Lorsque j’ai finalement été obligé d’effectuer mon service militaire, j’ai décidé que l’aventure devait être effectuée avec la plus grande application, car tant qu’à faire, autant essayer d’en retirer le plus d’expérience possible.
J’avais décidé d’obéir.
Envoyé pour mes classes en Allemagne, je me suis retrouvé dans une caserne avec 140 camarades d’infortune dont bien peu avaient demandé à être là. Nous étions jeunes, nous étions beaux, nous étions chevelus.
Les quatre premiers jours ont été impitoyables: les gradés avaient reçu pour instruction de « casser » toutes les grandes gueules potentielles. La stratégie consistait à nous hurler dessus à longueur de journée, dès le réveil (agité) à 6h du matin. Ceux qui ont vu le film « Full Metal Jacket » ont une petite idée de ce dont il s’agit.
A 6h05 nous étions en rang serré le long du mur dans le couloir. Nous avions l’ordre de crier, chacun notre tour, notre numéro de place dans la file. Si l’un d’entre nous ne criait pas assez fort, toute la file devait recommencer.
A 6h30, nous apprenions à nous mettre en ordre sur quatre rangées dans la cour (formation dite du « toit »).
A 6h45, nous défilions dans la caserne pour apprendre à marcher au pas et à chanter la chanson du régiment. J’étais « le donneur de ton » grâce à ma voix basse. Je devais donc chanter seul (et à tue tête) la première phrase de la chanson. Si ma voix n’était pas assez grave, je devais recommencer…
« Transmetteur Zythom, LE TON! »
[Sur l’air des «trompettes d’Aïda» de G. Verdi]
C’est nouuuus, les descendants des régiments d’Afri-ique,
Les chasseurs, les spahis, les gourmiers
Gardiens zzz-et défenseurs d’empires magnifi-iques
Sous l’ardent soleil chevauchant sans répit nos fiers coursiers
Toujours prêts z-à servir
A vaincre ou à mourir
Nos cœurs se sont t-unis
Pour la Patriiiie.
Au bout de quatre jours de ce régime hurlant, toute velléité de révolte avait été brisée en nous, et les 140 jeunes « bleus bites » ne demandaient qu’à se faire oublier.
Les gradés, voyant que la compagnie commençait à « s’assagir », ont stoppé leurs harcèlements.
Ce qui fait que le cinquième jour, lorsqu’à 6h05 nous étions alignés dans le couloir, le sergent a simplement demandé au premier de commencer « l’appel par numéro d’ordre dans la file », sans plus de précision.
Mais, j’avais décidé d’obéir.
On nous avait demandé de crier le plus fort possible notre position dans la file, et personne ne nous avait donné d’ordre contraire. Les ordres sont les ordres, et quand mon tour est arrivé, j’ai hurlé le plus fortement possible mon numéro de place. Mon voisin, conditionné par trois jours de pression, a hurlé le numéro suivant, ainsi que son voisin, etc.
Je m’étais fait remarquer.
Mais personne n’a pu me faire de reproche, puisque j’obéissais aux ordres, qui n’ont jamais été contredit. Cela a donc duré trois semaines…
Comment punir un homme de troupe qui obéit trop bien? En lui imposant toutes les corvées possibles et imaginables…
J’ai donc lavé les douches, nettoyé le sol des bureaux des gradés (en leur présence), été désigné comme chef de chambrée (donc fautif pour tout désordre dans la chambre), etc.
Au bout d’une semaine, et alors que j’effectuais parfaitement tous les ordres qui m’était donné, comme un mouton docile et imbécile, le sergent est venu me voir. Il avait l’air surpris: « Mais, transmetteur Zythom, vous êtes ingénieur?!« . Il venait de lire mon dossier militaire pour voir d’où pouvait bien venir ce parfait imbécile.
« Oui, sergent ».
« Mais pourquoi faites vous cela? »
« Quoi, sergent? »
« Mais vous n’avez pas compris que tout cela était fait pour mater les résistances et donner une cohésion au groupe? »
« Si, sergent »
« Alors? »
« Alors, à vos ordres, sergent. »
J’avais décidé d’obéir et je m’étais fait remarquer.
J’ai eu droit à tous les coups foireux que mon père et mes oncles se racontaient le dimanche lors des discussions des repas de famille: « qui parle anglais? » (=> corvée), « qui veut jouer aux cartes? » (=> corvée), etc.
Mais tous les matins, je hurlais mon numéro de position dans la file (et les suivants aussi, bien obligés) du couloir.
Le caporal qui avait bien compris mon manège, se marrait bien, ce qui énervait encore plus le sergent qui cherchait tous les coups pourris à me confier.
J’étais devenu un spécialiste du démontage/nettoyage de notre MAS 49, avec lequel nous devions dormir lors de nos sorties-randonnées nocturnes. Ce fusil, lourd et encombrant, ne nous servait que de lest car nos séances de tirs utilisaient le FAMAS. Ce qui n’empêchait pas le sergent de me demander de le redémonter, renettoyer, et remonter « car il n’est pas assez propre« .
Les avis à mon sujet dans ma chambrée était partagés. Beaucoup avaient de la sympathie pour moi (je suis un brave gars), mais en avaient un peu marre de se voir punis « collectivement » parce que le feutre noir du béret du sergent ramassait la poussière du sol de la chambre (il est impossible de nettoyer suffisamment un sol pour qu’aucun grain de poussière ne soit ramassé par un béret que l’on fait voler sur le sol à travers la pièce).
Mais les corvées les plus désagréables étaient pour moi, ce qui offrait à mes camarades une relative tranquillité.
J’étais donc de garde, en pleine nuit, près des tentes de campagne, avec mon MAS 49 chargé à blanc et pour consigne de faire les sommations d’usage à toute personne s’approchant. Pour m’obliger à rester éveillé, on m’avait donné une grenade à plâtre dégoupillée que je devais tenir serrée dans la main avec interdiction de la faire exploser. Je peux vous assurer qu’au bout d’un quart d’heure, la main est tétanisée. Heureusement, j’avais utilisé le lacet d’une de mes rangers pour maintenir la cuillère de la grenade en place.
A 6h30 du matin, je vois venir un homme vers moi depuis l’extérieur du camp.
Conformément à l’article R2363-5 du Code de la défense, ou du moins sa version en vigueur à l’époque, j’ai crié « HALTE, qui va là? ».
Comme la personne continuait à avancer, j’ai crié, d’une voix forte « HALTE OU JE FAIS FEU! ».
La personne a continué à s’avancer en grommelant: « Qu’est-ce que c’est que ces conneries! C’est moi, le Capitaine! »
Comme la procédure (expliquée en cours) mentionnait que la personne devait s’arrêter et fournir clairement ses nom et grade, j’ai hurlé de plus fort: « DERNIERE SOMMATION: HALTE OU JE FAIS FEU!! », en mettant la personne en joue avec mon fusil armé à blanc…
Le Capitaine, rouge de colère, s’est arrêté et s’est présenté de façon règlementaire. J’ai pu l’éclairer avec ma lampe pour vérifier. Il s’est ensuite approché de moi et m’a demandé: « Qu’est-ce que vous faite avec une chaussure défaite et cette grenade à la main? Où sont les autres? Il était prévu de partir à 6h!! C’EST QUOI CE BORDEL! »
Après avoir expliqué ma situation grotesque, je lui ai demandé l’autorisation de réveiller moi-même les gradés. Il m’a donné son accord en précisant: « et que ça saute ».
J’avais décidé d’obéir.
J’ai ramassé une grenade déjà explosée (nous étions dans un camp d’entrainement) et je me suis approché de la cabane en bois des gradés. J’ai frappé à la porte.
« Transmetteur Zythom au rapport. Nous devions lever le camp à 6h. Ma garde est terminée. Je viens rendre la grenade. »
« Meeerde Zythom, arrêtez vos conneries!! »
J’ai pris la grenade déjà explosée, je l’ai lancé dans la pièce en la faisant rouler, tout en lançant dans le même geste la vraie grenade (à plâtre) dehors dans les fourrées près de la cabane et j’ai observé la scène.
Lorsque la grenade à plâtre a explosé (dehors), j’ai entendu quelqu’un dans la cabane hurler « GRENADE! » en même temps que le sergent et les deux caporaux s’éjectaient en roulé-boulé de la cabane devant le Capitaine médusé.
J’ai du laver la cour de la caserne avec une brosse à dent pendant toute une après-midi…
Au bout de trois semaines, nous avions une permission de quatre jours pour nous permettre de rentrer chez nous. J’étais absolument certain de rentrer car pour moi les classes s’arrêtaient là. En effet, l’Armée, consciente des coûts engendrés par les déplacements en train, m’avait fait savoir par le Capitaine en personne que ma permission était sans retour en Allemagne, et que je prenais directement mon poste de scientifique du contingent à Paris.
Les gradés ne le savaient pas. Ils ont voulu me faire croire jusqu’au bout que ma permission était « sucrée ». Sur le quai de la gare, quand enfin le sergent m’a donné mon petit papier de permission, il m’a dit: « Transmetteur Zythom, à lundi. On vous attend en forme. »
Dans le train qui partait, penché par la fenêtre, je lui ai fait le plus beau bras d’honneur (et le seul) de ma vie.
J’ai depuis compris que j’étais tombé sur une mauvaise équipe de militaires. Je travaille régulièrement avec les militaires que sont les gendarmes et j’ai pu découvrir et apprécier leur professionnalisme et leur rigueur.
Mais je revois encore le visage stupéfait du sergent.
Et, parce que j’ai un fond mauvais, cela me fait encore plaisir aujourd’hui.
Un de vos billets les plus épiques !
J'adore !
Halala, comme je regrette de ne pas avoir fait mon service pour connaître cela !
attention, ce message contient de l'ironie
Merci, ça fait du bien.
"C'est tout à fait ça", m'a dit mon collègue de bureau, un ancien sous-off. La retranscription de la chanson l'a beaucoup fait rire……
Pour ma part, j'ai une expérience contraire : parti faire de l'informatique au 31° Régiment du Génie, je m'y suis retrouvé instructeur de tir, en partie parce que j'avais su du premier coup dans quel sens tenir un fusil, en partie parce que j'étais le seul bac+X du contingent d'avril, mais surtout prce que j'avais — par prudence autant que par nature — assimilé et appliqué très vite les procédures : "n'importe qui peut faire de l'informatique, mais pour l'instruction sur le tir, il vaut mieux des gens qui savent ce qu'ils font" a été le principe sélécteur. Des officiers et sous-officiers engagés du 31°RG à l'époque, pratiquement aucun n'avait fait d'études longues, mais pratiquement aucun non plus n'était le stéréotype qu'on imagine. En fait, le plus caricatural était un sergent… appelé, qui se prenait au sérieux.
Ah, et nous c'était "la Blanche Hermine". 🙂
héhé, j'ai vraiment pris plaisir avec ce billet !
Très bien écrit, comme d'habitude .. du grand Zythom, quoi !
Je donnerais n'importe quoi rien que pour voir la tête du sergent !!
Au plaisir de vous lire …
J'ai bien ris.
Auras t'on aussi des histoires de "scientifique du contingent"? J'avoue ne pas savoir ce que c'est (même si le nom décrit un peu)
A tous: Merci!
@Arthur Rainbow: La masse d'anecdotes de 12 mois de service militaire est telle que je m'en voudrais de ne pas en transmettre une partie à mes enfants via ce blog 🙂
"J'ai du laver la cour de la caserne avec une brosse à dent pendant toute une après-midi…"
nan… mais… LAULE (comme disze lé d'jeuns d'ojourdui), quoi… Déjà que j'appréciais beaucoup votre prose, maintenant c'est jouissif… Merci pour ce post.
Ah, quand je pense à tout ce que j'ai raté, à 53 jours près (né fin 78)… Comme j'ai un fond bête j'ai toujours regretté de ne pas savoir tirer au famas (même si ça ne sert pas à grand chose dans la vie quotidienne).
J'ai bien rigolé aussi, billet très bien écrit, pas besoin de voir la tête du sergent, on l'imagine très bien ! On veut les autres anecdotes du service !!!
Bravo, il y a quelque chose de très émouvant dans votre message.
Je regrette parfois d'être de la génération qui n'a pas fait son service.
En fait, j'ai réussi à piéger mon sergent avec le coup du béret.
J'ai fait mon service dans l'armée de l'air (nettement moins bourrine que l'armée de terre, qu'on appelle les biffins, sauf nos fusiliers commandos, qui sont aux normes). Ainsi, dans ma chambrée de 10, le moins diplômé était Bac +2. La veste bleue de l'uniforme est en synthétique, le même que le calot (on ne porte pas de béret dans l'armée de l'air, sauf les fusiliers commandos, quand je vous dis qu'ils sont aux normes). Lors de la distribution du matériel, la veste qui m'avait été remise était tachée par de l'eau de javel. Irrécupérable. je l'avais signalé, et on m'avait indiqué qu'on m'en donnerait une autre, mais pas tout de suite, puisqu'on n'avait pas à la mettre avant la prise d'arme concluant les classes.
Donc chaque soir, avant le passage du sergent, nous balayions le sol en utilisant ma veste comme serpillière à électricité statique.
Chaque fois que le sergent balançait son calot, il le ramassait immaculé. Le plus dur était de rester au garde à vous impassible en regardant sa tête.
Mais dans son regard, au fond, bien caché, il y avait de l'admiration.
@ tous : j'ai passé un excellent service militaire. L'armée de l'air est une arme formidable, jeune et moderne (elle n'a pas un siècle), où on privilégie la connaissance, où être plus diplômé que son supérieur n'est pas une condamnation aux corvées de chiottes.
Sans aucun piston, j'ai pu bénéficier d'une affectation proche de chez moi (je rentrais tous les soirs) et de toutes les facilités pour réussir ma maîtrise de droit (avec mention, bien sûr) en même temps que mon service : permissions non décomptées les jours d'examen. Ma chef (je n'ai travaillé que sous les ordres directs de femmes, l'armée de l'air est très féminisée), officier supérieur elle même juriste, était aussi fière que moi de ma réussite. Et on avait même des avantages en nature : on pouvait embarquer gratuitement sur n'importe quel vol de transport s'il reste une place. Et il y a des bases aériennes en Corse, dans les Landes, ou en Savoie en hiver.
Il n'empêche. Ne regrettez jamais le service militaire. Même dans ces excellentes conditions, il m'a gêné dans mes études, et encore parce que j'avais décidé de tout faire pour ne pas perdre un an. J'ai bien conscience d'être l'exception. Pour un Eolas dorloté, combien d'ingénieurs mis de corvée de chiottes ? Vous vous retrouviez à la merci de sous officiers aigris, jaloux ou tout simplement compensant leur complexe d'infériorité par rapport à un diplômé en en faisant leur tête de turc. Il y avait des accidents, il y avait des suicides, des gens en revenaient casser, et ça n'en a jamais fait de meilleurs citoyens.
Je respecte les militaires, comme Zythom, j'apprécie leur rigueur et leur professionnalisme. Mais pour être un bon militaire, il faut vouloir le devenir, accepter de traverser cette période de formation (et de déformation) aussi difficile. C'est une vraie épreuve. Tout le monde n'était pas assez solide pour y arriver.
mdr!!!
ca me rappel mes classes chez les dragons (phear) pour ensuite etre muter chez les fuscos de l'air (piston).
Mais j'ai decouvert une partie de ma personnalite que je ne connaissait pas du tout moi meme :/
Zythom, relativement à vos spam sur twitter relatifs aux url, je peux aussi vous conseiller, comme url étrange https://‽.com et https://⁂.com (si blooger ne bug pas, il s'agit d'un caractere unicode mélangeant ! et ? et de trois astérisque en pyramide.) Puisque les url unicode sont permises, des gens les utilises !
Très très bon, cela me rappelle mon intégration en scientifique du contingent où on nous faisait le même manège "vous devez obéir et pas réfléchir", nous avons donc logiquement marché droit dans le mur (toute la compagnie, nous étions uniquement des scientifiques) car on ne nous avait pas dit de tourner pour suivre la route ! 😉
Merci pour ce moment de bonheur !
En tant que femme d'un juteux de l'aviation, je confirme l'opinion d'Eolas : l'armée de l'air est beaucoup moins "bourrine" et beaucoup plus "indisciplinée" (si tant est qu'on puisse être indiscipliné dans l'armée) que l'armée de terre … il n'y a qu'à regarder des photos des 2 armes : les "de l'air" ont souvent les mains dans les poches (oui oui, c'est de l'indiscipline … :-)) et ne sont pas obligés de garder leur veste d'uniforme dans un mariage par des températures avoisinants les 35°C.
Très chouette ce billet, j'ai bien rit !!
ah çà me rappelle pas mal de choses…
54ème RT de Friburg en Allemagne peut-être ?
j'y étais comme vous bleu-bite ingénieur scientifique du contingent un peu perdu en Août 88 pour mes classes…
Bien cordialement
Transmetteur Franck
On pourrait faire des romans avec les anecdotes provenant des services militaires de chacun… Comme quoi, en dépit de son côté austère, l'armée a quand même une facette comique.
Pour ma part, lors de mes classes d'EOR, nous avions un capitaine qui prenait un malin plaisir à nous garder au garde à vous pour des revues qui duraient des moments interminables… jusqu'à ce que nous lui mettions discrètement un laxatif dans ces boissons avant les fameuses revues interminables.
Les revues ont subitement été beaucoup plus courtes !
Ahhh, le service national……
Un mois au 45RT de Montélimar, avant de faire le reste comme Volontaire Formateur Informatique dans un lycée payé au SMIC. Un défi à la logique, un désastre mental pour les diplômés n'ayant pas prévu une "planque", mais une révélation ; je compris enfin pourquoi la France n'avais plus gagné de guerre depuis un siècle malgré tous les morts. Cependant, on y passait son permis gratos et les jeunes sans diplômes pouvaient valider un CAP. J'ai aussi des tonnes d’anecdotes de chambres jamais propres, de fusils Mas 49/56 (saleté de ressort) toujours sales même si on avait pas tiré un coup lors de la sortie terrain. Tout bien réfléchi, les chiottes étaient l'endroit le plus simple à nettoyer. A la fin du mois nous avons validé la FETA. Les 3 premiers de la promo (dont j'étais) nous cassions dans le civil pour former les citoyens au maniement d'un PC. Honnêtement ça aurait pu me plaire en tant qu'engagé, mais faut avouer le SN devenait n'awak sur la fin. "Si vous voyez un champignon nucléaire, plaquez vous au sol et remontez votre col pour vous protéger du souffle", mythique !!!