Les grands moments de solitude

J’écris souvent des billets sur les « succès » que je rencontre dans mes expertises judiciaires, et curieusement beaucoup moins sur les échecs ou les moments de solitude auxquels j’ai du faire face. Encore que

Il m’arrive parfois dans une réunion d’expertise qu’au moment où je demande aux parties d’entrer dans le vif du sujet, c’est-à-dire la partie technique, d’écouter l’exposé fait par un des informaticiens et de me rendre compte que je ne comprends rien à ce qu’il explique.

C’est une sensation très désagréable, surtout quand on a l’étiquette de « l’expert », c’est-à-dire de celui qui sait tout sur tout (en matière informatique).

Je pense que déjà à ce stade de la lecture du billet, certains des lecteurs doivent se dire: « mais il est nul cet expert… », comme d’ailleurs certains de mes interlocuteurs lors des expertises judiciaires.

Cela provient du fait que beaucoup de gens pensent qu’un expert judiciaire est un spécialiste de son domaine, et en ce qui me concerne, un spécialiste en informatique. C’est vrai, mais d’un point de vue macroscopique seulement. Le magistrat qui va désigner un expert judiciaire dispose d’une liste de disciplines dans laquelle il va sélectionner un spécialiste de cette discipline (l’informatique par exemple). Mais l’informatique est un vaste champ de compétences possibles, avec une multitude de métiers très différents les uns des autres. Etes vous sur qu’un développeur java comprendra les subtilités du déploiement multisite d’un ERP? Un spécialiste de la sémantique dénotationnelle navigue dans un univers très différent du spécialiste de la sécurité informatique (enfin, je crois).

Mon univers à moi, c’est celui du service informatique d’une école d’ingénieurs. J’y travaille comme chef de service et comme professeur. J’en ai les compétences (enfin, j’espère) et les limites.

Lorsque le greffe du tribunal m’adresse une décision de désignation d’expert judiciaire, j’ai très peu d’informations techniques sur le problème. J’ai souvent fait remarquer ici sur mon blog que j’arrivais la plupart du temps lors des interventions in situ sans connaissance sur le nombre d’ordinateurs, ni les systèmes d’exploitation en présence.

Il est donc souvent difficile de refuser une mission parce que l’on ne se sent pas compétent, puisqu’on ne le sait pas encore.

Il m’est arrivé souvent, en discutant avec des informaticiens spécialistes, d’entendre comme critiques sur les experts judiciaires: « ah mais l’expert judiciaire que j’ai connu dans tel dossier, il était vraiment nul, il ne connaissait pas le procédé machin et n’avait jamais travaillé sur le programme truc! »

Le problème, c’est que des spécialistes du logiciel truc, il y en a peut-être un ou deux en France, et qu’il y a peu de chance qu’ils aient eu envie de demander leur inscription sur la liste des experts judiciaires (de leur Cour d’Appel), et encore moins que le magistrat de votre coin ait pu le désigner s’il habite l’autre bout de la France. Et je ne vous parle même pas du coût de l’expertise qui en découlerait.

J’ai eu une mission d’expertise judiciaire sur des problèmes informatiques rencontrés par un jeune aveugle. J’en parle un peu ici. Et bien, c’était la première fois que je découvrais l’environnement matériel et logiciel d’un malvoyant. Il a donc fallu que très rapidement je comprenne les tenants et aboutissants de sa problématique, ce qui n’a pas été très simple, ce qui lui a fait peut-être penser que j’étais mauvais.

Mais l’un de mes plus grands moments de solitude a été quand, au milieu d’un débat houleux, l’un des participants a tapé du point sur la table en disant:

« IL N’EST PAS NORMAL QUE LE HDJFKGT DU LOGICIEL ZORJFUTJ AIT CESSE DE FLDKEHFHCN EN PLEINE ZJSHDUFJGKLGLM »

Et que tout le monde s’est tu en se tournant vers moi…

N’ayant compris que quelques mots de la phrase pourtant fortement déclamée, je n’ai pu que demander des explications plus claires, pendant des heures, en passant probablement pour un incompétent aux yeux du spécialiste.

Il faut savoir parfois rester modeste et ravaler sa fierté, pour mieux remplir sa mission. C’est mon côté inspecteur Columbo…

Et croyez moi, cela me sert beaucoup quand je me fais massacrer par mes étudiants dans un LAN, comme un sux0r, sans pourtant être un no0b. Comme toujours, il ne faut pas se comporter comme un lamer, sans pour autant rester un nub.

6 réflexions sur « Les grands moments de solitude »

  1. Je connais ce sentiment…

    …et j'ai pris le parti de ne pas hésiter à répondre "je ne sais pas" à une question. Souvent suivi de "je me documente et je vous réponds". Je préfère cent fois ça plutôt que de me vautrer lamentablement en répondant à côté de la plaque. Là, on vit un grand moment de solitude. J'ai donné.

    Ma SSII me vend en tant qu'expert dans un métier de l'informatique qui, sans être une niche, est assez spécialisé et assez technique.
    Ne pouvant avoir les compétences support niveau 4 sur tous les matériels de tous les constructeurs,Je fais donc comprendre au client que "expertise" ne signifie pas forcément "connaissance absolue". Je peux bien connaître la réplication de données en mode bloc. Il y a des outils du marché que je maîtrise moins bien que d'autres. Pour les avoir moins pratiqués, ou il y a plus longtemps. Je le dis franchement et au final, ça passe pas trop mal.

    Cela dit, je pense que la situation est plus délicate pour vous qui êtes présenté expert dans des domaines vraiment très divers…
    ____

    Les informaticiens, c'est comme les médecins. Mettez-en cent dans une pièce, vous n'en aurez pas deux qui font le même métier.

  2. Je suis programmateur informatique et je suis parfaitment d'accords avec vous. De temps a autre, mon superieur hierarchique me demande de faire quelque chose auquel je ne comprends pas grand chose. Dans ce genre de situation j'ai adopte presque immediatement l'attitude de dire que je ne m'y connait pas mais qu'apprendre quelque chose de nouveau ne me gene pas du tout. (Bien que la premiere fois, j'ai eu la frousse de passer pour un incompetant) Jusqu'a present, c'est une strategie gagnante. Ces temps cis, je passe rarement 2 semaines a faire la meme chose. Et cela me conviens tres bien en fait.

  3. @PrometheeFeu
    J'espère de tout coeur que vous n'êtes pas un programmateur informatique, parce qu'il y a souvent peu de place dans une machine à laver et cela doit être contraignant.
    Toutefois, d'autres, plus chanceux (?), sont programmeurs. Leur lieu de travail n'en est pas forcément beaucoup plus large mais probablement assez pour pianoter au clavier…
    😉

  4. heu ??? ????
    inspecteur columbo, pas colombo !
    vous ne savez pas ça en tant qu'expert judiciaire en informatique ? 🙂

  5. Informaticien depuis 27 ans je connais ces moments ou l'entourage familiale ou professionnelle vous dit: comment toi un docteur en informatique tu ne sais pas faire (ou tu ne connais pas) ça? Et de leur expliquer que l'informatique est un vaste monde qui s'étend de plus en plus, et que non la configuration des systèmes n'est pas la même chose que la programmation ou que le dépannage, bien que cela reste de l'informatique. J'en profite pour dire que j'aime bien vos billets et que cela me donne l'envie de temps en temps de devenir E.J. (Quoi que celui-ci … ;-))

    Bonne continuation

Les commentaires sont fermés.