La passion du Roi 8/9

Résumé du texte qui suit : Le temps passe et la passion s’émousse.

3 juillet

Vivre son métier comme une passion, c’est ce que je souhaite à tout le monde. Pourtant, comme toute passion, elle doit s’entretenir, résister aux assauts du temps, aux déceptions et à l’usure du corps. A 56 ans, je suis un informaticien bousculé par la pression de la transformation numérique sur la société : tant de monde à former, à défendre, à protéger dans ce domaine initialement réservé aux experts. La société se transforme, laissant du monde au bord de la route. À commencer par les plus faibles.

J’ai vu tant d’images et de films sur les atrocités humaines dans le cadre de mes expertises judiciaires : pédopornographie, massacres à la machette, exécutions sommaires, pendaisons… Je n’y étais pas préparé, mais qui peut l’être complètement ? Certains utilisent les outils numériques pour partager et collectionner des images et des films tellement violents que ma foi en l’humanité vacille.

Avant de venir me réfugier à l’auberge, j’ai revu le film “Des hommes d’honneur” avec Jack Nicholson et Tom Cruise. Il y a à la fin du film une scène d’anthologie où le personnage joué par Jack Nicholson craque et parle “vrai”. Je n’ai pas résisté à l’envie de me projeter dans ce personnage et de détourner des morceaux de cette scène :

Nous vivons dans un monde qui a des murs, et ces murs doivent être gardés par des hommes en armes. Qui va s’en charger ? Vous ? Je suis investi de responsabilités qui sont pour vous totalement insondables. Vous avez le luxe d’ignorer ce que moi je sais trop bien. Et mon existence, bien que grotesque et incompréhensible pour vous, sauve des vies. Vous ne voulez pas la vérité parce qu’aux tréfonds de votre vie frileuse de tout petit bourgeois vous ME voulez sur ce mur, vous avez besoin de moi sur ce mur. Notre devise c’est “Honneur, Code, Loyauté”. Pour nous ces mots sont la poutre maîtresse d’une vie passée à défendre des bastions. Chez vous ces mots finissent en gag. Je n’ai ni le temps ni le désir de m’expliquer devant un homme qui peut se lever et dormir sous la couverture d’une liberté que moi je protège et qui critiquera après coup ma façon de la protéger. J’aurais préféré que vous me disiez merci et que vous passiez votre chemin ou alors je vous suggère de prendre une arme et de vous mettre en sentinelle postée.

Le temps passe et la passion s’émousse. La magie de l’informatique, règne des experts, laisse place à la facilité du numérique, accessible au plus grand nombre. Qui aura une pensée pour les gardiens du mur ?

Le temps passe et la passion s’émousse. Les enfants quittent le nid familial et vous voilà fier de leur envol, et en même temps privé d’une partie de votre raison d’être.

Le temps passe et la passion s’émousse. L’implication dans la vie de la commune, initialement vue comme l’envie de mettre ses compétences au service de tous, devient un fardeau sous les coups de boutoir des administrés qui trouvent en vous l’incarnation des “autres” qui ne font rien pour eux. L’idéal du bien commun s’effondre.

Le temps passe et la passion s’émousse. Ma femme Sylvie est devenue ma seule vraie raison de vivre. Elle est la bouée à laquelle je m’accroche pour éviter de me noyer. Mais elle a déjà tant fait pour moi et tant d’énergie à donner à son métier de directrice générale… Qu’elle est loin l’époque radieuse de notre rencontre où je me sentais son centre du monde.

C’est pourquoi je savoure ces deux dernières semaines. Je suis de nouveau son Roi et elle est ma Reine. Je sais qu’elle prépare en douce une fête avec les enfants à l’auberge pour demain après-midi.

Ce sera l’apothéose de mon crépuscule.

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Commentaire de l’auteur :

Il y a dans ce texte beaucoup plus de Vincent-auteur/Zythom que de Vincent-personnage, même si le récit reste inventé. La passion doit résister aux assauts du temps, aux déceptions et à l’usure du corps.

Vincent-personnage a vu des choses horribles dans son travail, et n’a tenu qu’avec cette idée de servir de rempart aux plus faibles. J’aime beaucoup le passage que je cite (hors contexte) du film “Des hommes d’honneur” qui m’avait fait forte impression.

Sur le passage du temps.
Le sujet central du mémoire de DEA de mes jeunes années était : “La prise en compte du temps en intelligence artificielle” (j’avais programmé une extension du langage Prolog pour intégrer des opérateurs temporels tels que “A avant B”, “A pendant [t1, t2]” ou “A dure t”). Ma thèse de doctorat traitait du sujet des réseaux de neurones récurrents, c’est-à-dire d’un type de réseaux de neurones permettant nativement la prise en compte du temps. Les livres de science-fiction que je préfère tournent autour de la notion de temps : le cycle des Fondations, La Guerre Éternelle, Dinosaure plage, Tau Zéro… C’est dire l’importance du temps dans mes préoccupations.

L’anaphore basée sur la phrase “Le temps passe et la passion s’émousse” est l’effet de style qui m’a semblé le plus pertinent dans ce contexte.

“Ce sera l’apothéose de mon crépuscule”.
Arrêtons-nous un peu sur la définition donnée par le Larousse du mot “crépuscule” : Ce qui décline, ce qui est proche de disparaître ; déclin, fin : Le crépuscule de la vie. Nous y reviendrons dans le commentaire du prochain texte.

Le titre du billet est un clin d’œil au livre de Jean Castarède sur Gabrielle d’Estrées, amour-passion d’Henri IV.

Le billet suivant est le dernier texte et s’appelle “Le mendiant de l’amour“.

Extrait d’une œuvre de Nick Veasey exposée au musée de la photographie de Stockholm