Une histoire simple et banale 4e partie

Ce billet est la suite de celui-ci.

Cette série de billets commence avec celui-ci.

Il est 14h. La réunion peut reprendre. Je vois sur les visages que la pause d’une heure que j’ai accordée n’a pas été suffisante. Les repas ont du être expédiés. Tant pis. Tout le monde n’est pas encore arrivé, mais les trois parties sont représentées. Je commence toujours à l’heure, malgré le « quart d’heure régional » universel dans chaque région de France. Un avocat appelle son cabinet parce qu’il n’avait pas vraiment prévu de rester toute la journée. Pour éviter d’entrer trop vite dans le vif du sujet, j’organise avec Monsieur Léto (DSI d’ARRAKIS) l’opération de restauration des sauvegardes de PGI. Je prends rendez-vous sous quinzaine pour ne pas prendre de retard et respecter la date de dépôt de mon rapport telle que fixée par le tribunal. Note à moi-même: ne pas oublier de poser un jour de congé sur cette date auprès de mon employeur, en espérant qu’une réunion importante ne viendra pas s’y coller d’ici là.

Tout le monde est là. J’aborde le point n°4 de ma mission: l’estimation des préjudices. Tout le monde est concentré.

Dès ma première mission d’expertise, j’ai été confronté au problème de l’estimation du préjudice. Ayant été nommé expert judiciaire à 35 ans, je ne peux pas dire que j’avais une grande expérience de la vie d’un responsable informatique ou d’un dirigeant d’entreprise. Quand bien même, chaque entreprise est différente, chaque secteur d’activité aussi, et bien entendu, chaque problème a des conséquences différentes.

J’ai donc compris très vite qu’il était plus facile, plus réaliste et plus proche de la vérité de commencer par demander aux parties, à tour de rôle, leur propre estimation de leurs préjudices, avec leurs arguments techniques.

Dans le dossier qui m’intéresse ici, j’ai commencé par la société ARRAKIS, plus précisément par son avocat. Celui-ci m’explique qu’il entend prouver que sa cliente n’a pas demandé la configuration de droits informatiques supérieurs à ceux qu’elle a acquis par licence, et que s’il est prouvé que la configuration permettait des actions illicites, elle n’en a pas fait usage. Elle estime la procédure engagée par l’éditeur de PGI à l’encontre de sa cliente comme abusive et nuisible aux bons rapports à venir nécessaire au travail en confiance entre un client et son fournisseur. Il demande le remboursement des frais d’expertise et le paiement des frais engagés dans la procédure, soit les honoraires d’avocat et le temps passé par les personnes à traiter ce dossier. Il va me fournir une liste détaillée et argumentée. Bien.

Je fais remarquer un peu perfidement que cette estimation est assez différente de celle apparaissant dans les documents présentés au Tribunal… L’avocat me répond avec le sourire que face à un tribunal, il faut parfois hausser un peu la barre pour arriver à obtenir le juste prix. Les deux autres avocats ne bronchent pas. Je continue à prendre des notes.

L’avocat de la société CORRINO estime lui que sa cliente a fait correctement son travail. Qu’à l’époque, les instructions d’installation du logiciel PGI n’était pas très claires suite à l’évolution ERP vers PGI en cours de projet. Que, sous réserve d’une hypothèse non prouvée, des droits informatiques trop grands aient pu être accordés, c’était uniquement pour faciliter les tests du logiciel et son appropriation par les équipes informatiques des deux sociétés. Il estime le préjudice de la société CORRINO relatif à la perte d’image et de confiance de la société ARRAKIS, soit 10 000 euros et au paiement des frais de la procédure abusivement engagée par l’éditeur de PGI. Je demande que me soit fournies les factures des frais engagés et une estimation des frais à venir.

Enfin, l’avocat de l’éditeur du logiciel PGI, prend la parole. Il est le seul représentant de l’éditeur qui n’a pas jugé bon de lui adjoindre un informaticien.

« Monsieur l’expert, il n’est pas contestable que le logiciel PGI, dont la société ARRAKIS a acquis un droit d’usage « niveau 2 », est installé d’une manière non conforme puisque tous les utilisateurs disposent d’un « niveau 1″. Je peux le prouver sur la base d’une table que la société ARRAKIS nous a adressé à notre demande. Je demande donc le paiement de la licence correspondant à un droit d’usage de deux ans au niveau 2 pour tous les utilisateurs, ainsi que le paiement d’un montant amiable permettant de clore le dossier contentieux. L’ensemble s’élève à 100 000 euros. »

Je fais remarquer que les droits d’installation ne sont pas nécessairement au niveau 2 depuis l’installation du logiciel, il y a deux ans. « C’est fort probable » me répond l’avocat. « Mais ce n’est pas prouvé » répondis-je.

J’écoute alors les trois avocats débattre, se répondre, s’interpeler sur des points de droit. Droit des contrats, droit des licences, droit d’usage, droit de ceci, droit de cela. Je ne suis pas dans mon élément. Je demande la parole.

J’explique alors que je suis un spécialiste informatique, un technicien. Que les arguments de droit qui me sont proposés dans cette discussion, me sont pour la plupart incompréhensibles.

Cela jette un froid dans la réunion. Il n’est pas « correct » d’énoncer son incompétence. Je continue malgré tout en expliquant que je souhaite que les trois avocats me fournissent chacun un document sous quinzaine dans lequel ils vont pouvoir exposer tous leurs arguments juridiques. Je les analyserai avant de les joindre à mon rapport. Inutile de leur dire que mon épouse va bosser pour moi.

Il est 17h. Je propose de clore la réunion. Je remercie tout le monde (malgré les quelques noms d’oiseaux qui ont fusé) pour son bon déroulement. J’ai 100 km de route à faire et la journée a été épuisante nerveusement.

Et je n’ai pas encore vu un seul ordinateur dans cette expertise.

La suite de ce billet est à lire ici.

——————–

Crédit images darkroastedblend.com

5 réflexions sur « Une histoire simple et banale 4e partie »

  1. Erf, cette journée à été épuisante apparemment. Presque suréaliste qu'un expert technique mène ce genre de meeting. Complètement seul. J'ai presque envie de dire ecartelé par les 2 parties.
    Et tout ca pour une histoire de n° de droit des users dans une bdd mouarf. C'est moche comme l'administration/les juristes peuvent pourrir un "petit" réglage informatique. Quand je repense à la phrase "dans le cadre d'une intervention de maintenance concernant la mise à jour du logiciel PGI vers une version supérieure, l'éditeur du logiciel demande à la société de service CORRINO de lui envoyer le contenu d'une table de la base de données intégrée au logiciel PGI installé chez ARRAKIS", c'est presque à se demander si c'était volontaire, prévu, opportun. On dirait plutôt un désir de vérification masquée de l'utilisation des licences. On doit aussi se demander si il est légal de transférer des données comme ca ?

    Vu de très loin, l'histoire est d'une banalité affligeante. On dirait des gamins qui jouent aux billent et se chamaillent pour rien. Mais c'est une histoire de sous, de gros sous. L'éditeur de "PGI" à probablement les reins costauds et se permet d'attaquer en justice car n'a pas grand chose à perdre, c'est moche…

  2. Et les autres experts qui n'ont pas de femme avocate, ils font comment quand ils sont face à des questions de droit pointues…. ? :S

  3. J'ai l'impression que toute cette histoire n'est qu'au final que pur gaspillage d'énergie (!) et que la procédure ne mènera à rien ; j'attends donc le prochain billet pour savoir si je me suis trompé 🙂

    Histoire fort intéressante dans tout les cas, merci bien.

  4. Le sentiment que j'en retire, c'est que la "clef" de l'affaire s'articule autour de la société qui a mis en place le logiciel.

    A-t-elle fait appel au support de l'éditeur ?
    Sinon sur quels points s'est-elle appuyée pour mettre en place les droits.
    Quelles procédures et conseils a-t-elle transmis à son client ?

Les commentaires sont fermés.