Je cherche la vérité

Je fouille le contenu d’un ordinateur à la recherche de la vérité. La femme à qui appartient le PC semble pour l’instant mener une vie normale.

Les analyses de sa navigation internet montrent différents centres d’intérêt : des forums de discussion sur la politique, sur la cuisine, sur les enfants, et sur ses activités sportives. Les sites d’achat sur internet se mélangent aux sites sur les actualités nationales et internationales… Quelques sites de rencontres aussi, qui peuvent laisser penser qu’elle n’était pas pleinement satisfaite dans son couple, ou tout simplement qu’elle s’amusait avec ses fantasmes érotiques. Je ne suis pas expert psychologue.

La lecture de ses emails me semble plus pertinente : elle possède plusieurs comptes webmails, en plus de l’email fourni par son fournisseur d’accès à internet. Trois comptes plus précisément. L’un lui sert à discuter avec sa famille et ses amis, le 2e semble être son email réservé aux achats sur internet et le dernier correspond à son pseudonyme sur internet.

Elle semble mener une existence normale et heureuse, avec les joies et les peines qui touchent ou douchent tout un chacun.

Il y a aussi les photos numériques, bien classées, par année et par événement. J’y découvre les mariages, les enfants, les amis, les vacances.

Ma mission m’oblige à regarder tous les documents, à lire tous les emails, à ouvrir tous les documents. Ma mission m’impose de chercher tous les fichiers effacés, de reconstituer toute l’activité récente de cette femme.

Dans le couple, elle seule utilisait l’ordinateur « familial » d’après les explications de son conjoint. Elle y passait une heure par jour, pas plus, sauf le dimanche où elle pouvait rester plusieurs heures à surfer sur le net pendant que Monsieur bricolait dans le garage, dans le jardin, dans la maison ou dans la voiture. Elle était geek avant que le mot ne devienne à la mode.

Les conversations des messageries instantanées sont souvent très personnelles, avec la concision propre à ce type d’outil. Le temps, le quotidien, le travail, les impressions du moment…

Comme à chaque fois, je me sens mal à l’aise. Je n’aime pas pénétrer l’intimité d’une personne sans qu’elle ne me l’ait autorisé. C’est quelque chose de pénible pour moi. J’aime la vie privée, j’aime qu’on la respecte.

Mais la mission que l’on m’a donnée m’oblige à chercher la vérité.

Alors je fouille le disque dur, j’en extrais des quantités incroyables de données, empilées, alignées, entassées, effacées…

Des courriers administratifs, des déclarations, des comptes bancaires.

Des emails de toutes sortes, des spams, des chaines de messages, des blagues, des invitations pour Noel, des confidences entre amis, entre amies.

Il est tard, je travaille sur ce dossier depuis plusieurs semaines, un peu plus tous les soirs. Je commence à bien connaître cette femme, ses habitudes, ses tics de langage, ses émotions, ses phobies, ses passions, ses manies… Je suis fatigué, je commence à mélanger les commandes internets, les messages d’accroche sur les sites de rencontre, les spams pour des pilules magiques, les invitations à une fête et les factures en retard.

Cela fait plus de 100 heures que je passe à chercher la vérité en fouillant dans son ordinateur.

Pour savoir pourquoi, deux heures après l’extinction de son PC, elle est morte pendue dans la pièce.

Pour que son mari puisse savoir, pour que le juge d’instruction puisse savoir, pour que ses enfants puissent savoir.

Pour que je puisse savoir s’il s’agit d’un suicide ou d’un crime.

Je n’ai jamais su.

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PS : J’ai déjà raconté cette histoire ici, mais je voulais la reprendre d’une manière différente. Vous pouvez comparer les deux textes et me dire lequel vous préférez. La vie de cette femme me hante encore aujourd’hui.

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Source image Koscum

21 réflexions sur « Je cherche la vérité »

  1. Celui-ci est plus humain, on ressent mieux le coté «viol» de l'intimité, on voit le lien avec le personne concerné se créer évoluer. Celui-ci est bien plus dérangeant sur le plan humain tandis que le précédent fait plus ressortir le coté expert et son questionnement et est plus factuel. Celui ci est bien plus touchant en tout cas.

    Désolé si mes propos ne sont pas clairs mais c'est du ressenti brut de décoffrage post-lecture 🙂

    • Je préfère cette version "moins chirurgicale" qui de surcroît ne révèle les motivations de l'enquête qu'en toute fin de post. Mais c'est un avis très personnel.
      En tout cas bon courage.

  2. J'ai préféré celle-ci tout simplement parce que dans l'autre, on sait dès le début qu'elle s'est pendue.
    Alors que là, ya une construction dans le billet et à la fin, on a le souffle coupé.

  3. Je n'ai pas lu le 2e, on a l'impression de commencer à connaitre cette personne au fil de la narration, j'ai l'impression que je pourrais presque ressentir la même gêne, le fait aujourd'hui qu'on n’ait pas l'explication à son geste me gêne, alors je ne lis pas "l'autre" texte…
    Très bonne narration, comme d'habitude…

    • Même commentaire.
      Très touchée par ce texte, je n'ai pas envie de re-lire l'autre.

  4. Ce texte est beaucoup plus .. touchant que le premier qui est assez … froid, "chirurgical" comme dit @Benjamin

  5. Bonjour,

    J'ai une question par rapport à votre "Comme à chaque fois, je me sens mal à l'aise.". Je suppose que vous êtes au courant dans la majeure partie de vos expertises des personnes concernées et de leur "futur".
    Dans le cas d'une demande d'expertise concernant des soupçons d'activité pédopornograpghique, ressentez-vous ce mal-être?
    Je comprend la difficulté à être détaché de "ses trouvailles" mais votre expertise l'oblige d'une certaine façon.. Un peu comme une expertise psychologique non?

    bon courage à vous (et bravo pour la récupération de votre blog)

    • Heureusement, je ne connais pas les personnes concernées, ni avant, ni après avoir travaillé sur leur ordinateur. Et je ne cherche pas à connaître leur "futur" qui ne me concerne en rien. Je n'ai donc pas à gérer le regard que je porte sur elles, ni elles sur moi. Et c'est mieux ainsi.

      Mon malaise vient principalement du respect absolu de la vie privée que mon métier de responsable informatique m'impose, et qui est mis à mal lors d'une expertise judiciaire.

  6. Cette dernière version est plus humaine, avec aussi plus d'interrogations sur la fin.
    Seriez-vous tenté parfois de vous relancer dans une analyse du disque, au cas où les techniques d'aujourd'hui vous donnerait plus de résultat qu'en 2007 (est-ce possible pour un expert judiciaire de faire cela?) ?
    Olivier.

    • Je suis dessaisi du dossier dès le dépôt de mon rapport. En pratique, je garde les données deux mois, dans l'hypothèse d'une demande de complément de mission. Cette conservation se fait à mes frais et à mes risques et périls.

      Ensuite, il reste ma mémoire, et parfois, j'aimerais pouvoir aussi l'effacer…

    • D'autant plus compliqué que vous avez très probablement une capacité de mémorisation trop importante pour oublier des détails aussi inutiles que poignants. On ne peut comparer un disque dur avec une mémoire humaine, car mettre de nouvelles couches n'effacent pas forcément les anciennes.

      "100 heures" est une façon de vulgariser ?

      MV

  7. Aujourd'hui cette triste affaire est sans explication. Elle reste un mystère malgré vos investigations, et même la proximité voire l'intimité qui s'est instaurée avec cette femme.

    Ne vous êtes vous jamais demandé : "Peut-être que dans quelques années la science et la technique me permettront d'élucider cette affaire".
    C'est à l'image de la découverte de l'identification par l'ADN qui a permis d'élucider des affaires criminelles très anciennes. On dit aussi que certaines découvertes ou progrès futurs permettront encore d'expliquer le passé.

    Ce n'est encore que de la science fiction, mais à votre avis, dans cette affaire, quelle pourrait-être l'outil ou la technique, qui n'existe pas encore, qui aurait pu vous permettre d'avoir une piste pour expliquer le geste de cette femme ?

    • Quand je termine ce billet par la phrase "je n'ai jamais su", je fais le constat que JE n'ai rien trouvé sur l'ordinateur pouvant aller dans un sens ou dans un autre. Je ne dis pas que la justice n'a pas tranché, et peut-être a-t-elle tranché avec des éléments plus probants fournis par les enquêteurs. Mais cela, moi, je ne le sais pas, étant désaisi du dossier dès le dépôt de mon rapport.

      Ceci étant dit, il est possible que la justice n'ait pas pu trancher, et de toute manière, votre question garde tout son sens dans beaucoup de cas.

      Je travaille toujours avec une certaine peur au ventre: celle de l'erreur judiciaire. J'ai essayé de l'illustrer dans ce billet (qui est l'un de mes préférés) consacré à l'avancé de la science et aux "certitudes" scientifiques.

      Pour répondre concrètement à votre question, et parce que j'aime beaucoup la science fiction, j'imagine assez facilement le concept d'inscription des événements dans les objets qui nous entourent: les sons, les images, les odeurs, etc. Le jour où l'on pourra accéder au déchiffrage de ces inscriptions, beaucoup de choses du passé nous seront alors accessibles.

      Pour le meilleur et pour le pire 😉

  8. J'aime bien "le concept d'inscription des événements dans les objets qui nous entourent" que vous évoquez.
    J'ai déjà entendu 2 théories qui vont dans ce sens et qui m'ont interpellées :

    – certains scientifiques pensent que les gravures ou peintures sur toile, bois ou rupestres peuvent avoir "enregistré" les sons ambiants, en particulier la voix du peintre, quand elles ont été faites, à la manière d'un gravophone, et qu'un jour futur la science nous permettra de restituer ces sons.
    Les touches d'un clavier d'ordinateur parleront donc peut-être à partir des traces qu'elles auront gardé, ou que l'analyse du rythme de frappe avec lequel une personne s'est exprimé sur son ordinateur donnera des indications sur son état à ce moment …

    – Dernièrement aussi, j'ai entendu un scientifique dire qu'il pensait que les événements forts produisaient des modifications de l'ADN de celui qui vivait ces émotions. Ainsi, nous serions tous porteurs dans notre ADN d'une émotion forte qu'un de nos ancêtres a vécu et dont il nous a transmis une trace.
    Dans cette hypothèse, peut-être que l'ADN de la victime de votre affaire a enregistré les dernières émotions…

  9. Je préfère également ce récit qui laisse d'avantage place à la sensibilité qu'à l'analyse, sa progressivité place également le lecteur dans une perspective plus proche de la frustration que vous avez pu vivre.

    Le seul doute qui pourrait subsister de votre côté est l'existence d'un autre compte e-mail, contenant des échanges qui auraient pu vous éclairer sur la situation de cette personne qui reste inexpliquée. Malgré tout cette hypothèse ne semble pas forcément très crédible (vu que, a priori, vous avez retrouvé trace de tout le reste de la navigation).

    Merci pour ces témoignages, toujours emprunts d'une grande sensibilité !

  10. Ce récit ci m'a vraiment touché émotionnellement alors que le premier, bien moins (mais l'ayant lu après…).
    Je ne suis pas sur qu'en l’occurrence ce soit une bonne chose, car ce dont il s'agit est hélas ici du réel, pas un polar.
    J'ai pensé qu'il y a des gens qui ont des personnalités multiples, cette pauvre femme pouvait très bien mener une vie réelle "officielle", une autre cachée et une troisième encore sur internet. Ce qui n'oriente pas plus dans un sens que dans l'autre.

  11. Bonjour,

    Pour la petite histoire et sans forfanterie aucune, il m'est arrivé la même chose. A savoir que j'ai eu entre les mains l'ordinateur d'un homme mort dans des conditions non élucidées selon les propres termes des OPJ. La même histoire à une différence près. Le défunt était de nationalité RUSSE !!!
    – La vision d'un windows en russe est quelque chose que je ne suis pas près d'oublier (sans compter le clavier).
    – La cohabitation forcée avec l'intimité des gens me perturbe aussi énormément.
    – Je suis également ressorti frustré car je ne saurai jamais ce qui lui est arrivé.

  12. Ayant lu les précédents commentaires, je préfère donc m'abstenir de lire l'autre article. Je n'aurais jamais imaginé que le travail d'un expert puisse être à ce point éprouvant au vu des charges émotionnelles par rapport à ce drame. Je comprends que le souvenir de cette affaire puisse susciter des émotions humaines telles que l'empathie ou la tristesse. Quel drame pour la famille de n'avoir jamais élucidé les raisons de ce geste.

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