Le miracle du cerveau

J’arrive à l’hôpital avec le ventre noué d’angoisse. Ma sœur m’a prévenu, ça va être un choc pour moi.

Mon père vient de faire une chute cognitive grave. Diagnostiqué Parkinson il y a trois ans, nous l’entourons de notre amour depuis. Il lutte, soutenu vigoureusement par ma mère, et se bat contre cette maladie incurable et mal connue. Brutalement, et sans raison, son cerveau l’a lâché, et il est tombé dans son appartement sans pouvoir se relever. Ma mère a appelé le SAMU, puis nous a prévenu.

Me voici en route pour son chevet à l’hôpital. J’accompagne ma mère qui va le voir tous les jours, je la soutiens, j’ai traversé la France pour ça, je dois faire bonne figure. Nous sommes lundi 16 novembre 2015. Paris vient de vivre une série d’attentats meurtriers, la France est sous le choc, les informations sont terribles et terrifiantes.

Pierre Desproges, dans sa chronique de la haine ordinaire intitulée « l’humanité », disait :

À bien y réfléchir, on pourrait diviser l’humanité en quatre grandes catégories, qu’on a plus ou moins le temps d’aimer : les amis, les copains, les relations, les gens qu’on connaît pas.

{…}

Enfin, les gens qu’on connaît pas. Les doigts nous manquent pour les compter. D’ailleurs, ils ne comptent
pas. Il peut bien s’en massacrer, s’en engloutir, s’en génocider des
mille et des cents chaque jour que Dieu fait, avec la rigueur et la grande bonté qui l’a rendu célèbre jusqu’à Lambaréné, il peut bien s’en tronçonner des wagons
entiers, les gens qu’on connaît pas, on s’en fout.


Tenez, le jour du récent tremblement de terre de Mexico, le gamin de mon
charcutier s’est coupé un auriculaire en jouant avec la machine à
jambon. Bien. Et bien quand cet estimable commerçant évoque cette date,
que croyez-vous qu’il lui en reste ? Était-ce le jour de la mort de
milliers de gens inconnus ? Ou bien était-ce le jour du petit doigt ?

Terrible constat que j’ai pu faire cette semaine : j’étais tellement effondré par la vue de mon père ne parlant plus et ne reconnaissant personne, que les massacres parisiens passaient pour moi au second plan…

En arrivant dans sa chambre, je l’ai vu assis dans un fauteuil. Le personnel de l’hôpital l’avait placé là pour qu’il reste éveillé le jour, afin qu’il dorme mieux la nuit. Une fois assis, personne ne reste avec lui, il n’y a pas de personnel pour cela. Nous, la proche famille, n’avons l’autorisation de venir que de 12h à 20h. Il est 11h40, nous avons grappillé quelques précieuses minutes pour pouvoir arriver pendant son repas. Les aides soignantes nous laissent s’occuper de lui. Ma mère lui donne à manger.

Je suis effondré, mais je ne le montre pas. Mon père, ce héros, cette personne pleine d’humour et de curiosité, se trouve assis, immobile, les yeux fermés, sans réaction ni propos cohérents.

Nous passons l’après-midi à ses côtés, à lui parler et à le réveiller car les soignants veulent le recaler sur des horaires normaux. Il ne me reconnaît pas. A 82 ans, il est devenu un légume… Je m’isole quelques minutes dans le hall de l’hôpital pour pleurer discrètement.

Le soir, je raccompagne ma mère chez elle. Je commence à évoquer le retour de mon père, l’installation d’un lit médicalisé, la prise en charge des soins, les aides à la personne. Il faut positiver. Mais j’évoque aussi le placement en centre de suivi de soins, en EHPAD

Le lendemain matin, je suis avec elle auprès du CCAS pour remplir et déposer un dossier APA. Nous visitons ensuite deux EHPAD pour retirer des dossiers et inscrire mon père sur les (longues) listes d’attente. Comme pour une greffe d’organe, il faut attendre que quelqu’un meure pour espérer avancer sur la liste. Triste réalité. Rien n’est simple, mais nous avons affaire à quelques personnes faisant preuve de beaucoup d’humanité, et qui prennent le temps de nous expliquer toutes les démarches. D’autres personnes nous prennent de haut, nous délivrent des informations partielles. Comme dans une expertise judiciaire, il faut écouter, ne faire confiance a priori à personne et se faire sa propre opinion.

Je découvre un nouvel univers, une jungle administrative, et en même temps je dois gérer la douleur de ma mère, ma propre douleur et planifier ce qui doit être le mieux pour mon père. Toute la famille est derrière nous et je reçois des dizaines de messages de soutien, de demandes de nouvelles et d’encouragement. Cela me maintient la tête hors de l’eau. La famille est présente, même à distance. Et dans ces moments-là, c’est important.

L’après-midi, nous retournons auprès de mon père. Nous découvrons un petit miracle : il a les yeux ouverts, il parle et il nous reconnaît. Il est un peu confus, mais son état n’a plus rien à voir avec celui de la veille. Nous restons avec lui tout l’après-midi, en veillant à ne pas le fatiguer, mais en le stimulant suffisamment pour qu’il reste éveillé. Le kiné arrive à le faire marcher sur quelques mètres.

Je rentre chez moi le cœur moins lourd. Ma sœur, qui m’a remplacé, m’envoie des nouvelles rassurantes. Mon père a marché 30m et arrive maintenant à manger tout seul.

La maladie a reculé.

Pour le moment.

Pour nous permettre de profiter encore de lui.

Il devrait sortir cette semaine de l’hôpital.

Le miracle du cerveau.

Et vous qui me lisez, profitez de vos proches et n’hésitez pas à leur dire que vous les aimez, tant qu’il en est encore temps.

Papa, tiens bon.

Je t’aime.

9 réflexions sur « Le miracle du cerveau »

  1. Parkinson est une maladie dure, et encore plus dure pour l'entourage.
    Profite de tous les instants qui restent. Ce que je n'ai pas su faire assez.
    Courage.

  2. Courage. Pour avoir vu mon dernier parent (à peine la soixantaine, et le dernier membre de ma famille) partir en 72 jours suite à une tumeur rare du cerveau, le chagrin peut vite vous submerger. Quand la perte de mémoire immédiate et l'aphasie sont dans la partie ça fait très mal et pour qu'au final, l'être aimé devienne comme vous le dites, un légume et s'éteigne. C'est dans ces moments qu'on peut réaliser qu'on a oublié de dire des choses 🙁
    Et puis … le temps fait son effet.

  3. Heureux que la situation se soit améliorée. Ma grand-mère est passé par à peu près la même chose, avec un rétablissement plus partiel.
    Vous avez bien fait de le stimuler et lui parler continuellement. Jetez un coup d’œil à cet article:

    https://news.uci.edu/press-releases/whisker-stimulation-prevents-strokes-in-rats/

    Rapporté à l'humain, une hypothèse est que lors d'un acv, les neurones ou les synapses, normalement configurées, entrent dans un état de choc qui les rend reconfigurables et inopérantes. En l'absence de stimulation, elles perdent leur configuration, ce qui entraîne en un deuxième temps une élimination des neurones ou synapses inutiles ou assaiblies.
    En revanche, une stimulation externe, la plus profonde et humaine possible, quoi qu'elle n'entraîne par de réponse motrice, résonne avec la configuration composant la personnalité et les compétences de la personne.
    Ce que les bons cliniciens conseillent déjà, mais qui pourrait être plus méthodique et complet: stimuler la personne sur tous les sens (dont l'odeur, liée à la mémoire limbique et les affect) avec des personnes et des objets les plus personnels. Lui rappeler ses goûts, ses passions, ses attachements, ses sentiments, repartager des souvenirs avec lui, les lui faire sentir, revivre, comme s'il était bien là malgré son état transitoire de légume. Le traiter le plus possible comme la personne qu'il est.

    Courage!

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