Le cube et le comédien

Jacques François est mort.

Il est mort le 25 novembre 2003.

Pour ceux qui aurait la mémoire courte, Jacques François était un comédien. Un grand comédien.

Il avait une grande classe, il avait joué dans beaucoup de films et séries, et je garde de lui le souvenir du proviseur de la série TV « Pause Café ».

C’était une personne célèbre et respectée dans sa profession.

Nos chemins se sont croisés.

Je crois que je n’ai pas laissé un bon souvenir…

Avant d’expliquer pourquoi, il me faut faire un petit retour en arrière.

Souhaitant travailler dans l’informatique depuis ma tendre adolescence, et sur les « bons » conseils de mes parents, j’ai consumé une partie de ma jeunesse dans l’enfer de ce que l’on appelle les classes préparatoires. Math sup, puis Math spé. Ayant une certaine ambition, mais pas toujours les moyens d’icelle, l’épreuve fut rude.

Pour améliorer mes chances de pouvoir plus tard travailler moins et de gagner plus, j’ai choisi le statut de « cube ».

Pour tous ceux n’ayant pas la chance d’avoir des parents communistes instits, voici ce qu’est le statut de « cube »: c’est un étudiant redoublant de « Math spé ». Il fait trois années de classes préparatoires là où le génie standard méritant ainsi le surnom de « carré » en fait deux, . La justification en général fournit par les « cubes » est qu’ils souhaitaient obtenir de meilleurs résultats aux concours des grandes écoles que lors de leurs premières tentatives. Il y a même des cas de triplements de Math spé que l’on nomme des « bicarrés ».

Les « cubes » ont ceci de particulier qu’ils maîtrisent parfaitement tous les indicateurs physiques et mentaux les poussant à fuir à grandes enjambées ce système de sélection abominable et ridicule. Ils connaissent également par cœur toutes les annales du concours de l’école polytechnique (surnommée « X », souvenez-vous en) ET celles des ENS (Ecoles Normales Supérieures: Ulm pour les garçons et Sèvres pour les filles[1]).

A ce stade du récit, je dois préciser à ceux qui restent de mes lecteurs que « cube » est une appellation locale traduite dans les autres régions de France par la fraction « 5/2 ». Cette fraction est le résultat du calcul suivant: les classes préparatoires tirent leurs noms du fait qu’elles préparent le concours d’entrée à l’école polytechnique surnommée « X ». D’autre part, « entrer dans une école » se dit « intégrer » en langage « prépa ». Enfin, par le plus grand des hasards, il existe une branche des mathématiques qui s’appelle « calcul intégral ».

Il y a donc des équivalences logiques entre les concepts suivants:

– « cube »

– « préparer l’entrée à l’école polytechnique en trois ans » et

– « intégrer l’X en troisième année »

Si l’on représente les années par des segments sur une règle graduée, la troisième année se situe entre la graduation 2 et 3. Les plus matheux d’entre vous auront vérifié que l’intégrale de X entre deux et trois est bien égale à 5/2. CQFD.

Que les autres me fassent confiance.

Exercice pour la prochaine fois: démontrer que l’expression « carré » est égale à 3/2.

Certains formulaires du Ministère de l’Education Nationale entérine ces appellations avec des cases à cocher: « Etes-vous 5/2 ou 3/2? »… Même si vous préparez d’autres écoles d’ingénieurs.

Maintenant que vous êtes munis de ces informations parfaitement inutiles, vous êtes à même de mieux comprendre la pression qui pèse sur un jeune de 21 ans qui vient de sacrifier trois de ses plus belles années à ingurgiter ad nauseam une quantité incroyable d’informations parfaitement inutiles à la seule fin de passer des concours.

Ceci me permet de fermer le nombre incroyable de parenthèses ouvertes dans ce billet pour revenir à ma rencontre avec Jacques François.

Vous êtes capable d’imaginer la joie – que dis-je, l’explosion de joie – que j’ai ressentie à la fin de la dernière épreuve du dernier concours de ma troisième année (surtout que j’avais cartonné)!

Je suis sorti dans la rue en courant et en hurlant comme un sauvage ma joie de vivre, dans un état second d’euphorie libératrice.

C’est alors que j’ai percuté Jacques François qui promenait son chien.

C’est la force de la jeunesse, dans ces moments là, que de rester debout, là où l’adulte – bien qu’expérimenté – vole les quatre fers en l’air. Je l’ai donc aidé à se relever tout en me confondant en excuse, entre deux bouffées d’euphorie tant ma joie restait présente. Il n’était pas blessé, juste un peu éberlué.

J’espère qu’il a rapidement oublié notre rencontre.

Moi, malgré les années, je ne l’ai pas oublié.

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[1] En 1985, l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (dite Ulm) et l’École normale supérieure de jeunes filles (dite Sèvres) ont fusionné. Dans la langue française, le masculin l’emportant sur le féminin, seul le nom Ulm est resté (bon, en fait, c’est le nom de la rue). Remarquez que l’on ne prononce pas Ulm comme on prononce U.L.M. (private joke).

4 réflexions sur « Le cube et le comédien »

  1. erf, j’avoue qu’aprés une si longue parenthése liminaire, je m’attendais a une fin moins rapide et plus étoffée (mais également moins brutale).

    Il se trouve que je connaissais déjà le vocabulaire 5/2 et compagnie en plus, bien qu’ayant été un cancre suffisant pour y échapper.

  2. @ulysse: Je divague souvent même dans mes billets…

    @nono: heu, ben, non, justement j’en parle.

  3. Carré, bicarré, il existe peut-être même tricarré !… avec des noms pareils j’imagine que ce sont des créatures du crétacé comme le tricératops.
    Je crois que toutes ses créatures, en plus d’avoir des cornes, ont la particularités d’avoir la tête dure !

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