnement, afin de donner son avis « en son honneur et en sa conscience ».

  3. Ça me rappelle un peu une fois où j’ai été désigné « commissaire enquêteur » dans une histoire de modification de POS (qui s’appellent maintenant PLU). J’ai fait mon rapport et je n’ai jamais su s’il avait été suivi ou pas… Mais ça a moins de conséquence, je pense, qu’une expertise judiciaire.

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