Le temps qu’il faut

La liberté d’expression s’use quand on ne s’en sert pas.

L’histoire c’est un juriste, l’écriture c’est moi. Si vous voulez raconter, écrivez ICI.

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Mon histoire commence, comme celles de bon nombre d’experts judiciaires, par la réception d’un courrier de magistrat qui me décrit la mission qu’il souhaite me confier, ainsi que les noms des personnes et sociétés concernées. Dans le courrier sont indiqués les avocats, les personnes privées et les sociétés.

L’affaire me semble parfaitement relever de mes compétences, aussi je réponds positivement au magistrat : j’accepte la mission.

Me voici donc en train de contacter les avocats pour déterminer la date de première réunion, en fonction de leurs agendas et du mien. Je contacte ensuite les sociétés et les personnes privées, pour finir, après plusieurs tours de coup de téléphone, par trouver un créneau de plusieurs jours libres pour presque tout le monde. Presque tout le monde, car l’un des avocats a une incertitude : il sait que l’une des journées du créneau sera bloquée par un autre dossier, mais il ne sait pas encore laquelle.

J’adresse à tout le monde un courrier recommandé avec avis de réception contenant la convocation à la premier réunion d’expertise, en précisant qu’elle se tiendra entre le 28 septembre et le 1er octobre. J’envoie les courriers un mois avant, c’est-à-dire fin août, pour que tout le monde puisse bloquer les dates.

La réunion d’expertise s’approchant, j’obtiens enfin de l’avocat incertain une date fixe. Je me dépêche alors d’adresser un autre courrier en recommandé à tout le monde, courrier précisant que la réunion d’expertise se tiendra le 28 septembre.

La jour de la première réunion arrive, tout le monde se présente. Enfin, presque, puisque l’une des personnes, Monsieur Venport, se présente seul, sans avocat. En effet, pour une raison qui lui appartient, il a déconstitué l’avocat qui l’assistait, sans me prévenir. Heureusement pour moi, il a quand même reçu, le jour même, sa convocation pour la réunion d’expertise, ce qui lui permet d’être présent et d’émarger.

Je lui demande le nom de son nouvel avocat, nom qu’il me donne. Par précaution, je lui demande si l’on peut démarrer sans la présence de son nouvel avocat (que je n’ai pas pu convoquer, car j’ignorais qu’il en avait changé), et il me répond que cela ne lui pose pas de soucis.

Je démarre donc la réunion d’expertise qui durera toute la journée. En fin de journée, me rendant compte que les investigations n’étaient pas terminées, nous nous mettons tous d’accord pour faire une deuxième réunion d’expertise, le 1er octobre.

Le 1er octobre, tout le monde est présent, y compris cette fois l’avocat de Monsieur Venport. En début de réunion, je résume les investigations menées lors de la première réunion d’expertise et m’assure auprès des avocats présents qu’ils valident l’aspect contradictoire des deux réunions d’expertise, ce qu’ils font tous.

Dans toutes les formations que j’ai suivies, les intervenants insistaient longuement sur l’importance du contradictoire, c’est-à-dire sur la présence de tous les acteurs concernés. Avec cette histoire d’avocat absent lors de la première réunion, je tenais absolument à ce que les choses soient claires. Et tous les avocats m’ont rassuré sur ce point : les opérations d’expertise du 28 septembre et du 1er octobre ont bien été menées de façon contradictoire.

Je rédige donc mon pré-rapport, je l’adresse à tout le monde en recommandé avec avis de réception en donnant à chacun un délai suffisant pour qu’il me fasse ses remarques. Je reçois quelques remarques, que j’intègre dans mon rapport définitif, avec mes réponses. J’adresse ce rapport définitif, ainsi que ma note de frais et honoraires, au tribunal qui m’a désigné, ainsi qu’une copie aux différentes parties à la cause.

Une année passe, et je reçois le paiement de ma note de frais et honoraires. Je classe le dossier.

Les années passent, je suis désigné dans d’autres affaires, je démarre et termine d’autres expertises.

Un jour, six ans après ces deux réunions d’expertise, je reçois un courrier m’informant d’un arrêt de la Cour de Cassation concernant mon ancienne affaire. Extraits (les gras sont de moi) :

Attendu que l’expert a l’obligation de convoquer dans un délai suffisant les parties à toutes les opérations d’expertise ;

Attendu que, pour rejeter la demande de nullité du rapport de M. X [X, c’est moi] et considérer qu’il n’y avait pas eu atteinte au principe de la contradiction, l’arrêt [de la cour d’appel] retient que l’expert avait adressé à M. Venport une lettre pour l’informer que les opérations d’expertise [etc.]

Qu’en statuant ainsi, alors qu’elle constatait que M. Venport avait reçu le 28 septembre une convocation pour une réunion d’expertise ayant lieu le même jour, la cour d’appel a violé le texte susvisé ;

PAR CES MOTIFS et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi :


CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 1er avril, entre les parties, par la cour d’appel de [Framboisy] ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de [Busab] ;

Mon rapport d’expertise est annulé, ainsi que l’ensemble des travaux et investigations menés pendant les réunions d’expertise. Je dois rembourser les frais que j’ai engagés, ainsi que le montant des honoraires que j’ai perçus.


Je sais maintenant qu’une convocation envoyée un mois avant doit contenir la date précise de la réunion, et non pas un créneau de dates possibles. Et bien sur, que la convocation contenant la date précise, ne doit pas être reçue le jour même de la date prévue.

Bienvenu dans l’univers impitoyable du droit.

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Source image Wikipédia : Chronos, dieu du temps de la mythologie grecque, par Ignaz Günther, Bayerisches Nationalmuseum à Munich.

11 réflexions sur « Le temps qu’il faut »

  1. AJA : en cas d'annulation d'une expertise, l'expert rembourse ses honoraires. Pour un avocat ça me fait voir d'un autre oeil la façon manique qu'ont certains experts d'avoir peur des incidents de procédure.
    Je comprends également mieux certains confrères qui font peser sur les opérations d'expertise un climat conflictuel…

  2. En parlant de contradictoire, est-il bien légitime d'annuler votre expertise et de vous réclamer le remboursement de vos honoraires alors que vous n'avez pas été mis en mesure de faire valoir votre point de vue quant à la validité de cette expertise ?…

    • Cela aurait été sans doute apprécié, mais l'erreur était en droit irréfutable, donc entendre l'expert n'aurait rien apporté de neuf.

  3. Expert sur une liste d'une cour d'appel ce qui constitue une activité annexe à mon activité principale, je me pose de plus en plus de question sur ma volonté de continuer ce "travail". Je mets travail entre guillemets car ce n'est pas pour moi réellement un travail, dans le sens où ce n'est pas la rétribution financière qui me motive mais plutôt le fait de faire profiter la justice des compétences que j'ai acquises en informatique.
    Toutefois les risques divers et variés qui pèsent sur les épaules des experts, nous amènent à réaliser nos missions dans un climat de méfiance et donc un inconfort important. Dès lors je me pose donc de plus en plus de questions sur la ou les suites à donner à cette activité. D'autant plus que pour nombre de magistrats la catégorie dans laquelle sont placés les experts informatiques leur laisse à penser que nous sommes spécialistes de nombre de choses plus ou moins éloignés de l'informatique justement (de la caisse enregistreuse à l'affichage LCD, en passant par le récepteur émetteur UHF…).

    • Je croise de plus en plus d'experts compétents en droit, parfois au détriment de la fraîcheur technique…

  4. Dans ce contexte, ne deviendrait-il pas nécessaire que les experts prennent les services d'un avocat pour les seconder dans la réalisation de leur expertise ? Au risque que les coûts deviennent ahurissant pour la justice ?

    • C'est le travail de ce couple avocat/expert que je mets souvent en avant. Dans mon cas, j'ai trouvé une solution : épouser une avocate 😉

  5. J'ai du mal à comprendre pourquoi les honoraires et frais doivent être remboursés. La prestation a bien eu lieu et a été effectuée. Qu'elle soit annulée ne retire en rien la prestation.

    Non ?

    • Du point de vue du magistrat, puisque le rapport est annulé, l'expertise n'a pas eu lieu. C'est dur, mais c'est logique.

  6. Est ce que vous avez le droit de mettre autant de temps à rembourser que la justice n'en a mis pour vous payer ? 😉

  7. En ce qui me concerne, approchant l'age de la retraite quand à mon activité professionnelle, je songe de plus en plus à stopper mon activité expertale dans le même temps. Je suis fatigué d'avoir maintenant à passer autant de temps (voire plus) à gérer les difficultés de procédure qu'à gérer les problèmes techniques ; y compris les problèmes de gestion du principe du contradictoire. Récemment, une partie trouvait amusant de me téléphoner régulièrement pour me faire part du fait que je n'allais pas assez vite, allant jusqu'à menacer mon épouse (qui avait pris la communication cette fois là) d'écrire au tribunal pour dénoncer le fait que je ne remplissais pas ma mission correctement. Malheureusement, ma femme est médecin, pas avocate. Je pense que sinon, cela se serait passé différemment.

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