Hôpital en mer

Le bateau file bon train sur la mer déchaînée. Nos voiles sont gonflées et la gîte est forte malgré la grand-voile arisée. Le vent souffle fort et aucun autre voilier n’est sur l’eau. L’apprentissage de la voile doit se faire aussi dans de rudes conditions, et ce stage à l’école des Glénans ne fait pas exception.

Je vous parle des années 1980, une époque où nulle électronique n’avait sa place à bord des voiliers de cette école de voile prestigieuse (en dehors d’un récepteur radio pour prendre la météo). Nous mesurions la vitesse du bateau avec une planche lestée reliée à un bout à nœuds (un loch), la profondeur d’eau sous la quille avec un plomb et la force du vent avec la forme des vagues. Les téléphones portables n’existent pas encore…

La mer est blanche de l’écume des vagues emportée par le vent. Il fait “vent frais” disent les marins. Nous sommes emmitouflés dans nos cirés jaunes, éclaboussés par les embruns. Nous avançons vent arrière, surfant sur les vagues en formation. C’est un moment d’émotions fortes, partagé par tout l’équipage.

Hélas, le barreur fait une faute. Une vague mal négociée déstabilise le bateau qui fait une embardée. Par vent arrière, la bôme est presque perpendiculaire au bateau. Elle hésite entre bâbord et tribord. Le moindre déséquilibre et elle change de côté. Cette manœuvre s’appelle l’empannage. Mal maîtrisée, les conséquences peuvent être dramatiques: la bôme traverse brutalement le bateau en balayant tout sur son passage.

Dans notre cas, la bôme n’a percuté personne. Mais l’écoute, qui relie la bôme au pont du bateau, a attrapé la tête d’un équipier et l’a brutalement projeté sur le coin de la cabine… Le choc sur la boite crânienne a fait un bruit terrifiant et il reste inanimé sur le pont, ballotté par les vagues pendant qu’on reprend le contrôle du bateau.

Nous sommes deux penchés au dessus de lui. Il est inconscient. Avec précaution, nous essayons de voir s’il a une blessure apparente. Nous découvrons du sang qui s’écoule de son oreille. J’ai 18 ans, mais je sais que ce symptôme ne présage rien de bon.

A ce moment là, je me rends compte que nous sommes loin de tout, même si nous naviguons à vue des côtes, entre l’île d’Houat et Belle-Île. Je descends dans la cabine jusqu’à la table à carte. Je regarde la position approximative où nous nous trouvons, le point ayant été fait peu de temps auparavant. Il y a sur une carte marine plein d’informations qui sont indiquées: les amers pour faire le point, la nature des fonds marins, le nom des ports… et, je m’en rends compte à ce moment là, les hôpitaux !

Il y a un hôpital à Le Palais sur Belle-Île ! Je remonte annoncer la nouvelle à mon chef de bord qui, aussitôt, demande à l’équipage d’effectuer les manœuvres ad-hoc pour mettre le cap sur Le Palais. Je le remplace au chevet de mon camarade blessé. Je me place à genoux au dessus de lui et cale sa tête sur mes cuisses pour essayer d’amortir le choc des vagues.

Le temps nous semble infiniment long. Belle-Île s’approche lentement de nous. Nous sommes tous très tendus, attentifs à faire fonctionner le bateau au plus vite. Mes cuisses me font mal à force de rester dans cette position. Je me sens inutile à l’avance du bateau et indispensable à empêcher l’impensable.

Nous entrons dans le port à pleine vitesse. Notre bateau, comme la grande majorité des bateaux de l’école de voile des Glénans de l’époque, n’a pas de moteur, pas même un moteur d’annexe. D’habitude, nous rentrons dans un port très doucement, propulsé par notre seule voile d’avant (en général un foc), après quelques louvoiements plus ou moins rassurants pour les propriétaires des bateaux amarrés. Cette fois-ci, nous arrivons toutes voiles dehors, à pleine vitesse, droit vers le quai principal.

Je revois encore le membre d’équipage debout à la proue et faisant office de brigadier avant, lorsqu’il a bondi sur le quai et couru jusqu’au premier passant venu. Il l’a attrapé par le col et lui a hurlé dessus: “OÙ EST l’HÔPITAL ? OÙ EST l’HÔPITAL ?”. Aujourd’hui, on parlerait d’agression caractérisée… Le pauvre ère lui a indiqué une direction dans laquelle s’est engouffrée mon camarade d’infortune. Un quart d’heure après, une ambulance venait chercher notre blessé. Nous étions tous hagards en la regardant l’emmener aux urgences.

Ce n’est que quelques jours plus tard que nous avons appris qu’il avait une fracture du crâne, et qu’il s’en sortirait sans séquelle.

Depuis ce jour, j’évite toujours de me trouver entre les écoutes et la cabine d’un bateau, surtout par vent arrière.

8 réflexions sur « Hôpital en mer »

  1. C'est aussi à ça que servent les dériveurs: une bôme même toute petite, ca fait super mal 🙁
    On n'est jamais assez mefiant tant qu'on y a pas tâté IRL…

    • D'ailleurs, ceux qui s'y sont risqué ne sont plus là pour en parler …

      Je sais, la sortie, c'est par là

      Plaisanterie à part, votre blog est vraiment passionnant

  2. Bonjour M. Zythom

    Mon premier commentaire sur votre blog que je lis depuis des années.

    J'ai aussi subi l'agression d'une écoute suite à empannage sauvage durant un stage Glénan, par grand frais et mer très formée… Heureusement je m'en suis sorti avec le crane seulement ouvert sur quelque centimètres, et mon équipage et moi avons pu visiter la clinique des iles Scilly, après une arrivée un peu folklorique : le tout petit port était plein comme un oeuf.
    Superbe tradition îlienne d'entre-aide : quelques points de suture, une piqure (je ne sais pas de quoi), un joli pansement, et rien à payer.

  3. Mon dieu, les glénans,
    Pendant longtemps en voyant débarquer les équipages j'ai cru que pour être marin il fallait être sale et mal habillé. Ensuite j'ai rencontré des Anglais.
    Une bonne école mais le look aventurier, je reviens du bout du monde, pour venir acheter du pain était un peu too much.
    Par contre je plussoie la bôme dans la tête c'est douloureux et on en garde des petites marques
    Yann

    • C'est vrai que les voiles des bateaux n'étaient pas toujours très blanches… Et la vie à bord était spartiate (pas de douche, pas de wc, pas de cabine) et l'hygiène sommaire.

      Mais la passion de la mer se partage entre marins, au delà des vêtements ou du look. Donc pour moi, cet aspect de l'école n'était pas très important. C'est la transmission du savoir et le sérieux des encadrants qui primaient.

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