Je reçois aujourd’hui sur mon blog, une invitée d’une partie du monde de l’expertise judiciaire que je ne connais pas beaucoup, mais que les avocats rencontrent régulièrement, et souvent dans des circonstances dramatiques: l’expert traducteur interprète.
Extrait de la revue « Experts »:
« L’expert traducteur-interprète est un expert judiciaire. Comme tel, il doit avoir un certain niveau de formation juridique, bien qu’il ne soit pas essentiellement un juriste. Le droit régit la vie des peuples, et le traducteur est celui qui connaît cette vie des peuples, où le droit s’incarne. Le traducteur n’est pas expert dans une branche déterminée, même si certains se sont spécialisés en droit, en médecine ou en mécanique. Le traducteur est un généraliste dans les matières qu’il traduit et un spécialiste en langue. Sa formation permanente comme auxiliaire de justice est double : dans sa spécialité, la langue, et là, elle échappe au contrôle des magistrats, et dans le domaine juridique, et là, elle requiert les orientations de ces derniers. »
Dirdir, puisque ce sera son pseudonyme sur ce blog[1], est un expert judiciaire[2] tout juste inscrit sur la liste probatoire de deux ans. Elle nous fait part de ses premières impressions.
Par Dirdir:
Je comprends immédiatement que nous sommes les parents pauvres de l’expertise judiciaire. Dès le jour de la prestation de serment, je vois bien, comment ne pas en être frappée, que nous ne sommes pas comme les autres. Il est aisé de nous distinguer: nous sommes des femmes, nous sommes jeunes, nous appartenons visiblement à la classe moyenne, et nous sommes souvent des étrangères. Les autres? Hommes blancs, 50 ans, costumes bien coupés. Des hommes d’affaires, des hommes de pouvoir. Je me sens minable, mal habillée, pourtant je suis belle, je suis élégante, mais tout me renvoie au fait que je n’appartiens pas au même monde.
Une fois rentrée chez moi, je me documente. Statistiques: les traducteurs interprètes sont les plus mal payés de tous les experts. Résumé d’un article de sociologie: des experts marginaux à l’activité invisible et dévalorisée. Chroniques de la revue Expert: les conditions de travail sont difficiles, on n’est jamais informé du contenu des affaires sur lesquelles on doit travailler.
Lors des formations, nous suivons un cycle commun à tous les experts en période probatoire, les interventions ne nous concernent quasiment pas. C’est intéressant, on y apprend maintes choses, mais cela ne nous concerne pas. Les anecdotes ne nous concernent pas. Le principe du contradictoire ne nous concerne pas. La rédaction d’un rapport d’expertise ne nous concerne pas. La manière dont on doit s’exprimer si on est appelé à la barre aux assises ne nous concerne pas. Nous, ce qu’on aimerait savoir, ce sont plutôt des choses comme: si un terme juridique n’a pas d’équivalent parfait, comment on le traduit, est-ce qu’on a le droit de mettre une note de bas de page? De quelle manière peut-on se préparer efficacement aux séances d’interprétation? Ainsi que: comment remplir un mémoire de frais, à qui l’envoyer, quels sont les délais de paiement. Pourtant, et c’est tout le paradoxe, nous représentons un pourcentage non négligeable des experts probatoires. Je le sais, je connais les chiffres.
Je commande mes cachets. C’est un grand plaisir, mes cachets, mes beaux cachets, ne le dites à personne, mais je passe ma journée à tamponner des feuilles de brouillon, juste pour voir l’effet que cela me fait, expert traductrice interprète, avec mon nom et mon prénom, mon adresse, ma cour d’appel. La nuit du nouvel an, c’est encore plus idiot, au moment de lever ma coupe de champagne pour trinquer, je m’écrie, ça y est, je suis officiellement expert judiciaire. Car je suis si fière, si fière d’avoir été nommée expert, c’est un vieux rêve que de travailler pour la justice, j’ai toujours adoré le droit, le monde judiciaire, c’est tellement important la justice, qu’y a-t-il de plus important que la justice?
Entrer dans une société secrète. Je suis sûre que tout le monde le pense, il y a cette jouissance, oui cette jouissance à faire désormais partie d’un cercle particulier. Quelque chose d’exclusif, où on ne pénètre pas comme cela. Je balaie de mon esprit le fait que les critères de sélection sont opaques, que si ça se trouve, je n’ai pas du tout été choisie pour mes diplômes, mes compétences, mes expériences, je balaie tout cela et je me raconte en toute mauvaise foi une belle histoire, si je suis expert ce n’est pas par hasard, c’est que je le mérite, la sélection est rude et j’ai été élue, regardez comme je brille de mille feux. Et je le reconnais, je le confesse, la carte de visite, la signature à la fin des courriels, la mention sur le CV, je me suis précipitée sur tous ces gadgets, j’ai marqué expert judiciaire partout où je le pouvais.
Je croyais bêtement qu’on était un peu égaux, entre experts. Que j’étais autant expert judiciaire que les autres. Mais non. Nous sommes une catégorie à part, c’est l’évidence même, ne serait-ce parce que, précisément, nous ne produisons pas à proprement parler des expertises. Certes, nous aidons les magistrats, nous les éclairons en leur permettant de comprendre une langue qu’ils ne maîtrisent pas. Cependant nous ne donnons pas notre avis. Nous ne disons pas, très chère Cour je crois bien que cette maison s’est effondrée à cause des galeries creusées par les lapins nains qui se sont échappés de l’animalerie du coin de la rue. Nous n’écrivons pas, il me semble qu’au regard de l’état actuel des connaissances scientifiques, le mis en examen est un brin schizophrène étant donné qu’il se prend pour le général de Gaulle. En vérité, il est difficile de trouver une activité qui soit plus éloignée de l’action de donner son avis que l’interprétation ou la traduction. Ce qu’on nous demande, c’est d’être fidèles. Tout le texte, rien que le texte. Surtout pour les prestations assermentées. Rien à voir avec un avis d’expert.
Au demeurant, même notre titre n’est pas clair. Quand je dis aux gens, je suis devenue expert judiciaire, ils me regardent avec des yeux ronds. Si je dis expert traductrice interprète, ils comprennent au moins que ça doit avoir un vague lien avec les langues étrangères, mais pour autant, il ne leur viendrait pas à l’idée de me solliciter pour une traduction certifiée conforme à l’original. Non, ce qui parle aux gens, c’est traducteur assermenté, interprète assermenté. Là, oui, tout le monde voit parfaitement. Celui qu’il faut appeler pour la traduction d’un acte de naissance, et qui va faire payer très cher son coup de tampon. Celui qu’il faut solliciter pour l’interprétation à la mairie, quand on épouse un étranger ou une étrangère.
Il y a des pays où les traducteurs interprètes au service de la justice ne font pas partie du corps des experts. Je me demande parfois si ce ne serait pas mieux.
Je veux dire: plus juste.
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[1] Elle m’assure qu’il s’agit d’une coïncidence, mais je n’ai pas pu m’empêcher de penser au Dirdir de Jack Vance. Saint Asimov est avec nous.
[2] C’est Dirdir qui m’a fait remarquer que « expert judiciaire » n’existe qu’au masculin, et qu’il ne faut pas dire « experte judiciaire ». Je trouve cela dommage, mais je m’incline devant sa recommandation. Je milite pourtant pour la féminisation de tous les mots, même quand cela peut paraître ridicule d’un premier abord. Bon, je sors du sujet là.
Bonjour Dirdir, bonjour Zythom, j'aurais plein de questions pour Dirdir:
– quels sont les types de mission que vous avez déjà faites depuis votre prestation de serment ?
– faites vous de la traduction simultannée ou par morceaux avec pause ?
– faut-il être bilingue de naissance ou peut-on devenir expert traducteur interprète en faisant des études de langue ?
Je ne suis pas d'accord du tout avec toi pour la féminisation des titres et professions. Contrairement à ce que l'on peut croire ce n'est pas du tout faire œuvre d'égalité car ça sous-entends que le sexe de la personne qui occupe la fonction a une importance, qu'un expert ce n'est pas la même chose qu'une experte alors que si (ou du moins ça devrait l'être).
De plus linguistiquement parlant le genre masculin en français étant le genre non marqué il est celui qui serait le plus neutre.
Très interressant ! Merci Zythom d'avoir ouvert ton blog à DirDir.
Et merci à DirDir d'avoir bien voulu venir s'exprimer ici.
Ca donne encore un nouveau regard de l'expertise judiciaire dans notre pays.
@Lordphoenix: Comme il n'y a pas de neutre en français, je pense que l'on devrait suivre l'exemple des canadiens francophones: Madame la Professeure, et donc Madame l'experte judiciaire…
Rien ne m'a jamais plus agacé en grammaire que la phrase "le masculin l'emporte sur le féminin".
Mais chacun son avis en la matière.
C'est important pour les experts judiciaires en informatique d'avoir des collègues experts traductrices interprètes. Lorsque l'on tombe sur un SMS en chinois ou en cyrillique par exemple. Ou des emails en barbare. Bienvenue à Dirdir 🙂
Je crois tout de même que ce qui rapproche les experts traducteurs interprètes des autres est plus important que ce qui les éloigne : le sens du précis, de la recherche de la vérité, de la volonté de servir et de mettre à disposition de la justice ses connaissances et son temps. Bref, toutes ces choses que certains s'acharnent à qualifier de désuettes.
@Anonyme : un mail en barbare, ça ressemble à quoi ? "grumpf, bataille !" ? 🙂
Texte amusant à lire malgré le triste constat. Ça me fait nettement penser à "Les artistes d'eau douce" de Pierre Rapsat : ceux qui travaillent dans l'ombre, à qui on ne fait jamais attention, et qui pourtant sont tellement indispensables…
Même question qu'Olivier : quelles missions vous confie-t-on (en dehors des deux exemples donnés dans l'article) ? Traduire des contrats d'entreprises pour assurer que tout est bien compris par les deux boîtes ? Traduction simultanée durant un procès quand un témoin ne parle pas français ?
Tiens, et pour quelles langues êtes-vous nommée ? Quelles sont les langues les plus demandées dans les missions, et quelles sont celles les plus représentées parmi les experts (si ces chiffres sont connus) ?
Merci pour la visite en tous cas 🙂
Bonjour à tous et merci pour vos commentaires.
@ Olivier & Jhon : pour ce que j’en sais et d’après ma maigre expérience, les missions de traduction (documents écrits) concernent souvent des mandats d’arrêt européens ou des commissions rogatoires internationales. Pour le reste, je crois que tout est possible : si dans un dossier, il se trouve des pièces étrangères, il faut les faire traduire par un expert traducteur. De la même façon, pour l’interprétation, à partir du moment où le mis en examen ne parle pas français, il faut un expert interprète. Les commissariats font aussi régulièrement appel à des interprètes. Au commissariat, c’est plutôt de l’interprétation de liaison (avec pauses) tandis qu’au tribunal, il s’agit généralement de « chuchotage » ( simultanée à l’attention d’une seule personne).
Non, il ne faut pas être bilingue de naissance pour devenir expert traducteur interprète, ni pour être traducteur interprète tout court. Ce n’est pas uniquement une affaire de connaissances linguistiques, mais aussi de capacité à trouver les équivalents justes dans chacune des deux langues. Toutefois, des études de langue suffisent rarement ; sauf cas exceptionnels, des séjours longs dans le pays de l’autre langue sont indispensables.
@ Anonyme : En lisant un des derniers billets de Zythom (sur le disque dur vieux de 20 ans), je me disais justement qu’au fond, ce que nous faisions n’était pas si éloigné de cela. Au sens où dans ce cas précis, Zythom a mis en œuvre une technique, un savoir-faire, afin de « traduire » le contenu du disque dur en quelque chose de compréhensible par le magistrat. Quant à ce que vous dites, je suis bien sûr parfaitement d’accord.
@ John : Le côté « travailleur de l’ombre » est un des traits caractéristiques de la profession de traducteur. S’il fait du bon travail, il est invisible ; si on sent qu’il est passé par là, c’est qu’il a fait du mauvais travail 😉 En soi, cela ne me dérange pas du tout, au contraire.
J’ai en partie répondu à vos questions plus haut . Voici la suite. La traduction de contrats commerciaux est le lot commun du traducteur libéral. En revanche, je ne crois pas que cela se rencontre souvent dans le cadre de l’expertise judiciaire. Les langues les plus demandées sont sans doute les mêmes que celles dans lesquelles il y a le plus d’experts. A savoir l’anglais, le russe, le chinois, l’arabe. Ensuite viennent les langues européennes assez courantes (italien, espagnol, allemand). Enfin, il y a le groupe des langues rares, où vous avez souvent un, deux, ou trois experts, voire (ça arrive) personne. Par exemple : suédois, finnois, arménien… Par ailleurs, il y a certaines langues où les besoins en interprétation sont beaucoup plus importants qu’en traduction. Je précise enfin qu’il n’est pas rare qu’un expert soit assermenté dans plusieurs langues, par exemple l’anglais et une langue rare.
@John: un email en barbare c'est un email avec du langage sms, des acronymes incompréhensibles, des interjections dans d'autres langues ou patois et un mépris total pour toute règle syntaxique, d'accord ou de bon sens. Le tout saupoudré aléatoirement de smileys et autres caractères de ponctuation.
Ca s'applique aussi (voire mieux) aux messages WindowsLive 🙂
Et moi je voulais savoir, Dirdir, quelle est votre langue d'expertise?
N'étant pas interprète professionnelle, et ne travaillant pas pour la justice, j'ai tout de même déjà été en position de traduire des conversations en russe et il existe un petit sentiment de toute puissance, dû au fait que vous êtes la seule à maîtriser cette langue de barbare avec une écriture pas pareille. Les gens à qui vous traduisez dépendant entièrement de vous. Mais cela est probablement dû au fait que je ne suis pas professionnelle…
Bonjour,
Parfaitement d'accord avec lordphoenix.
Quant à dirdir, le terme d'expert porte sur le domaine de compétence et non sur l'interprétation de fait.
Dans votre exemple, un expert judiciaire précisera que la maison c'est effondrée suite au galerie creusée par des lapins nains, il ne pourra mettre en corrélation ce fait et l'évasion de lapin nain quelques rues plus loin.
De votre coté, vous traduirez certains texte mot à mot, peut importe que bouteille de lait signifie bouteille de lait ou bien attentat contre les états unis d'Amérique.
Du moins c'est le point de vue qu'on nous donne dans les cours d'expertise judiciaire (matériaux, télécommunication et balistique).
Sinon j'aime beaucoup votre style d'écriture, le coté brute de décoffrage sans restriction de votre texte, ouvrir votre propre blog vous amènerai au moins un lecteur fidèle 🙂
cdt, hiram
Bonjour!
C'est une immense plaisir de lire votre article et je pense que Dirdir a bien débrouillé pour répondre aux questions.
Courage!
Merci pour ces nouveaux commentaires, vos compliments me font plaisir.
Hiram, oui, vous avez raison. Je suis moi aussi en train de découvrir tout cela ; par ailleurs, il est parfaitement possible que ma vision des autres spécialités soit déformée ou incorrecte.
Enfin, je voudrais préciser que ce billet n'est qu'un instantané, et non pas une sorte de "vérité générale" sur l'expertise judiciaire telle que je la verrais. Au contraire, les choses évoluent et se recomposent sans cesse, surtout quand on débute et qu'on est dans la phase des "découvertes".