La plupart des expertises judiciaires sont très éprouvantes. Parce qu’elles m’obligent à regarder des films qui me secouent, parce que je suis papa de trois enfants pré-adolescents, parce que beaucoup de mes expertises concernent des images pédopornographiques et parce que souvent je touche de près le malheur des gens.
Sans compter qu’avec le temps qui passe, l’avancée de la technique peut me faire découvrir d’éventuelles erreurs judiciaires.
Mais l’anecdote que je vais raconter ici se situe dans un autre registre. L’expert judiciaire se retrouve souvent dans une désagréable posture, coincé entre l’enclume et le marteau.
Une entreprise se retrouve au bord du gouffre à cause d’une défaillance de son système informatique et réclame à son fournisseur une somme d’argent colossale à titre de réparation. Le fournisseur se défend d’être la cause de la quasi-faillite de l’entreprise et indique que les montants réclamés le ferait fermer boutique.
Le magistrat demande l’avis d’un expert judiciaire, à la fois sur le problème informatique et s’il est avéré sur le chiffrage des dégâts.
Me voici sur les lieux.
Comme d’habitude, je suis le premier sur place. Je me fais conduire à la salle de réunion, je vérifie qu’il y a de la place pour que tout le monde puisse travailler à son aise. Je m’assoie à une place stratégique pour voir tout le monde. Je sors les pièces que les parties m’ont adressées, mes stylos, la liste des participants prévus à la réunion avec leurs titre et fonction.
Je me concentre en relisant les missions que le magistrat m’a confiées.
Les parties arrivent: d’un côté le patron de l’entreprise, son informaticien, son avocat et son expert privé, de l’autre le gérant de la SSII, son chef de projet et son avocat.
Les deux groupes s’échangent quelques banalités par politesse, mais restent bien séparés. Je salue tout le monde, et j’apprécie à sa juste valeur la formule « bonjour monsieur l’expert » utilisée par les avocats. J’essaye d’être à la hauteur des convenances avec mes « bonjour Maitre », « bonjour cher confrère » et « bonjour monsieur ».
Les débats commencent après la lecture de mes missions.
Le ton monte assez vite entre les deux dirigeants.
Je demande aux avocats d’expliquer à leur client qu’ils doivent s’adresser à moi pour me faire part de leurs arguments. Les avocats font leur travail, mais les deux dirigeants n’arrivent pas à s’empêcher de couper l’autre dans ses explications.
Je sors mon arme ultime: un enregistreur de poche que je pose en évidence sur la table devant moi. « Messieurs, si vous êtes d’accord, afin de me permettre d’éviter de prendre des notes manuscrites et pour faciliter la réunion, je vais utiliser ce dictaphone. »
Je vois bien que les deux avocats ne sont pas trop d’accord, mais personne ne prend l’initiative de me refuser cette faveur. La réunion redémarre sur un ton plus audible, mais après une demi-heure, le dictaphone est oublié par tout le monde, et les noms d’oiseau volent.
Je n’ai pas d’autre choix que de regarder ces deux dirigeants lutter, en constatant au fond de moi que chacun lutte pour sa survie.
Après deux heures de réunion, j’ai maintenant compris l’enchainement des faits et j’ai une petite idée de ce qui a amené les deux parties en justice. Il me faut maintenant passer à la partie plus technique du dossier et interroger les hommes de l’art. La discussion passe donc entre les mains des informaticiens. La tension est palpable, et chacun sait qu’il joue son poste et sa carrière.
J’emmène tout mon petit monde jusqu’à 13h, où, après 4h de débats houleux, je propose de faire une pause. Le patron me propose de déjeuner avec eux, mais je décline poliment, au grand soulagement de son avocat, qui lui, sait bien que c’est parfaitement interdit par la jurisprudence à peine de nullité de mon rapport.
A 14h, l’épreuve de force reprend. Je m’accroche à la table et subis les assauts des parties. En effet, c’est à ce moment que je fais part de la position que je suis en train de prendre sur le dossier. Et dans le cas présent, mon avis ne satisfait personne. Je focalise sur moi la fureur des deux dirigeants.
Il s’agit dans ce cas de conserver son calme, de ne pas réagir aux mots blessants ou aux sous-entendus et de se concentrer sur la partie technique. Je rappelle que je ne suis pas là pour juger, que mon avis n’est pas forcément suivi par le juge (les deux avocats froncent un peu les sourcils) et que l’après-midi est fait pour éclaircir encore certains points techniques un peu obscurs.
Les deux hommes restent combatifs et bataillent sur chaque aspect du dossier, parfois sur un point de détail. Je dois faire le tri entre toutes les données qui m’arrivent, j’insiste sur les pièces devant étayer tel point de vue, je demande qu’on me fournisse des traces complémentaires. Le combat à mort entre les deux entreprises me touche, me vise, me secoue.
Il est 18h, tout le monde est lessivé. Je clos la réunion. Je rentre chez moi et en chemin je revois les moments forts de la réunion. J’ai assisté à une lutte pour la survie. J’en suis un élément clef, mais je dois en faire abstraction: même si l’un des dirigeants m’a paru antipathique et caricatural, même si des apriori tentent de perturber mon opinion, je dois établir un avis « en mon honneur et en ma conscience » le plus scientifiquement possible et malgré les enjeux.
J’ai travaillé dur sur le rapport. J’ai réécouté quelques passages de la réunion (8h d’enregistrements!). J’ai étudié en détail les dires adressés par les parties après le pré-rapport. J’y ai répondu scrupuleusement dans le rapport final que j’ai déposé.
Et comme je suis déchargé du dossier une fois le rapport déposé, personne ne m’a contacté pour me faire part des suites données à cette affaire. Je vous laisse donc avec la même frustration que moi: je ne sais pas qui est mort et qui a survécu.
Mais quel combat!
Bonjour Zythom,
Votre article m'inspire plusieurs questions:
"je ne sais pas qui est mort et qui a survécu."
– C'est tout le temps ainsi, vous n'êtes jamais informé des suites ? (sauf sur votre propre initiative je suppose)
– lorsque vous êtes sur place devez vous toujours rester avec les 2 parties ou avez vous la possibilité de les interroger séparément dans des lieux ou à des moments différents ?
– les avocats des 2 parties peuvent ils prendre contact avec vous a posteriori pour une raison ou pour une autre ?
Merci pour vos éclaircissements.
Cyril
Bonjour Cyril,
– C'est tout le temps ainsi, vous n'êtes jamais informé des suites ? (sauf sur votre propre initiative je suppose)
-> L'expert judiciaire n'est jamais informé de la suite du dossier. Il est possible néanmoins de faire une demande auprès du greffe.
– lorsque vous êtes sur place devez vous toujours rester avec les 2 parties ou avez vous la possibilité de les interroger séparément dans des lieux ou à des moments différents ?
-> La procédure dans le cas que je présente est dite "contradictoire", c'est-à-dire qu'il est obligatoire que les deux parties soient présentes à tous les instants de l'expertise. Il est interdit à l'expert de discuter avec l'une des parties sans la présence de l'autre.
– les avocats des 2 parties peuvent ils prendre contact avec vous a posteriori pour une raison ou pour une autre?
-> En raison de la nature contradictoire de ce type d'expertise, l'expert doit s'assurer que chaque courrier ou chaque pièce qui lui est adressé par l'une des parties est bien communiqué à l'autre partie.
Bonjour Zythom,
Il est vrai que ne prendre part pour aucun des deux camps n'est pas chose aisée.
Je ne peux qu'imaginer la posture dans laquelle vous étiez, et le professionnalisme que vous devez mettre en oeuvre. Et je trouve cela vraiment impressionant.
Pour ma part, je pense que rester de marbre comme vous l'avez fait m'aurait causé bien des difficultés même si je n'ai jamais été dans une telle situation.
C'est toujours un plaisir de vous lire.
Gregory C
Finalement dans l'ancien temps c'était plus simple et plus équitable : le différent se réglait au fleuret ou au pistolet de duel… comme ça tout le monde était au même niveau !
Ce qui m'intéresse dans cette histoire c'est que des entreprises jouent leur vie avec leur système informatique.
Y-a-t'il plein d'entreprises qui meurent à cause d'une mauvaise gestion (panne, négligence, attaque) de leur informatique ?
On ne trouve jamais assez de bons arguments pour dire à une entreprise de bien se protéger. Mais voir la réalité en face pourrait en réveiller un certain nombre…
En tout cas je salue votre calme et votre impartialité.