J’ai lu beaucoup d’articles doctes sur le rapport Léger et la volonté du Président de la République actuel de réformer la procédure pénale avec en particulier comme mesure phare la suppression du Juge d’Instruction.
Je vous propose ici comme simple réflexion personnelle la vision d’un citoyen informaticien expert judiciaire.
Quand je regarde mes statistiques d’expertises, je constate que la grande majorité de mes dossiers sont ordonnés par le Parquet dans le cadre d’une enquête préliminaire, et une toute petite partie seulement par un juge d’instruction.
Le système actuel, qu’il était prévu de modifier en janvier prochain avec l’introduction de la collégialité suite à la commission d’enquête d’Outreau, fonctionne donc déjà (à mon niveau) essentiellement sur un pilotage initial par le Parquet.
Je suis donc particulièrement surpris de la décision de la suppression du juge d’instruction.
J’y vois comme principale justification la volonté des politiques de faire rentrer dans le rang une justice jugée trop indépendante. Comment, tous les citoyens peuvent se retrouver devant un juge d’instruction, même les plus puissants!
Par ailleurs, j’aime assez la méthode d’investigation scientifique, avec son déroulement logique implacable à partir d’une série d’hypothèses de départ. Et si plusieurs cas de figure se présentent qui semblent s’accorder avec les faits, alors le rasoir d’Occam entre en jeu et nous laisse comme vérité la théorie la plus simple.
Hypothèse de départ (simple): les politiques souhaitent mettre la justice au pas.
Je vous laisse faire les vérifications suivantes:
– les grandes affaires financières ont fait beaucoup de tords aux politiques.
– quelques femmes et hommes seuls (juges d’instruction) ont réussi à faire plier des organisations liées aux partis politiques, avec la loi et des Officiers de Police Judiciaire.
– depuis des décennies, avec une accélération ces dernières années, la justice voit ses moyens diminuer ET sa charge augmenter (il ne s’agit pas de faire des économies comme dans les autres services publics).
– une affaire judiciaire terrible (Outreau) met en évidence un certain nombre de dysfonctionnement tout au long de la chaine hiérarchique. Une commission d’enquête parlementaire fait un important travail avec des suggestions clefs péniblement mises en œuvre. Que reste-t-il aujourd’hui? Une campagne de communication contre un seul homme, tiens, c’est un juge d’instruction. Et on se sert ensuite de cette mise en abime pour justifier une décision unilatérale du président de la République.
Qu’est ce qui justifie une telle décision alors que les réformes issues de la commission d’Outreau ne sont pas encore mise en œuvre?
Je ne sais pas. Mais je ne suis pas naïf.
Quelques rappels sur le rapport de la Commission d’Outreau:
Plan de la 1ère partie intitulée « la radiographie d’un désastre judiciaire« :
– i… le signalement des maltraitances et des abus sexuels : une réaction tardive, conséquence de cloisonnements excessifs.
– ii.. la parole et le traitement des enfants : un défaut de prudence et de méthode.
– iii. une instruction univoque.
– iv.. une valorisation excessive du rôle des experts.
– v… l’exercice entravé des droits de la défense.
– vi.. les contrôles exercés par la chaîne judiciaire : une succession de défaillances.
– vii. une pression médiatique excessive.
Extrait choisi dans la rubrique iii.:
B2. Un parquet accusateur à tout prix
Défenseur de l’intérêt général, chargé d’exercer l’action publique et de requérir l’application de la loi, le ministère public obéit à une organisation hiérarchisée allant du garde des Sceaux, aux procureurs généraux et aux procureurs de la République.
Dans une telle configuration, les divergences d’analyse, si elles peuvent exister, ne devraient que fort rarement se traduire, sur une même espèce, par des réquisitions différentes entre le procureur et son supérieur hiérarchique, régulièrement avisé des développements de l’affaire. Par ailleurs, la défense de l’intérêt général doit également conduire à la mesure dans l’évaluation des charges afin de ne pas aboutir à une accusation excessive.
Le plan de la 2e partie intitulée « rétablir la confiance des français dans leur justice« , est à lui tout seul un résumé des recommandations de la commission:
– i…. réformer le régime de la garde à vue.
– ii… rendre les enquêtes du parquet plus contradictoires.
– iii.. limiter la détention provisoire.
– iv… limiter l’exercice des fonctions judiciaires isolées.
– v…. créer la collégialité de l’instruction.
– vi… refonder la chambre de l’instruction.
– vii.. garantir l’accès au dossier.
– viii. améliorer la qualité des expertises.
– ix… mieux protéger les intérêts des enfants.
– x…. redéfinir les conditions du recueil des déclarations des enfants.
– xi… repenser la gestion des carrières des magistrats.
– xii.. responsabiliser les magistrats.
– xiii. responsabiliser les médias.
– xiv.. rendre compte de la politique pénale devant le parlement.
– xv… doter la justice de moyens dignes de sa mission.
Extrait choisi dans la rubrique iv.
A) Faut-il supprimer le juge d’instruction?
[…] il ressort de l’analyse du dossier d’Outreau que nombre des dysfonctionnements relevés tiennent à la solitude du juge, qu’il s’agisse du juge d’instruction ou du juge des libertés et de la détention, à cet isolement qui mène à la défaillance de la prise en considération de la contradiction dans le processus d’élaboration de la décision juridictionnelle.
C’est la raison pour laquelle, votre rapporteur est favorable, plus qu’à la suppression du juge d’instruction au nom d’une doctrine juridique, certes cohérente mais inapplicable dans notre pays, aux vertus de la collégialité et du contradictoire. Par voie de conséquence, si votre rapporteur souscrit à la suppression du juge unique qu’est le juge d’instruction, il n’est pas pour autant favorable à la suppression du principe de l’instruction, dès lors que cette dernière serait exercée collégialement. […]
De cette dernière phrase n’est restée que la première partie.
C’est, comment dire, instructif.
Quelles seront les suites du rapport Léger?
Ce rapport, dont la conclusion phare a été annoncée avant le début des travaux de la commission par le Président de la République, va servir de test dans la communication officielle de la présidence de la république. « Mon amie la Com' » que décrypte si bien Aliocha sur son blog. Si pas trop de remous parmi les électeurs, alors ça passe.
Et hop, adieu les gêneurs de Juges d’Instruction.
Alors qu’il était si simple d’avoir le courage d’appliquer les recommandations de la commission d’enquête de l’affaire d’Outreau.
Je suis tout à fait d'accord avec vous.
Je profite juste de votre billet pour poser une question un peu hors sujet mais à laquelle je n'ai jamais trouvé de réponse : pourquoi diable le principe du "rasoir d'Occam" s'appelle ainsi ? Je n'y vois nul rasoir !
@Bertrand Lemaire: Il semblerait que l'analogie du rasoir se réfère au fait de "sabrer" ou de couper de la théorie les variables ou concepts superflus qui introduisent inutilement toutes sortes de complications (source https://www.charlatans.info/rasoir_occam.shtml). J'aime beaucoup ce principe, même si je ne l'ai découvert que lors de mes travaux sur les Transputers en langage Occam (https://fr.wikipedia.org/wiki/Occam_%28langage%29)… Et bien sur dans "Le nom de la Rose".
Sans entrer dans le fond du débat des véritables raisons de cette réforme, ne pensez-vous pas que, à l'instar des autres maux de notre société, le projet de suppression du juge soit une sorte de remède superficiel pour un mal plus profond et plus "spirituel".
Ma perception de l'affaire d'Outreau est qu'il s'agit avant tout d'une dérive humaine plutôt que celle d'un système. Il me semble que notre pays souffre souvent de décisions lapidaires prises unilatéralement par des personnes puissantes qui ont leur propre logique et vision des choses depuis leur position (et leur intérêt).
Je me dis souvent qu'il s'agit surement de vieux restes génétiques bien français datant d'une époque pas si lointaine où un aristocrate, un seigneur ou autre membre d'une confrérie puissante peut imposer sa décision sans discussion !
Autrement dit, la "collégialité" ne risque t-elle pas d'engendrer les même dérives dès lors que ses membres sortent du même sérail.
"La fragilité d'une chaine reste la même si tous ses maillons sont du même métal".
Bonjour,
Pensez-vous que la suppression du juge d'instruction va entraîner ue modification du statut de l'expert judiciaire, actuellement calqué sur celui du juge d'instruction (les 2 sont régis par les mêmes articles) ?
@Anonyme: Dans la mise en place de la collégialité était prévue un système de minimum d'expériences pour une partie des juges d'instruction. La chaine n'était donc pas du même métal.
@David Billard: Vu l'état des finances de la justice et le fait que je travaille gratuitement pour un certain tribunal depuis deux ans, je ne sais plus quoi penser du statut de l'expert judiciaire. Mais sérieusement, je pense qu'il ne changera pas immédiatement.