1ère tranche.
Je marche tranquillement vers mon petit restaurant de midi, quand tout à coup, j’entends un bruit métallique assez fort, assorti d’un cri du genre « haaaaaaaaaa ».
Je me retourne et assiste à la fin de glissade d’un motard précédé de sa moto. Je reste immobile de surprise, puis fait demi tour pour m’approcher de l’homme allongé sur la chaussée, en plein carrefour. Heureusement, il y a peu de véhicules qui circulent à ce moment là.
Son pantalon est déchiré, il saigne un peu à la jambe, son blouson est sérieusement rappé dans le dos. Il regarde sa moto couchée sur le flanc, et alors que je m’inquiète de ses blessures, toute son attention est tournée vers sa moto vers laquelle il rampe en disant: « Oh putain, ma bécane ».
J’arrive à l’aider à se relever et à aller s’asseoir sur le trottoir. Je lui pose quelques questions pour voir s’il est en état de raisonner un peu, mais lui me demande si je peux m’occuper de sa moto. Je retourne alors près de sa superbe Kawasaki de 240 kg que j’arrive péniblement à relever. Le carter du moteur est percé et une partie de l’huile est répandue sur le sol. Quelques protections sont rappées et un cale-pied est brisé, mais dans l’ensemble la moto semble réparable. Je la pousse difficilement jusqu’au trottoir.
Je garderai une douleur au dos pendant quelques jours et dans le poignet pendant deux mois.
Je discute un peu avec le motard, je lui conseille d’appeler son assurance : il appelle sa copine. Après quelques appels infructueux, il raccroche rageur : « Putain, ça sert à quoi qu’elle ait un portable si c’est pour pas répondre ! ». J’essaye de sauver son couple en suggérant qu’elle n’est peut-être pas joignable…
Je m’assure qu’il va bien, qu’il n’a plus besoin de moi et le laisse appeler une dépanneuse. La mort l’a raté de peu, mais toutes ses pensées sont pour sa « bécane ».
2ème tranche.
Je sors de l’école par une petite porte. Je jette un bref regard à droite pour ne bousculer personne et me dirige vers la gauche. Je marche quelques pas et m’arrête interloqué. Dans ma mémoire courte se trouve stockée l’image d’un homme allongé sur le sol. Je me retourne et aperçois une forme sur le sol : un homme gît par terre, ce n’est pas normal…
Je m’approche de lui et constate qu’il baigne dans une flaque d’eau. Il respire et est conscient mais ne répond pas à mes questions. Il sent fortement l’alcool.
Il fait froid, à peine quelques degrés. S’il reste immobile dans cette flaque d’eau, affaibli par l’alcool, il risque d’y passer vite fait. Je suis rejoins par une dame de l’immeuble d’en face qui a vu la scène : l’homme titubait, ce qui a attiré son attention depuis la fenêtre de sa cuisine. Elle l’a vu s’appuyer sur la balustrade près de l’école et basculer par dessus.
J’appelle le 112 sur mon téléphone portable et je décris la situation. Je réponds aux questions du régulateur et il me rassure rapidement : les secours sont en route. Effectivement, quelques minutes plus tard, l’ambulance des pompiers chante dans le lointain. Je les guide depuis le bord de la route à grand renfort de gestes.
Je les laisse faire leur travail : résultat, suspicion de fracture de la jambe. L’homme est embarqué avec précaution. Il aurait pu mourir seul dans cette flaque à l’abri des regards. Si cette femme ne l’avait pas vu. Si je ne l’avais pas vu. Détresse humaine.
3e tranche.
Ce soir, en rentrant du travail à vélo, je manque de tomber sur un scooter renversé dans un virage. Je m’arrête. Un homme a la jambe coincée sous le scooter. Je gare rapidement mon vélo et soulève le scooter pour dégager l’individu. Celui-ci reste allongé, le regard un peu vide. Je mets le scooter sur sa béquille et me penche sur l’homme pour lui parler. Il me regarde et tente de se relever. Je l’aide tout en me demandant s’il est en état de se lever. Je ne sais pas s’il est blessé. Une fois debout, il titube et retombe de tout son long sur le sol. Heureusement, son casque l’empêche de se faire mal.
Il est complètement ivre.
Je l’aide une deuxième fois à se relever et il arrive tout juste à tenir debout. Il veut remonter sur son scooter… Je lui conseille de ne pas essayer de conduire, mais il veut à tout prix rentrer chez lui en scooter. Quelques personnes s’arrêtent à notre hauteur et observent la scène. Je ne sais pas trop quoi faire.
Je décide d’enlever les clefs du scooter et de m’écarter un peu.
L’homme est un peu énervé, mais n’arrive pas à monter sur le scooter. Il a vu que j’avais enlevé les clefs et je continue à lui parler pour le dissuader de rouler dans cet état. « Je suis le diable », me dit-il. « J’ai fait de la prison », ajoute-t-il.
Qui suis-je pour juger une personne ? Ai-je le droit d’empêcher quelqu’un de faire ce qu’il lui plait ? Mon cerveau un peu fatigué réagit quand même correctement : il n’est pas question que cet homme mette sa vie en danger sur un scooter dans cet état, ni d’ailleurs celle des autres.
Un instant, je pense appeler la police pour qu’elle gère ce problème. Je réalise qu’il finira au poste en cellule de dégrisement et qu’il sera probablement verbalisé pour conduite en état d’ivresse. Je n’arrive pas à me résoudre à cette solution de facilité. Je dois pouvoir l’aider sans me défausser.
Je lui rends le trousseau de clefs après avoir ponctionné la clef du scooter et lui propose de le raccompagner à pied chez lui. Curieusement, il accepte aussitôt. Je gare mon vélo près de son scooter pendant qu’il range son casque et récupère ses papiers. Nous voilà parti tous les deux : lui titubant d’un bord à l’autre du trottoir, et moi avec mon casque de vélo sur la tête et mon gilet jaune bien voyant, à ses côtés. J’essaye de l’empêcher de traverser n’importe où, et de l’amener sain et sauf jusque chez lui. Nous marchons ainsi 1/2 heure…
D’un seul coup, il me regarde et me demande qui je suis, où est son scooter et pourquoi je l’accompagne… Il se met en colère, crie et me demande de le laisser. Je lui propose de s’asseoir sur un banc, mais il continue de m’insulter et s’éloigne en zigzagant.
Je le regarde s’éloigner sur le trottoir.
Je me rends compte à ce moment que j’ai laissé dans les sacoches de mon vélo tous mes papiers et mon portefeuille. Je jette un dernier coup d’œil à mon diable titubant. Il marche sur l’herbe vers un immeuble. Il ne court a priori aucun danger. Je cours jusqu’à mon vélo et vérifie que rien ne manque. Je range le scooter dans un coin en espérant que personne ne le vole et qu’il le retrouvera plus tard. J’enfourche mon vélo et retourne surveiller mon gars.
Je ne l’ai pas retrouvé.
J’espère qu’il est rentré correctement chez lui.
J’espère qu’il ne lui est rien arrivé.
Je me fais un sang d’encre et je trouve le monde injuste.
J’ai cette réponse en tête : « IL N’Y A PAS DE JUSTICE, IL N’Y A QUE MOI »
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Source image boumbang (dessin de Jean-Jacques Sempé)
La dernière phrase du billet est une citation de Terry Pratchett (La Mort dans Les Annales du Disque-Monde).
"Un instant, je pense appeler la police pour qu'elle gère ce problème."
C'est ce que j'aurai fait. Il a déjà mis sa vie et celle d'autrui en danger en arrivant là ou il était. Et il a un peu moins de risque de mourir étouffé dans son vomi en cellule de dégrisement que chez lui.
Sur le coup, je ne trouvais pas cette solution acceptable. J'avais l'impression de dénoncer un pauvre diable et d'enfoncer sa tête sous l'eau un peu plus. Je me suis dit: "on doit pouvoir gérer cela entre nous". Une fois chez moi, je n'étais plus du tout sur d'avoir fait le bon choix.
C'est beaucoup plus simple quand on a un HowTo.
Effectivement je comprend mieux ton anecdote d'il y a quelques semaines sur Twitter concernant le motard (et qui m'avait fait réagir) 🙂
Tu es motard Zythom ?
J'ai été conducteur d'une 125 XLS de mes 16 ans à 30 ans, mais je ne suis pas sur qu'on peut appeler cela motard. Mais je me sentais une âme de motard !
Sur la première anecdote. D'abord une typo : "poignet", pas "poignée". Ensuite, la focalisation sur un élément matériel peut être un symptôme de l'état de choc. Je l'ai constaté régulièrement dans mon expérience de secouriste à la Croix-Rouge. Mais surtout, je l'ai vécu moi-même, me faisant renverser par une voiture (étant piéton) alors que j'avais un trousseau de clé à la main : allongé sur le trottoir, avec une foule de passants affolés autour de moi, je répétais sans cesse : "il faut récupérer mes clefs, il faut récupérer mes clefs" qui étaient tombées au milieu de la chaussée.
Typo corrigée, et merci pour l'anecdote !
Salut Zythom,
Question bette : Qu'as tu fais de la clé du scooter que tu avais "ponctionner" ?
Après une centaine de mètres sur le chemin de la maison du "diable", je lui ai rendu la clef du scooter en lui demandant de bien la mettre dans sa poche pour ne pas la perdre.
Oui et non… je pense que c'est un réflexe de motard que ce s'inquiéter d'abord de sa moto.
C'est quasiment fusionnel. Je le sais, j'en ai oublié ma femme pendant un minute (ou peut-être moins, mais cela ne l'a pas fait rigoler)
🙂
Les deux fois où j'ai eu un accident de moto, ma première pensée a été "laisse-toi glisser". Ensuite me relever pour fuir la voiture qui ne pourrait pas m'éviter. Après seulement la bécane pour dégager la chaussée puis état du bonhomme.
Sinon, j'espère que ce n'est pas dans la même journée : vous êtes un homme dangereux !
Les trois tranches se sont déroulées sur plusieurs mois 😉
Alors il est vraiment comme cela IRL Gérard Depardieu?
Mwhaahaaa 🙂
Je n'ai pas l'intention de vous conter des tranches de mort, j'ai trop vu de corps atrocement mutilés.
Par contre, j'ai une petite anecdote qui démontre que l'amour de l'homme pour son véhicule le rend aveugle.
C'était par une belle matinée glaciale de décembre qu'un automobiliste, au volant d'une quatre chevaux flambant neuve, a eu le malheur de renverser un cycliste.
Le motorisé surgit de son merveilleux engin tel un diable de sa boîte et se mit à insulter copieusement le cycliste qui s'était vautré à une dizaine de mètres de l'impact, avant de conclure ses insanités par un magistral :
Vous avez de la chance, ma voiture n'a rien !!!
Le malappris n'avait même pas remarqué le physique de son adversaire, qui était redouté de tous pour sa force herculéenne.
Il souleva d'une seule main l'as du volant et l'envoya bouler à plusieurs mètres, en grommelant "ta voiture n'a rien, ta voiture n'a rien…", avant de s'en saisir et de de la retourner comme une crêpe.
Puis il s'enquit de l'état de son vélo, réduit en épave, le passa autour du cou du malotru et entreprit de lui confectionner un collier avec.
J'avais entre temps fendu la foule, toujours friande des lynchages et un peu calmé la tornade que j'avais comme voisin.
Je l'ai persuadé de monter sur ma moto pour un retour épique à la maison, car, malgré mon quintal, la roue avant de la New Map ne touchait terre qu'aléatoirement.
En mon for intérieur, je me dis encore aujourd'hui qu'il s'est trouvé un malheureux pour croiser le chemin de François, le transporteur de vin qui chargeait seul des demi-muids sur son camion.
Dans notre société les gens ont parfois plus peur de trouver du cheval dans leur assiette que de passer (ou faire passer quelqu'un) sous les pneus d'une auto …
j'aime les lignes suivantes 'Je ne l'ai pas retrouvé.
J'espère qu'il est rentré correctement chez lui.
J'espère qu'il ne lui est rien arrivé.
Je me fais un sang d'encre et je trouve le monde injuste.
J'ai cette réponse en tête : "Il n'y a pas de justice, il n'y a que moi."
Eh bien, vous portez la poisse 🙂 En tout cas vous gardez votre sang froid, c'est déjà pas mal. Par contre, en France, un résident français se doit d'appeler le 15 (ou le 18 pour un incendie ou un accident de la circulation) et non pas le 112 mais c'est du détail. Et heu… déplacer ou aider un blessé à se déplacer ? JAMAIS ! Sauf si il y a danger immédiat bien sur… Vous avez eu de la chance de "tomber" sur des personnes n'ayant pas vraiment de traumatisme sévère. Je sais qu'il n'est pas facile de demander à un motard qui s'est vautré de rester tranquillement allongé là où il est, mais en lui expliquant que tant qu'il n'a pas été pris en charge par les secours, le moindre mouvement peut aggraver une blessure qu'il ne ressent pas… ça calme. Mieux vaut prévenir que guérir !