20 ans d’expertises judiciaires

Dans quelques mois, je vais fêter mes 20 ans d’inscription sur la liste des experts judiciaires de ma Cour d’Appel.

20 ans…

J’ai rapporté ici sur ce blog quelques uns de mes « rapports d’étonnement » et quelques une de mes anecdotes (romancées bien entendu ;-). Deux décennies de contacts avec la justice et les justiciables, avec les policiers et les gendarmes, avec les avocats et les huissiers, avec les greffiers et les magistrats, avec Yéléna

J’y ai perdu le sommeil à cause de l’horreur des images et des films de pédopornographie, de guerre et de massacres, pauvre petit être sensible sans les filtres des reporters ni la préparation des hommes et femmes d’action (soignants, pompiers, urgentistes, militaires, etc.). Horresco referens…

J’étais seul dans mon bureau face aux défis techniques des missions données par les magistrats. J’ai appris à trouver la petite aiguille dans la botte de foin du disque dur, à décrypter les données cachées, à retrouver les mots de passe utilisés. J’ai réussi à surmonter mes angoisses de pannes des scellés, de modifications de preuve par inadvertance, de pertes de données, de mauvaise interprétation de ce que je voyais. J’ai apprivoisé la complexité administrative dans laquelle est jetée le collaborateur occasionnel du service public (pas toujours très claire).

Quand j’ai été admis à l’inscription sur la liste d’experts judiciaire de ma Cour d’Appel, j’avais 35 ans. J’étais alors le plus jeune expert judiciaire en informatique de France o/. Le suivant dans la liste avait 30 ans de plus que moi… Je trouvais ça lamentable, surtout en matière informatique. J’approche maintenant des 55 ans, et je me demande s’il est bien raisonnable de continuer… Toute ma vie, j’ai assisté, et participé activement, au développement de l’informatique. J’ai travaillé comme chercheur en intelligence artificielle, j’ai enseigné, j’ai développé un système d’information, j’ai expertisé des machines, des systèmes, des organisations, j’ai contre-expertisé des rapports d’expertise…

Je refuse de considérer que je suis trop vieux. J’ai encore tant de domaines à explorer : TensorFlow, le calcul parallèle, la sécurité informatique avec ses mystérieux SOC, SIEM, CSIRT et autres joyeusetés, les outils forensics, les nouvelles règles du jeu (LPM, RGPD…).

Professionnellement, je gère à peu près la même équipe depuis 25 ans, date à laquelle j’ai rejoins la startup où je travaille encore aujourd’hui, startup qui est devenue une belle et grande école d’ingénieurs. Mais la transformation numérique qui brasse en profondeur les processus de l’entreprise s’accompagne d’une charge de travail et de responsabilités qui ne fait que s’accroître et pour laquelle je sens que mes épaules deviennent insuffisantes : choix des serveurs, des actifs réseaux, des routeurs, des plateformes de virtualisation, des clouds, des accès internet, des outils de supervision, des systèmes d’exploitation, des câbles réseaux, des fibres optiques, des ordinateurs fixes, des ordinateurs portables, des tablettes, des bornes Wifi, des systèmes d’impression, des systèmes d’affichage, de vidéoprojection, de visioconférence, des bases de données, des logiciels métiers, des portails, des parefeux… et de toute la sécurité qui va avec ! Les ingénieurs informaticiens généralistes vieillissent mal…

Mais le côté le plus dur, ce sont les expertises judiciaires. Les techniques deviennent de plus en plus complexes, et le côté artisanal de ma pratique d’expert m’interroge de plus en plus (lire ce billet sur le sujet). J’ai maintenant peur de ne plus être à la hauteur quand on me propose une mission d’assistance à huissier de justice : quel est le matériel sur lequel je vais tomber, quelle quantité de mémoire de stockage disque, quelles technologies, quels systèmes ? Quel sens cela a-t-il quand on commence à refuser des missions ? Je refuse de devenir un expert judiciaire « carte de visite » pour alimenter ma clientèle d’expertises privées. Je pense qu’il va bientôt être temps de jeter l’éponge, et de laisser la place à de jeunes experts : il est probable que je ne demanderai pas le renouvellement quinquennal de mon inscription sur la liste des experts judiciaires. Il faut savoir partir dignement, et au bon moment. Les cimetières sont remplis de personnes qui se croyaient indispensables.

Je vais me concentrer sur mon activité professionnelle, m’encadrer de forces vives, devenir un meilleur manager, et essayer de rester en contact avec la technique. Je vais continuer à grandir avec l’entreprise qui voudra bien encore de moi. A la maison, je vais remplir mes soirées de TensorFlow et de CUDA, de OpenVAS et de ELK, de Tor et de Shodan… Je compte bien tenir encore 15 ans. 70 ans, quel bel âge pour partir à la retraite 😉

Le ton de ce blog va sans doute changer.

Mutatis mutandis.

4 réflexions sur « 20 ans d’expertises judiciaires »

  1. Oh mon dieu tu n'as pas le droit de baisser les bras ! La technique est elle vraiment le pivot de la réflexion ? Ton approche en père de famille, ton regarde avec plus de hauteur font la différence. tu sais qu'une ip n'est pas fiable qu'une adressa mac n’authentifie personne. Reste comme tu es, techniquement les autres sont peu être meilleurs mais auront ils autant de recul, auront ils ce détachements que les années et l’expérience t'aura apporté ? Reste comme tu es ! Un fan !

    • Beaucoup des experts que j'ai rencontrés sont excellents. Certains sont nuls, mais la grande majorité est bien meilleure que moi, tant techniquement qu'humainement. Quant à l'expérience, c'est bien en donnant leur chance aux jeunes qu'ils peuvent l'acquérir, non ?

  2. Admiratif du recul, de la lucidité, de l'expérience que vous pouvez dégager rien que sur ce blog, je resterai toujours un grand lecteur de vos billets et vous souhaite que le meilleur pour la suite.

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