Petit guide de survie à l’expertise informatique

J’ai beaucoup apprécié le billet du blog “Eclat(e) d’une jeune avocate” intitulé “Petit guide de survie à l’expertise construction (part I)“. J’y ai retrouvé certaines situations que j’ai pu vivre en expertise, ou dont ma femme (avocate) me parle quand elle est elle-même en expertise.

Sans nécessairement écrire le billet croisé dont je n’ai pas le talent, je me suis dit “tiens, ça, c’est une bonne idée de billet”. Voici le résultat.

Sachez à titre liminaire que toutes les situations ci-après exposées reposent sur des faits réels que j’ai vécus ©.

Une expertise judiciaire, du point de vue de l’expert judiciaire, ça commence par la lecture des missions envoyées par le magistrat. Ces missions sont souvent écrites à l’origine par l’avocat d’une des parties, en général celle qui demande l’expertise. L’avocat ayant lui-même retranscrit ce que son client lui a demandé, ledit client ayant essayé de traduire ce que son service informatique lui a remonté comme problème. Ceux qui connaissent le jeu du “téléphone arabe” peuvent imaginer facilement le résultat final. Prévoir donc un coup de fil au magistrat, à l’avocat, au client et au responsable informatique pour avoir une explication de texte avant d’accepter les missions demandées.

Puis vient le moment palpitant consistant à faire coïncider les agendas pour organiser la première réunion. L’usage veut que l’expert appelle en premier les avocats, puis les parties. Dans la pratique, il est conseillé d’appeler en premier le chef d’entreprise du lieu où se trouve le matériel à expertiser, afin de savoir s’il existe une salle de réunion assez grande pour loger tout le monde, et si l’entreprise n’est pas en plein inventaire, ou en congés (ou en liquidation !), à la date retenue par les avocats. Ensuite, muni de trente créneaux pour les six mois à venir, vous pouvez commencer à contacter les avocats… pardon, les secrétariats des cabinets d’avocat. Prévoir de vous munir du numéro de référence du dossier donné par le cabinet d’avocat appelé, du numéro de référence du dossier donné par le greffe du tribunal, du nom de l’entreprise, etc. Commencer toujours sa première phrase par “Bonjour, je suis M. Zythom, expert judiciaire (à prononcer distinctement), je souhaite parler à Maître Bâ, pour organiser une première réunion d’expertise, dans le dossier “Entreprise GrosClient”, le tout avec une voix caverneuse et assurée, pour franchir le barrage du secrétariat.

Une fois des dates communes trouvées entre les agendas des avocats et le votre, entamer la ronde des agendas des parties. Au passage, s’assurer que l’avocat contacté est toujours mandaté par le client, et en profiter pour relever les prénom et nom du gérant de l’entreprise. Prévoir un deuxième tour avec les avocat si aucune date ne s’avère satisfaire tout le monde. Ne me parlez pas de doodle, personne ne semble connaître son existence dans cet univers parallèle au mien.

Prévoir un coup de fil au greffe du tribunal pour lui indiquer que la date fixée pour le dépôt du rapport pose un léger problème, étant entendu que l’échéance de six mois initialement inscrite dans les missions, correspond en fait à la date arrachée pour la première réunion. Obtenir une prolongation de mission.

Adresser un courrier recommandé avec avis de réception aux parties et à leurs avocats pour leur indiquer les date, heure et lieu de réunion. Fournir les coordonnées GPS aux avocats parisiens, et vérifier que l’heure de début de réunion est compatible avec les différents trains des parties concernées, ou les distances en voiture fournies par Google maps ou Mappy (ajouter 30mn pour les horaires indiqués par iPhone Plans…)

Ne pas oublier de demander aux parties de fournir une copie des pièces du dossier afin de pouvoir s’assurer que le déchiffrage des missions est compatible avec les pièces. Interdire l’envoi par fax, certains secrétariats n’hésitant pas à vous refaxer les 90 pages déjà envoyées sous prétexte qu’une page n’est pas passée. Demander un numérotage des pages. Remettre toutes les pièces en ordre, certains secrétariat ayant eu du mal avec l’agrafeuse, voire avec le recto/verso du photocopieur qui vient de changer.

Chaque partie vous enverra toutes ses pièces, identifiée avec un numéro différent. Il vous faudra tout classer selon votre choix, et apposer votre propre numérotation, avec bordereau récapitulatif reprenant tous les numéros utilisés par les parties.

Certains cabinets facétieux vous enverront leur dossier en original. Prévoir la demande de récupération en début de réunion. Faire des copies à vos frais…

Quand la date fatidique s’approche, ne pas hésiter à envoyer un petit email aux parties pour leur rappeler l’échéance imminente. Ne pas répondre aux suppliques de déplacement de la date, même celles assorties des menaces les plus explicites du genre “si vous ne déplacez pas cette réunion, je demande votre récusation” (!), ou “je ne pourrai pas être présent car j’ai un dossier “TresGrosClient”. Tenir bon. Repenser à l’énergie qu’il a fallu pour coordonner les agendas. Penser au ton froid du greffe quand vous avez demandé une prolongation de date de dépôt du rapport.

Le jour de la réunion, il faut arriver en avance pour repérer les lieux. Rien n’est plus ridicule qu’un expert perdu dans la campagne en train de chercher le lieu de la réunion qu’il a organisée. Arriver la veille est une option. Arriver deux jours avant est un manque de confiance en son GPS.

Venir habillé “en dimanche” est un signe de compétence. Il faut éviter les T-Shirts geeks, les baskets ou les chemises hawaïennes. Un expert judiciaire en informatique est avant tout un expert judiciaire, un sachant, un savant, une personne comprise de ses seuls semblables. L’habit fait le moine, il faut assortir la cravate, la veste, la chemise, le pantalon, les chaussettes et les chaussures. Ne pas hésiter à demander conseil à son épouse. Ne pas tenir compte des remarques étonnées des enfants qui prennent leur petit déjeuner. Une avocate m’a fait remarqué une fois, sur un ton dubitatif, que j’étais en chemisette. Il faut savoir que dans certains milieux autorisés, les chemisettes sont combattues et leurs porteurs exposés sur l’escalier des gémonies.

Entrer le premier dans la salle de réunion et choisir soigneusement sa place, souvent repérable par l’unique fauteuil en cuir présent dans la salle. Ne pas tenir compte du soulèvement de sourcil du PDG de l’entreprise quand il entrera dans la salle de réunion, légèrement en retard.

Refuser tout café/croissant/petit pain au chocolat qui pourrait vous être proposés, en précisant bien “je ne peux pas accepter de collation qui ne soit pas proposée en présence des tous les participants, et en leur absence, du fait de l’obligation du contradictoire”. La double négation et le sens obscur de la phrase assoit votre prestige auprès de la secrétaire qui vous accueille.

L’heure de la réunion étant arrivé, ne pas céder aux appels désespérés de l’avocat(e) perdu(e) dans la campagne et qui voudrait que vous veniez la chercher dans un village homonyme mais situé à 300 km du lieu de réunion. Commencer la réunion à l’heure pile, chaque région ayant son soi-disant quart d’heure qui ne sert qu’à justifier l’impossibilité chronique de certains à arriver à l’heure.

Expliquer le rôle de l’expert judiciaire. Rappeler qu’il n’est pas expert en droit, afin de valoriser aux yeux de leurs clients les avocats présents. Lire les missions à voix haute, ce qui permet aux experts en droit de se rappeler le dossier, lu en diagonal dans le train.

Enfin, le cœur du problème technique peut être abordé. C’est le moment où les clients, chauffés à blanc depuis tant de mois (d’années?), se jettent des SCUD et sortent des tranchées… D’où l’importance de la présence des avocats qui jouent un rôle actif pour jeter de l’huile sur le feu traduire modérer les propos de leurs clients.

Au bout de deux ou trois heures de réunion, tout le monde se calme petit à petit et les sachants peuvent commencer à s’exprimer. C’est alors le début du règne des informaticiens, le temps des sigles et des remarques rigolotes des avocats : “heu, Monsieur l’expert, ERP c’est bien Établissement Recevant du Public, éclairez moi ?”

Le repas est pour moi un moment solitaire. Il se limite à un paquet de biscuits avalé rapidement pendant que je classe mes notes, numérote les pièces étudiées, et commence à rédiger les premières réponses aux questions du magistrat.

L’après-midi est consacré à la somnolence des avocats et des PDG présents. Les informaticiens se complaisent dans des discussions précises sur les concepts qui leur sont chers. Parfois, un avocat appuie les dires de son client avec une intervention brève et prudente. Un bon expert sait laisser de la place à chacun pour que tout le monde “fasse le job”.

Après une phase d’écoute active, vient ensuite le temps des premières prises de position. Il faut donner un avis. L’expert prend position. La tension remonte.

En fin de réunion, prendre date immédiatement, en présence de toutes les parties, pour une prochaine réunion. Non seulement cela économise tous les courriers RAR, mais aussi tout le temps perdu à contacter tout le monde plusieurs fois… Gare à ceux qui sont partis en avance.

Une fois la réunion terminée, féliciter tout le monde pour la bonne tenue de la réunion, même si les SCUD volaient bas et en nombre.

Dès le soir, relire ses notes et les mettre au propre, écouter son dictaphone, noter les phrases clefs, les moments forts, les remarques pertinentes.

Dès le lendemain, commencer son pré-rapport. Ecrire aux avocats pour donner une date limite de réception des pièces complémentaires demandées en réunion.

Recharger l’encre du fax.

Préparer la réunion suivante.

Donner une date limite pour les dires.

Recevoir des dires volumineux le jour d’expiration du délai.

Modifier en profondeur son rapport pour prendre en compte les dires.

Recevoir des dires tardifs hors délai.

Pleurer.

Recevoir des dires après le dépôt du rapport auprès du greffe.

Pleurer.

Recevoir un courrier incendiaire parce qu’on n’a pas pris en compte les dires hors délai.

Pleurer.

Assister à l’audience où son rapport est discuté par les parties.

Pleurer chaudement.

Recevoir un compliment du magistrat qui trouve votre rapport clair et complet.

Être en joie.

Recevoir sa note de frais et honoraire.

Payer avec : la facture de l’encre du fax, le remboursement des traites de la Ferrari, le dernier Call of Duty…

Et le soir, au coin du feu, discuter avec ma femme du sens caché du dernier texte modifiant le déroulement de la procédure expertale : ♥