Il en va de la vie estudiantine comme de la vie tout court: elle est faite d’une succession de transformations. J’en suis souvent le témoin privilégié.
L’entretien
Le candidat assis en face de moi vient tout juste d’avoir son baccalauréat. Il postule pour entrer dans l’école d’ingénieurs où je travaille alors comme professeur d’informatique. Il a 18 ans, il est stressé, il passe pour la première fois un entretien de motivation. Il s’appelle Paul. Je lui pose des questions sur son intérêt pour les études d’ingénieur, sur la vie qu’il pense vouloir mener dans quelques années. Il me répond quelques banalités, mais aussi quelques idées intéressantes. Il est plein d’illusions, mais il a la force de la jeunesse. Il veut changer le monde, l’améliorer, y trouver sa place. Je prends des notes, je l’évalue, je le jauge. Sera-t-il un bon ingénieur ? Question difficile à laquelle je cherche du mieux possible des réponses.
La rentrée
Les étudiants de 1ère année sont assis devant moi. C’est pour la plupart la première fois qu’ils suivent un cours en amphithéâtre. Ils sont à la fois impatients de commencer et déjà conscients des difficultés qui les attendent. Je reconnais parmi les visages quelques uns des candidats que j’ai eus en entretien de motivation. Paul fait parti de ceux-là qui se tiennent droits sur leur siège, attentifs et concentrés.
Je commence mon cours par quelques mises en garde sur la méthode de travail. J’explique la prise de notes. Je prends l’amphi à témoin du fait que personne n’a encore sorti son stylo pour prendre des notes. Cela déclenche quelques rires gênés et un remue-ménage quand tout le monde sort une feuille et un crayon…
Les jeux en réseau
J’ai toujours adoré les jeux en réseau, et encore aujourd’hui, j’aime bien me faire massacrer par les étudiants lorsqu’ils organisent un LAN dans l’école. Ils savent que j’autorise ce genre de pratique, à la condition expresse que le matériel de l’école soit respecté, ainsi que les licences des logiciels utilisés. L’association étudiante « jeux en réseau » est donc essentiellement préoccupée par la recherche de sponsors pour acquérir les précieuses licences qui seront ensuite installées sur les ordinateurs des salles par le service informatique.
Paul est en 2e année quand il s’inscrit à cette association estudiantine et notre première confrontation virtuelle est sanglante. Pourtant, les organisateurs de la séance m’ont placé au dernier rang de la salle pour me permettre de voir les écrans des autres joueurs et me donner un avantage certain. Las, mon niveau sur Half-Life est ridiculement bas quand certains de mes jeunes adversaires accusent déjà des centaines d’heures d’entraînement.
Le cours de C
Je recroise Paul lors du cours de langage C que je faisais alors en 3e année. C’est un jeune bien dans sa peau, entouré d’un groupe d’amis avec qui il passe le plus clair de son temps. Le langage C n’est pas sa passion, et les pointeurs resteront une énigme pour lui malgré tous les efforts que j’aurai déployés. Mais bon, il n’y a pas que l’informatique dans la vie… Je transmets du mieux possible l’importance de l’analyse préalable du problème, de l’algorithmie, de la méthodologie, en rappelant que le langage n’est qu’une illustration technique. Le message passe pour la majorité des étudiants.
Le stage
Le hasard des affectations aux suivis de stages a fait que Paul s’est retrouvé parmi les étudiants dont je supervisais le stage ingénieur.
Son maître de stage en entreprise, présent lors de la soutenance de stage me confiera: « c’est le 1er étudiant que j’ai en stage qui me propose de lui-même au bout d’un mois de faire un exposé au reste de l’équipe sur son sujet de stage ! ». Je ressens une certaine fierté, même si je sais que les compétences de Paul tiennent autant de ses propres efforts que de ceux de ses professeurs et de son école.
Le diplôme
Les étudiants se succèdent sur l’estrade pour recevoir leur diplôme sanctionnant cinq années d’étude. Je les connais tous, pour les avoir fréquentés tout au long de ces années. Chaque visage m’évoque un souvenir. Pour certains, je suis un professeur pénible et inflexible, pour d’autres, un professeur passionné et « intéressant ». Tous se souviendront de moi, pendant que de mon côté certains visages vont devenir flous, et des noms s’effacer de ma mémoire, remplacés par d’autres qui se profilent à l’horizon.
Paul fait parti des diplômés. Curieusement, je me souviens de son visage de jeunot lors de son entretien de motivation. Déjà cinq années ont passé.
Le gala
Chaque année, une part importante des forces des étudiants est engagée dans l’organisation du gala annuel de l’école. Tous les étudiants peuvent y participer, tous les enseignants et bien entendu, les diplômés de toutes les promotions sorties. C’est l’occasion de mettre une tenue un peu plus classe que celle de tous les jours, c’est surtout l’occasion de revoir des étudiants pour savoir ce qu’ils sont devenus. Pour beaucoup d’anciens, c’est aussi l’occasion de discuter avec certains professeurs, sans la barrière d’une certaine anxiété. C’est le moment du « parler vrai » qui peut faire mal, ou pas.
Paul est présent cette année là. Il a eu son diplôme il y a déjà 3 ans, et souhaitait revoir son ancienne école. Il vient vers moi pour me saluer. Nous discutons devant un verre, mais c’est surtout moi qui l’interroge pour savoir ce qu’il est devenu. Il me raconte ses premières années de travail, ses nouvelles responsabilités. Je lui demande ce qu’à son avis nous avions raté dans sa formation,
ce qu’il faut améliorer pour les générations actuelles et futures
d’étudiants.
La vie
Je suis maintenant responsable de service, j’ai quitté mon poste d’enseignant-chercheur. Je suis moins au contact avec les étudiants, enfin moins comme professeur que comme « service support ». Parfois, j’ai une certaine nostalgie de l’énergie qu’il faut déployer pour enseigner, pour faire passer ses connaissances, pour essayer d’intéresser les étudiants, pour parfois qu’ils écoutent simplement.
Certains anciens étudiants viennent de temps en temps dans la région et passent me faire un petit coucou. Ils me surprennent dans mon bureau envahi de dossiers, de documents, de courriers, de papiers en tout genre. Paul est passé aujourd’hui et je l’ai encore interrogé sur son activité professionnelle. Quinze années ont passé depuis son entrée à l’école, il se souvient pourtant encore de son entretien avec moi. J’avoue que de mon côté, les souvenirs sont un peu flous. Tant d’entretiens…
Je regarde dans mes archives, et fouille dans un paquet de vieilles feuilles. Je lui donne alors le document sur lequel j’avais pris mes notes lors de cet entretien de motivation. Il est ému et amusé à la fois.
Je le vois regarder son « moi » d’une autre époque et lui souhaiter bonne chance. Puis il s’en va en me saluant: « à dans dix ans alors ? »
Tant de choses se seront passées encore, tant de transformations. A dans dix ans!
Diplômé maintenant depuis plus d'un dizaine d'années, j'ai toujours hésité à aller revoir mes professeurs dans mon ancienne école.
Toujours eu peur de n'avoir rien à dire d'intéressant, qu'ils aient oubliés nos têtes… et surtout peur de déranger et de les décevoir parce qu'on ne voyage pas sur lune ou qu'on ne soit pas devenu Expert Judiciaire 😉
Mais je les remercie énormément pour ces connaissances qu'ils ont bien voulu partager avec nous, avec moi, certainement ce qui m'a toujours conduit à partager mes maigres connaissances avec mes stagiaires, mes équipes et mes collègues.
Sûrement les bases de ce que je considère comme le "Monde du Libre".
Encore une fois, merci Professeurs.
N'hésitez pas à aller les revoir, et présentez-vous immédiatement (nom, prénom et promo) pour les mettre à l'aise tout de suite.
Votre bureau doit être un sacré b**** si même les prises de notes de vos entretiens de ces 15 dernières anneés y sont stockées 🙂
Je suis malheureusement réputé pour cela, au boulot, et à la maison…
ou au contraire ordonné d'une certaine façon, car retrouver 15 ans après des notes manuscrites dans un bureau réputé en bazar, je n'en serais pas capable…
C'est ce que j'appelle mon bazar organisé 😉
On dit qu'un bureau encombré traduit un esprit encombré ! Mais que penser d'un bureau vide ?…
Cela va faire plus de 6 ans que j'ai passé cet entretient 😀 je m'en souviens très bien.
Est-ce que j'ai fais le bon choix? J'aurais aimé que l'on me prévienne des SSII et de leur BuisnessModel.
Sinon la seul choses que je retienne malheureusement c'est que dans "l'informatique" mieux vaut être passionné! sinon c'est dur même si je le pense de plein d'autres métiers.
Enfin quitte à travailler pour un salaire autant que ce soit pour le plus gros non?
C'est juste les désillusions d'un jeune ingénieur pris dans la tourmente et qui voulait changer le monde, mais le monde est vaste…
bonne continuation à vous et bonne chance à vos étudiants