La petite fille et le réseau Tor

Le gendarme dépose le scellé dans l’entrée. Je lui propose de prendre un rafraîchissement. « Je veux bien un verre de jus d’orange » me dit-il. Nous discutons de la difficulté de son métier, du manque de moyens, surtout en matière numérique.

A un moment, il me dit : « j’ai vu que le scellé que je vous ai amené concernait un dossier pédopornographique ». Je hoche la tête sans laisser apparaître d’émotion particulière. En me saluant sur le pas de ma porte, il ajoute « vous savez, j’ai moi aussi des enfants… »

Je le regarde partir.

Le soir venu, je ferme la porte de mon bureau à clef pour éviter l’intrusion joyeuse de mes enfants (mes écrans sont visibles depuis la porte de mon bureau), et je commence le rituel de l’ouverture d’un scellé : photos, prises de notes, etc. Comme à chaque fois, j’essaye d’ouvrir l’ordinateur sans briser le scellé, petit défi personnel avec l’OPJ qui a réalisé le scellé. Cette fois-ci j’arrive à faire glisser la vieille ficelle sans la casser. Petite victoire inutile.

Comme souvent, l’intérieur de l’ordinateur a sa propre odeur. Un mélange de tabac et de poussières un peu particulier. J’extrais le disque dur, je vérifie qu’il n’y a rien dans le lecteur de DVD, et qu’il n’y a pas de support original de stockage.

Être expert judiciaire en informatique ne fait pas de moi un superman de la technologie. Je suis loin d’avoir les compétences d’un roxor du SSTIC ou d’un agent de l’ANSSI. Mais j’ai un atout sur eux : j’ai le temps. Je place le disque dur du scellé dans mon ordinateur de prise d’image et démarre la copie.

Pendant que la copie s’effectue, je commence la rédaction du rapport, le tri des photos et des notes déjà prises, la mission confiée par le magistrat instructeur. Je dois vérifier la présence d’images ou de films de nature pédopornographique sur le disque dur, et si possible en déterminer la source de téléchargement.

Le week-end suivant, je m’enferme à nouveau dans mon bureau et je commence à analyser les images et les films. Il y a toutes les images miniatures de type thumbnail, très nombreuses et très instructives car rarement effacées. Il y a les fichiers effacés, les fichiers archives, les fichiers chiffrés.

Des images de vie de famille, avec son lot de mariages, de fêtes, de vacances. Des films piratés plus ou moins récents. Puis viennent toutes les images pornographiques, en cache des navigateurs ou bien rangées dans des dossiers aux noms explicites. Et dans toute cette sexualité visuelle, je tombe sur toute la gamme de photos pédopornographiques…

Je regarde, triste et ému aux larmes, les visages de ces enfants maltraités, torturés, qui ont perdu trop tôt leur enfance. Je classe les images et les films par âge apparent supposé. Parfois le nom du fichier m’aide un peu : moins de cinq ans, moins de sept ans, moins de dix ans… Une petite fille revient de temps en temps, avec son sourire forcée et son regard triste. J’en ai déjà parlé sur ce blog : je l’ai appelé Yéléna. Les images sont difficiles à regarder, les films encore plus. Avec le temps, je me suis un peu endurci et mon corps ne réagit plus. La petite fille sourit pendant qu’un homme s’approche d’elle avec un sexe bien trop grand pour elle. Je continue mon classement, seul dans mon bureau. Je regarde passer quelques blagues sur Twitter. Je n’arrive pas à sourire.

Je n’oublie pas la mission qui m’est confiée : trouver les images et films pédopornographiques et essayer de savoir d’où elles viennent.

J’établis la liste de tous les programmes installés ou ayant été installés sur le disque dur de l’ordinateur. Plusieurs attirent mon attention : du VPN, du Tor-browser, du P2P, du FTP et bien entendu tous les navigateurs.

Une fois cette liste établie (à partir de l’explorateur de fichiers, de la liste des fichiers effacés et des ruches de la base de registres), je m’attelle à analyser l’historique disponible pour chaque programme. Les choses sont plutôt intéressantes : le réseau Tor est utilisé après connexion à un VPN (ce qui signifie que même le point d’entrée vers le réseau Tor est masqué). Cependant, étant en possession du disque dur de l’utilisateur, j’ai accès à la majeure partie de l’historique des connexions, et l’utilisateur ne maîtrise pas assez les traces qu’il laisse sur son propre disque pour être complètement furtif. J’ai accès à la trace de différents téléchargements, aux noms des services utilisés et aux mots de passe employés.

Je me doute bien que les serveurs utilisés auront disparu rapidement, et je ne me risque pas à le vérifier. Je n’ai pas envie que mon adresse IP apparaisse dans un serveur NSA au détour d’une DPI quelconque. La France étant particulièrement bien équipée également en la matière, je n’aimerais pas que le gendarme venu me déposer le scellé revienne pour mettre mes propres ordinateurs sous scellés…

Je rédige mon rapport pour être le plus clair possible. Entre deux paragraphes, mon esprit fatigué s’évade et je regrette qu’un outil créé pour lutter contre la censure soit détourné pour un usage de cette nature. En imprimant une sélection des photos gravées sur les DVD que je joins au rapport, je tombe sur Yéléna et son sourire triste. Je me souviens alors que son prénom signifie en russe « éclat du soleil », que Tor est également le dieu du tonnerre dans la civilisation nordique, et par association d’idée me vient l’image d’un de mes films cultes de ma jeunesse : « Métal Hurlant » (voir l’illustration de ce billet, cliquez sur l’image pour l’agrandir). Je me surprends à sourire.

On peut sourire de tout.

2 réflexions sur « La petite fille et le réseau Tor »

  1. Quelle tristesse. Merci pour votre talent à assembler les mots. Je vous souhaite quelques minutes de bonheur.
    Amicalement

  2. Exellent, comme à votre habitude.

    Comme vous l'avez dit dans des posts passés, il faut bien des gens pour apporter les preuves à la Justice, et les faire condamner.

Les commentaires sont fermés.