Une vie privée

Daniel a 40 ans. Il travaille dans une grande société. Il est plutôt bien avec sa hiérarchie, il reste dans le coup au niveau technique même si les nouveaux embauchés dans son service « poussent » un peu et marchent sur ses plates-bandes. Il en a vu d’autres…

Le soir, après le travail, il rentre comme beaucoup de monde avec les transports en commun. Il lit les journaux gratuits, ou un magasine, ou un livre qu’il a toujours sur lui. Il se tient au courant des affaires du monde, il s’intéresse aux potins des peoples ou s’évade dans l’univers créé par un auteur de roman à succès.

Arrivé chez lui, il se détend avec ses enfants, prépare le repas car sa femme travaille aussi, mais rentre plus tard. La famille est réunie autour de la table, chacun raconte sa journée et ses activités. Daniel et sa femme couchent les enfants, s’assurent que les dents sont brossées et que tous les écrans sont bien éteints (la DS et les téléphones portables sont rangés dans le couloir sur leurs chargeurs respectifs).

Daniel regarde un peu la télévision avec sa femme, mais préfère, au bout d’un petit quart d’heure, se retrouver seul dans son bureau devant son ordinateur. Il aime bien discuter avec quelques amis sur internet, tout en surfant sur des sites en lien avec ses centres d’intérêt. Plutôt qu’un blog qu’il trouve trop indiscret, Daniel tient un journal intime sur son ordinateur. C’est pratique d’ailleurs, parce qu’avec l’ordinateur, il peut noter plus facilement les liens des sites qu’il commente pour lui-même dans son journal intime informatisé.

Daniel est dans l’air du temps.

Daniel aime bien, un peu plus tard dans la soirée, aller surfer sur quelques sites pornographiques. Il commence par des sites de charme, où les femmes sont légèrement vêtues, et dans des poses qu’il trouve excitantes. Puis, il passe à des sites plus hards, avec des vrais bout de films pornographiques. Dans son journal intime, il note chaque masturbation avec un commentaire sur le film qui a soutenu sa libido. S’il a un peu honte, il sait que c’est lié à son éducation, et n’en tient pas compte. La puissance du désir, et la satisfaction du plaisir sont des tempêtes qui balayent tout sur leur passage.

Avec le temps, Daniel a repéré quelques thèmes qui l’émoustillent un peu plus que les autres sur les sites pornographiques. Daniel aime bien les filles qui s’habillent en collégiennes, qui ont des couettes, et des petits seins. Daniel repère les mots clefs qui donnent accès à ce type de contenu: teen, preteen, etc. La plupart des mots clefs sont donnés sur des forums de lutte contre la pornographie enfantine. Daniel est un habitué de la lecture des forums en général, mais il va surtout sur les forums d’échange de photos artistiques de nus de tous âges.

Sur son ordinateur, Daniel stocke des photos et des films pornographiques. Il ne les regarde pas souvent, mais il aime bien les accumuler. Il aime bien l’idée d’avoir sa propre collection et l’idée de pouvoir la regarder quand ça le chante. Mais internet est si vaste, qu’il préfère finalement continuer l’exploration de nouveautés et sa collection s’agrandit. A quoi bon effacer ou faire le tri, son espace disque est si grand. Et Daniel veille bien à ce que son compte informatique soit protégé par un mot de passe qu’il est le seul à connaître. Sa vie privée ne regarde que lui. Il veut conserver un espace intime pour lui seul. Ses fantasmes ne regardent personne d’autre.

Daniel aimait bien les catalogues de vêtements féminins de vente par correspondance. Il se rappelle très bien ses émois d’adolescent sur les pages présentant les sous-vêtements. Il a trouvé plusieurs sites où l’on voit des jeunes filles d’une dizaine d’années en petit maillots de bain dans des poses très suggestives. Certaines parfois sortent de l’eau avec des vêtements qui leur collent à la peau. Daniel sent qu’il franchit une limite, mais seul derrière son ordinateur, il lance quelques recherches et commence à télécharger des ZIP d’images pornographiques mettant en scène des enfants.

Daniel note avec précision dans son journal le jour où il a commencé sa collection d’images pédopornographiques. Pendant plusieurs années, Daniel amassera des dizaines de milliers d’images et de films d’enfants torturés par des adultes.

Ces images, ces films et ce journal intime, j’ai du en feuilleter tous les éléments, Daniel ayant fini par être repéré par les services de police. Son ordinateur m’a été remis sous scellé pour être expertisé avec comme mission d’en « extraire tout fichier de nature pédopornographique ». Pendant plusieurs semaines, tous les soirs et les week-ends, je me suis enfermé dans mon bureau pour analyser chaque image, chaque film et chaque passage du journal intime de Daniel.

Je ne sais pas comment réagissent les autres experts judiciaires, ou les OPJ, greffiers, magistrats et avocats traitant de ce sujet. Je suppose qu’ils sont plus forts que moi. Parce que, quand j’ai analysé le fichier zip mentionné dans le journal intime de Daniel par le commentaire « images particulièrement excitantes », moi, je pleurais en silence devant mon ordinateur.

Épilogue:

Je ne sais pas ce que Daniel est devenu, s’il a été jugé ou condamné. Je ne suis pas juge de son comportement, je ne sais pas s’il est malade, s’il a fait un pas de trop, si la société doit se féliciter d’un passage à l’acte virtuel qui empêchera le vrai passage à l’acte. Je ne sais pas si les Daniel doivent être pourchassés, ou ceux qui les alimentent en photos et films sordides. Ce que je pense, c’est que les hommes qui font réellement subir ces tortures aux enfants, les filment et en font commerce doivent être recherchés et punis. Ce que je pense aussi, c’est qu’il est parfaitement inutile de faire croire qu’en cherchant à « civiliser internet », on empêchera ces personnes de nuire IRL. Les moyens techniques et les procédures d’investigation existent, mais les moyens humains et les financements manquent. Les politiques doivent trouver ce travail trop dans l’ombre.

Il y a beaucoup d’endroits dans le monde où une vie ne vaut pas chère. C’est un concept simple que tout le monde comprend, moi le premier. Et pourtant, c’est vraiment dur de se le prendre de plein fouet en mettant des images et des films dessus. C’est certainement ce que l’on doit apprendre en premier dans les écoles de journalisme. Pas dans les écoles d’informatique.

Daniel est-il un pédophile IRL? Un futur pédophile? Je ne sais pas.

Les fantasmes de Daniel financent-ils des réseaux pédophiles? Je ne sais pas, mais les services de police le savent, eux. Et les politiques en charge des décisions. Mais à force d’utiliser ce prétexte pour lutter contre le « piratage » de chansons, comment savoir? Avais-je à entrer dans la vie privée de Daniel, dans ses fantasmes? La société devait-elle détruire la vie de Daniel en saisissant son ordinateur?

Finalement, je ne sais pas grand chose.

Mais je m’interroge.

24 réflexions sur « Une vie privée »

  1. Ce sont des expertives qui doivent vous bouleverser à vie … En avez-vous parlé à votre femme ?

  2. Votre poste m'a rappelé un CD que nous avions fait à l'école d'ingénieur. On l'appelait le CDégueu, et on l'offrait à toute personne arrivant à le regarder en entier sans vomir. Il durait en tout environ une demi-heure si j'ai bonne mémoire.
    Il n'y avait aucun viol d'enfant (la pédopornographie n'étant qu'un mot ignoble détournant le véritable problème que vous avez si bien résumé), juste des vidéos de alt.binaries.tasteless pour ceux qui s'en souviennent.
    Bref, c'est l'une des raisons qui font que je ne souhaite pas devenir expert judiciaire : je ne supporterai plus d'être exposé à de telles choses. Être obligés de visionner ces choses, de les cataloguer, et de continuer, cela doit vraiment être horrible. J'espère que cela en valait la peine, mais d'après votre poste, vous n'en savez rien.
    Pour être plus clair, regarder 1cup2girls (un exemple parmis tant d'autre) et vomir, c'est humain. Mais devoir regarder les 250 versions cataloguées par le suspect, c'est pour moi en tout cas, surhumain.
    Bravo.

  3. Je me souviens d'un ami qui été arrivé en pleur chez moi. Il lavait sa petite fille qui avait à l'époque 5 ou 6 ans et avait ressenti un début d'érection. Juste ça. Il était venu me parler, partager sa detresse d'être peut-être un pédophile qui s'ignorait.
    J'étais, comme vous face à ce contenu, en detresse aussi. Que lui conseiller ? Moi qui n'avait pas d'enfant, ni aucune compétences de psy.
    Je lui ai conseillé d'aller voir un psy si vraiment ça le hantait. Ce qu'il a fait, et aujourd'hui il est parfaitement heureux. Et n'a eu besoin que d'une scéance pour être rassuré sur sa "normalité". Sa petite fille est de toute évidence parfaitement heureuse et ne subit pas de violence… (du moins j'espère).
    A l'époque, s'il s'était confié sur son blog, il aurait peut être eu un perquisition et une arrestation.

    Concernant votre cas, il y a quand même un gros problème chez ce Daniel. Et on peut imaginer que la justice l'orientera vers un traitement adapté. S'il n'est pas passé à l'acte, mais qu'il a eu ce fantasme qui reste de toute façon anormal, c'est qu'il y a un problème. Et c'est aussi le vice de cet internet… sans blamer ni crier au filtrage. Il met tout à la disposition de tout le monde. A chacun de savoir faire le tri. Mais tous les gens qui regardent des pornos ne sont pas des collectionneurs de porno infantiles (enfin j'espère…)

  4. Je n'avais pas réalisé tous les points communs qu'il y a entre la lutte contre la pédopornographie et celle contre la drogue…

  5. @ John : auriez-vous l'obligeance d'expliquer vos propos, je ne vois aucun rapport entre ces deux luttes ?

    D'autre-part, ainsi que l'a fait remarquer le maître des lieux, ce billet décrit la lutte pour faire tomber UN client et non un maillon entier (la clientèle, la distribution, la post-production, la réalisation, la fourniture de "modèles" …).

    "Ce que je pense aussi, c'est qu'il est parfaitement inutile de faire croire qu'en cherchant à "civiliser internet", on empêchera ces personnes de nuire IRL. Les moyens techniques et les procédures d'investigation existent, mais les moyens humains et les financements manquent"
    @ Zythom : D'après vous, au vu de l'évolution législative et des prises de positions sur la nature du net au sommet de l'État, que vont devenir les enquêtes sur les crimes et délits informatiques et les volets informatiques des enquêtes sur des enquêtes classiques ? Pourrait-on voir une recrudescence du syndrome CSI ? Des enquêtes basées uniquement sur des données abstraites et négligeant la psychologie des protagonistes ?

  6. Il est toujours difficile de ne voir que le côté sombre de l'être humain.
    Cela use, choque, rabougri l'âme.
    Vous avez la chance d'avoir une activité professionnelle riche, un milieu familial aimant, une intelligence personnelle qui vous fait vous exprimer de façon "sensée".
    Profitez-en!!
    Mais vos travaux d'expert sont utiles et écopent un peu de la noirceur de notre société.
    Prenez garde à vous, mais SVP … continuez

  7. Ne doutez pas Zythom.
    Cet homme est un criminel.
    Il est la partie aspirante du système qui créé, transporte et consomme les images.
    Pas de consommateurs => pas de production.
    En mettant les consommateurs derrière les barreaux, vous allez dans le bon sens.
    Même si votre action est infinitésimale, même si vous vous sentez impuissant, même si vous avez l'impression que ça vous coute sans doute trop par rapport au bénéfice qu'en retirent les victimes à l'autre bout.
    Votre existence dans le système reste symbolique, mais les symboles ont leur importance, sans aucun doute.

  8. Il ne crée pas d'images, et ne paye pas forcément pour les consommer.
    Qu'un pédophile regarde ces images entretient-t-il et augmente-t-il ses pulsions ou au contraire les assouvies et par là même les diminues ?
    Dans un cas cela augmente le risque IRL, et dans l'autre ça le diminue.
    Ainsi, un expert judiciaire sur ce genre d'affaires peut nuire à un pédophile inoffensif, le rendre dangereux en l'empêchant d'assouvir ses désirs virtuellement, ou au contraire diminuer les agressions sexuelles sur les enfants.

    Il me parait rassurant de voir Zythom douter. En l'état, le "crime" de Daniel, s'il n'a pas payé pour ces contenu, n'a nui à personne.

  9. Les fantasmes de Daniel sont ses fantasmes, rien ni personne ne devrait s’accaparer le droit de tenter de l'en empêcher à partir du moment ou il ne commet pas d'acte dans la vie réelle.
    La réflexion selon laquelle c'est avec des gens comme lui que ceux qui font subir des attouchements et pires aux enfants continuent me parait être un leurre…
    Ceux qui font se genre de vidéo doivent les faire avant tout pour eux et en font ensuite profiter les autres.

    Bref… La justice n'aurait du à intervenir dans la vie de Daniel.
    L’humiliation qui va découler de tout ça est disproportionné par rapport à la gravité.

  10. Que la justice intervienne dans la vie de Daniel ne veut pas forcément dire qu'elle va détruire sa vie.

    J'ose espérer que la justice prononcera une sanction adaptée au délit, peut-être simplement un rappel à l'ordre qui devrait être suffisamment efficace et préventif.

  11. Les juges sont comme les experts, ils doivent se forcer à regarder tout ça, et à ne rien manifester de leur dégoût à l'audience. Il m'est arrivé de passer une journée à pleurer sur un dossier (mauvais traitements à un enfant qui a été sauvé in extremis) et de présider l'audience le lendemain sans avoir même une larme à l'oeil. Ce sont les assesseurs qui ont eu du mal à tenir le coup.
    Quant à Daniel, en l'absence de passage à l'acte, gageons qu'une peine avec sursis s'il a engagé des soins de son propre chef, ou avec mise à l'épreuve s'il ne l'a pas fait avant l'audience, ou un suivi socio-judiciaire suffira.
    Le plus difficile pour lui sera d'obtenir le soutien et le pardon de sa famille…

  12. Je ne peux m'empêcher de comparer ce Daniel avec Robert.
    Robert c'est un bon gars qui a tous les dvd de Chuck Norris, Steven Seagal et autre monsieur Sylvestre.Des tas de dvd où on bute du viet, du niakoué, on torture, on dézingue du terroriste basané. Mais là qui aurait l'idée de penser que Robert va passer à l'acte ?

    Merci à Zythom pour ce récit et ses doutes.

  13. Le tournage d'un film d'action n'est en général pas illégal. C'est une différence de taille même si les deux sont recherchés notamment pour leur pouvoir cathartique.

  14. Il me semble que l'étude de l'ordinateur de Daniel ne devrait pas se restreindre à collecter les fichiers illégaux, mais également à comprendre son comportement: était-il accro, a-t-il jamais payé pour ce genre de choses, ou diffusé lui-même ces images? tous ces éléments devraient permettre de le juger d'une manière plus satisfaisante pour la société.

  15. Je suis désolé de poster anonymement, ce qui nuit à la clarté du débat, mais j'ai pour principe de ne jamais m'inscrire et je suis trop vieux pour changer mes habitudes.
    Vieux au point d'être arrière grand-père (AGP pour les intimes), malchanceux au point de ne pas avoir perdu ni la mémoire, ni le physique (1).et confronté à bien des horreurs avant l'invention du CD dégueu : insurrections, accidents de la route, réduction de corps et autres délicatesses apéritives.
    Daniel et ses semblables, je les ai fréquentés trop souvent à mon goût, en dépannant bénévolement leurs ordinateurs.
    J'ai parfois vu ce que Zythom a vu, à un détail près : Ils sont venus à domicile récupérer leur inestimable trésor et ils sont repartis en pleurs ou morts de trouille, selon leur sensibilité.
    Tous ces ''clients'' ont déménagé et moi aussi, mais pas du tout pour les mêmes raisons.
    Croyez bien que je ne retire aucune gloire d'avoir obtenu un ''assainissement de proximité à titre préventif'', qui n'est qu'une délocalisation de ''présumés futurs prédateurs IRL'', d'autant que j'ai bafoué la loi en ne les dénonçant pas et en confisquant simplement leur matériel.
    J'ai connu bien pire dans le monde réel, lorsque mon chemin a accidentellement croisé celui des violeurs d'enfants ou de vieillards au moment où ils passaient à l'acte en pleine nature, au milieu de nulle part.
    J'ai fait des pieds et des mains (au sens propre) pour interrompre leurs forfaits et je l'ai payé très cher.
    Accomplir vigoureusement son devoir d'assistance à personne en danger, sans avoir conscience d'agir sur une chasse gardée où la politesse est de mise peut vous procurer un casier judiciaire.
    Certains d'entre vous se sont risqués à faire une comparaison entre la drogue et la pédophilie et je leur dois une explication :
    Il y a d'une part des truands indigènes qui se conduisent ostensiblement en parvenus en mal de notoriété avec lesquels il n'est pas impossible d'avoir un dialogue constructif et d'autre part des notables expatriés, chefs de réseaux pédophiles, tellement imbus de leur capacité de nuisance et de leur certitude à bénéficier d'une omerta dont ils ressortiront à chaque fois grandis qu'ils mettront un point d'honneur à vous écraser.
    De tout cela, je ne narrerai qu'un grand silence qui sert autant de refuge à ma haine que de nid à mes récidives.
    (1) Je ne suis pas un vieux débris, mais un enfant devenu homme et père avant terme et il serait superflu de m'inciter à me plaindre auprès de mes parents, il y a prescription quinquennale ; R.I.P.
    De ma taille et de mon poids, ceux qui en sont affublés et qui en ont souffert avant d'en user savent de quoi je parle et même Zythom, en sa grande mansuétude, me signerait des deux mains une dispense de spéléo.

  16. N'auriez-vous pas un billet sur une affaire ou la certitude des enquêteurs quand à la culpabilité de la personne interpellé et qui après analyse de l'ordinateur, vous ai laissé pentoi en ne trouvant aucune trace de quoique ce soit ?

  17. Zythom, vous est-il déjà arrivé qu'un enquêteur vous demande de mettre sur un pc des pièces compromettantes sur un disque dur ?

  18. @Anonyme: Jamais ! Tous les enquêteurs avec lesquels j'ai travaillé sont extrêmement consciencieux et professionnels. Ils travaillent beaucoup et avec des moyens insuffisants. Je n'ai jamais rencontré d'enquêteur malhonnête (et j'espère bien ne jamais en rencontrer).

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