L’affairisme de certains experts

Il m’arrive parfois de participer à des réunions organisées par des compagnies d’experts judiciaires, quand le sujet du colloque m’intéresse particulièrement.

Provincial et peu enclin par nature aux mondanités, je suis souvent un peu seul dans un coin de la pièce, à regarder mes confrères se parler. J’écoute et j’observe.

Un homme d’une cinquantaine d’année s’approche de moi et me salue d’un cordial:

“Bonjour, je m’appelle Alan Bradley[1], je suis DSI de [très grosse entreprise très connue]. Je viens juste d’être inscrit sur la liste des experts judiciaires.”

Bien entendu, j’ai répondu d’un tout aussi cordial:

“Euh, bonjour. Je m’appelle Zythom, et je suis un petit expert judiciaire de province.”

Puis il m’a demandé dans quelle belle région je vivais, quel métier j’exerçais et quel genre d’expertises je menais à bien. Enfin, il m’a posé la question qui tue:

“Bon, j’espère qu’ils ne vont pas me confier des affaires trop techniques. Moi, les disques durs, ça fait bien longtemps que je n’en ai pas vu. Hahaha. Mais rassurez moi, votre chiffre d’affaire, il dépasse au moins les 50K€, parce que sinon, c’est pas la peine. Hahaha”

Devant ma mine déconfite, il a du se douter que nous ne partagions pas la même vision du monde. Je lui explique que je pratique peu les expertises privées par manque de temps et que la Justice, du fait de son budget inique, rembourse les frais et paye les honoraires avec parfois deux années de retard.

Comprenant que notre rencontre n’offrait aucun intérêt, il s’est approché d’une autre proie qui regardait avec envie le buffet devenu inaccessible[2].

Je me suis néanmoins débrouillé pour être assis à la même table que lui. Tout le repas a été pour moi une pièce de théâtre dont je me suis délecté. La table était suspendue aux lèvres du personnage qui vantait les mérites de sa société et la solidité de son infrastructure informatique (dont bien évidemment il était à l’origine). Les cartes de visite s’échangeaient avec soin et des rendez-vous étaient pris pour poursuivre des débuts de conversation. L’homme se sentait comme dans un club. Lorsque sa carte de visite m’est passée entre les mains (pour mon voisin), j’ai jeté un œil dessus. Parmi les différentes mentions figurait celle “d’expert judiciaire”. A peine inscrit sur la liste…

J’ai bien observé toutes les personnes présentes. Nous étions tous en costume cravate. Tout le monde se connaissait ou cherchait à se faire connaitre, à s’introduire dans les petits cercles. Comme souvent dans ce genre de situation, je me sentais mal à l’aise. Je cherchais quelqu’un avec qui parler des derniers outils techniques, des derniers problèmes que je rencontrais. Je cherchais quelqu’un avec qui parler de ma solitude devant certaines images et de ma douleur devant certains films. Je cherchais quelqu’un avec qui échanger sur les bonnes pratiques.

Ce jour là[3], je n’ai trouvé personne. Je n’ai vu que des experts affairés, fiers de côtoyer des magistrats connus, de se réunir dans des salles historiques…

Alors je suis rentré chez moi sur la pointe des pieds (en train) et j’ai ouvert ce blog. Finalement, même s’il se peut que dans quelques semaines ma Cour d’Appel m’annonce une mauvaise nouvelle, ce blog est encore ce que j’aurai fait de mieux en la matière.

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[1] Alan-One pour les intimes.

[2] Le coin d’une pièce le plus tranquille est en général celui opposé au buffet. Le monde est mal fait.

[3] Je vous rassure, j’ai depuis rencontré des experts judiciaires fantastiques, plus tournés vers leur sens du service et leurs besoins de progression… technique.

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Crédit images darkroastedblend.com

18 réflexions sur « L’affairisme de certains experts »

  1. Vraiment le genre de situation où l'on se demande "mais qu'est-ce que je fous ici ?".

    Je trouve le comportement de ces gens pas mal triste. Ok, il est toujours bon d'avoir des "contacts" mais ces experts ont-ils seulement une conscience professionnelle ? Parce que faire un travail en voyant uniquement le coté pognon… bof bof.

    Bien que n'étant pas expert judiciaire j'aurais été ravi de discuter technique avec un groupe d'experts consciencieux, c'est toujours intéressant de partager des connaissances.

    Dommage pour le déplacement, mais si c'est cet événement qui vous a poussé à créer ce blog alors c'était peut-être une bonne chose 😉

    Je croise les doigts pour la Cour d'Appel !

    Cordialement,
    Boris

  2. Donc vous ne remplissez pas la fonction d'expert judiciaire ni par esprit de lucre ni par ambition sociale… Mais alors, Zythom, pourquoi ? Seriez-vous motivé par des valeurs absentes des colloques mondains?

    Ouf! il en reste un. Merci, bravo, continuez s'il vous plait, et laissez les braire.

  3. "Je cherchais quelqu'un avec qui parler des derniers outils techniques, des derniers problèmes que je rencontrais"

    Heu vous êtes sûr de cette phrase? parce que je n'ai pas l'impression de cela. Mais bon ce n'est que mon expérience personnelle récente 🙂

  4. @Anonyme: Echanger entre experts IRL n'est pas la même chose que de refuser de parler sous pseudonyme à quelqu'un qui pose des questions de manière anonyme.

  5. ah ça !
    l'humilité et le respect des autres sont deux valeurs qui tendent à disparaitre…..
    Je compatis…..

  6. @zythom
    zythom n'est il pas un pseudonyme aussi ?
    surtout qu'avec la photo, ce ne pouvait pas être n'importe qui (vu que la date était d'octobre 2010)

  7. @Anonyme: Quand je parle de pseudonyme dans mon commentaire précédent, je parle bien du mien.

    Je refuse de faire de mon blog un lieu de discussion "entre experts judiciaires". Il y a des listes de diffusion pour cela, contrôlées, compétentes et réactives.

    Je reçois toutes les semaines des questions de toute nature de personnes se prétendant ceci ou cela, avec photos plus ou moins bidons à l'appui. Je n'y réponds pas. Merci de comprendre cela. Si vous êtes réellement expert judiciaire, je suis sur que vous comprendrez.

  8. un jour, dans un couloir menant à la machine à café partagée par 3 sociétés, je trouve par terre un clé usb, voulant la rendre à son propriétaire je demande aux gens si elle leur appartient mais aucune réponses. Je fouille avec un collègue son contenu et nous sommes partis vomir aussitot. C'était il y a 7ans, on a retrouvé l'individu, il est en prison.
    J'ai parfois des flashs de ces images et j'ai peur pour ma fille, peur qu'un de ces tarrés s'en prenne à elle.
    Ayant travaillé pour des éminences grises du pouvoir, de part notre métier nous sommes amenés à voir , lire, entendre des choses qu'on aurait pas souhaité connaitre.
    Mais comme il est dit dans le film "la firme" nous sommes parfois des navires dont la cargaison n'atteindra aucun port

  9. Avec toute la sympathie d'un ancien magistrat qui a "touché" aussi à l'informatique…et s'est souvent senti seul 🙂

  10. Je ne suis qu'un simple étudiant, en deuxième année à l'INSA ( même pas encore en INFO, donc, puisque c'est une école d'ingénieur en 5 ans). Et je suis déjà en relation avec quelques personnes qui s'intéressent plus à leur futur salaire qu'a l'apprentissage "extrascolaire", sont très bien placés dans le classement de promo, et apprennent sans curiosité. J'ai du mal à comprendre ce qui motive ce genre de personnes. Durant les dernières vacances, j'ai passé trois jours à installer et configurer correctement archlinux sur mon PC portable, au lieu de me consacrer à des révisions de formules longues comme mon bras et autres théorèmes. Le plaisir de voir mes effort récompensés (ou presque, xfce bogue un peu) m'a permis de revenir facilement sur mes cours et j'avais une meilleure compréhension des notions complexes. Ceux qui oublient le plaisir d'apprendre au nom de bénéfices tangibles se condamnent eux même à passer à coté des bénéfices "spirituels" (je manque d'un terme qui fasse moins religieux) qu'apportent le fait de réussir à atteindre un objectif avec l'aide d'autrui et de faire profiter autrui de nos erreurs et de nos réussites (en l'occurrence une mauvaise configuration de grub, les tutoriels étant plutôt peu détaillés à ce sujet lorsque l'on atteint le troisième OS sur un seul disque). Ce passage progressif d'ubuntu à archlinux fut justement le fruit de discutions techniques avec d'autres élèves. En plus (et surtout) d'apporter à terme une ligne "très bonne maîtrise des systèmes GNU/Linux" à mon CV et d'exercer ma compréhension des messages d'erreur , cela m'a permis de me lier d'amitié avec celui qui m'avait encouragé à faire cette installation, d'interagir avec des inconnus du monde entier sur des forums et dont les conseils m'ont guidés vers la solution, de faire fonctionner à 100% mon esprit d'analyse. Ces derniers point me paraissent bien plus importants parce qu'au final, ce sont eux qui laissent de bon souvenirs, et qui m'ont donné l'état d'esprit nécessaire pour travailler sereinement la soupe de par cœur à laquelle on nous gave depuis 1 an et 2 mois maintenant : pour pouvoir continuer à satisfaire cette curiosité qui est ma principale motivation.

    Si l'argent est celle de certains je suis triste pour eux : ils ne connaîtrons jamais cette tension terrible à 99%, au redémarage, la frustration devant l'échec, et le plaisir presque physique de la réussite finale. Une victoire d'autant plus belle que ce n'est pas une victoire sur quelqu'un d'autre mais sur soi même, la preuve que l'on est devenu meilleur que soi.

    Quand on discute de technique, on partage cette curiosité, on ouvre des portes et on s'en fait ouvrir.

    Et c'est bien.

  11. Je suis dans l'attente de la réponse de mon dossier de candidature pour devenir moi aussi expert judiciaire en informatique…

    Je n'envisage pas cette vision affairiste de cette nomination. Bon c'est ma première demande, donc elle pourrait être rejetée par principe en attendant ma seconde. Méthode que je trouve discutable mais je ne referais pas le monde et encore moins les lois. Je me contente de vivre dans le système tel qu'il est avec ses garde-fou mais aussi ses imperfections.

    Bref, par contre quand j'en aurais fait l'expérience, je serais effectivement intéressé de trouver quelqu'un avec qui échanger au sujet de mes doutes et mes incertitudes.

    Je n'ai pas d'idées sur la valeur des relations qui pourraient êtres tissées dans les sociétés d'experts (club, association, …) mais je crains à la lumière de ce retour d'expérience ne pas y trouver moi non plus mon bonheur.

    Enfin, assez parlé de moi. Félicitations pour ce blog que je consulte assidument. Et courage ! C'est une noble tâche que de donner son avis sur son art afin de permettre à la vérité d'apparaitre aux yeux de ceux qui devront juger les parties. C'est une question de justice (oui, je sais le jeu de mot était trop facile pour oser le faire…).

    🙂

  12. "La table était suspendue aux lèvres du personnage qui vantait les mérites de sa société et la solidité de son infrastructure informatique (dont bien évidemment il était à l'origine)."

    Sans, de son propre aveu, avoir de bagage technique récent… j'ai comme un doute!

    L'incompétance assumée mélée à une confiance sans faille! C'est un peu

    J'espère que sa boite n'a pas trop de secrets à preserver!

    Pour vous consoler, cette petite définition de la compétance d'Albert Brie, sociologue de son état:

    "Compétence: Incapacité de s'adapter au savoir-faire de la moyenne des travailleurs."

  13. Sache simplement que j'aime beaucoup ton blog, et que l'humanité qui s'en dégage gonfle mon coeur.
    Et oui, parfois on aime son travail, et le but de notre vie n'est pas toujours le profit. Continue ce blog, il est toujours sympathique à lire 🙂

  14. Zythom, je ne sais pas si c'est le cas dans votre école d'ingénieurs, mais je fais souvent l'amer constat que nos futures "élites techniques" sont maintenant autant (sinon plus) formées à savoir vendre leurs connaissances techniques qu'à maîtriser la technique ! D'ailleurs, je suis tombé sur un site comparatif des grandes écoles d'ingénieurs françaises et j'ai été surpris de voir que le premier critère de comparaison est le salaire annuel.

    Pour illustrer (et confirmer) ce constat, dernièrement j'ai proposé à une école d'ingénieurs de renom de prendre la suite d'un projet technique original initié par des étudiants de BTS et d'IUT dont le niveau s'avère insuffisant pour finaliser ce projet.
    Après avoir confirmé leur intérêt pour le projet, et avant même d'en connaître la teneur technique, la réponse des élèves-ingénieurs a consisté à me fournir un devis de leur intervention …

    C'est malheureusement un constat général : aujourd'hui l'aspect financier supplante souvent tout le reste.

  15. "nos futures "élites techniques" sont maintenant autant (sinon plus) formées à savoir vendre leurs connaissances techniques qu'à maîtriser la technique!"

    Probablement aussi car dans un pays ou l'on désindustrialise plein tube, les metiers techniques ne sont plus du tout reconnus ni l'expertise réelle rémunérée: Tout le monde balance ca en inde ou en chine, le haut management vous voit en sursis et vous motive… pour prendre la porte!

    Un conjoint dans une fonction transversale, mieux payé que vous avec moins d'années d'expérience sans jamais avoir eu à se frotter au concret au delà de la maitrise de powerpoint, ca sait aussi vous motiver!

    Pourtant, si les ppt montrent des projets remis sur les rails, c'est souvent car des gens se sont coltinés les problèmes au delà des horaires de travail de ceux qui présentent l'affaire et se félicitent de leur gestion de projet.

    Et en général ce ne sont pas des indiens (pas assez généralistes, ils doivent être en permanence cornaqués de près) ni des chinois (au delà de 2 ans dans la technique, temps à peine suffisant pour commencer à être un peu autonome, sociologiquement c'est là bas la honte si on n'est pas manager): 2 ans pour rentabiliser au moins 5 ans d'études supérieures techniques, il y a comme un gâchis qui va poser pb quand la croissance (et donc celle des jeunes qui arrivent) ne sera plus verticale…

    Tout ceci donnant au final des projets actuels qui dérivent de plus en plus, pour obtenir au final un truc à reprendre pour qu'il soit tout simplement industrialisable!

    Pas cher mais ca ne vaut pas plus… mais hélas bon (à court terme) pour les financiers au pouvoir (jamais bien longtemps… et jamais assez pour en subir les conséquences) dans les entreprises.

    Je ne saurais conseiller à mes enfants de faire ingénieur: De nos jours, croyez moi, c'est vraiment pas un bon investissement durée d'études/rémunérations futures…

  16. Briller, toujours briller, faire illusion !!!
    Je comprends d'autant plus votre solitude dans ces mondanités.

  17. Histoire vraie:
    J'ai démissionné de ma compagnie au bout de 2 ans… 150€ la pièce de théatre annuelle, ça faisait cher…

  18. Le travers inverse est tout aussi domageable à mon sens.
    Certains experts semblent s'exprimer en tant que tels pour défendre leurs propres conceptions.
    Un exemple en plongée : https://tinyurl.com/3x6hj8e
    Après une phase assez longue d'analyse d'accidents, qui débouche sur un constat : la majorité des accidents est dû à une mauvaise planification, un non-respect des procédures de sécurité et / ou un problème technique (relativement consensuel), il part dans une tirade idéologique.
    Au lieu de prôner la redondance de flottabilité (double-vessie, étanche ou parachute à soupape, ces solutions sont éprouvées et au programme des cursus de plongée technique (IANTD, TDI, GUE, NAUItec, UTD, … étrangers), il suggère de maintenir le "sauvetage palmes" (aucun recyclage sur cette épreuve n'a jamais été prévu). Idem pour la gestion de l'air (bi-bouteilles isolées ou isolables, source de secours (spare-air ou pony bottle)), il recommande la Remontée Sur Expiration, exercice accidentogène ( https://tinyurl.com/39wn6qx page 46, la RSE, 22% des barotraumatismes traités par le caisson du CHU de Marseille n'est qu'au programme de formation de certains niveaux d'encadrants (soit 3.5% des formations 2009), elle a disparu du cursus pompiers-plongeurs du fait de son manque total d'intérêt pratique). De plus, cette méthode implique de sauter tous les paliers de décompression, les conséquences peuvent donc aller jusqu'au décès, en passant par divereses formes de paralysie.

    Il a aussi affirmé des mensonges flagrants :
    20/25 : appication des "règles fédérales obligatoires" en tous temps et tous lieux. l'affaire Chassin (des moniteurs fédéraux plongeant hors structure et ne srespectant pas la réglementation applicable aux structure ont gané devant la commision du CNOSF, et les tribunaux (c'est allé jusqu'à la cour d'appel de Marseille)) et tous les autres jugements d'accidents hors-structure depuis la dernière modification de la mise en danger d'autrui ont débouché sur un non-lieu.

    Au final, comment contrôler les experts, et comment contrôler les contrôleurs des eperts ?

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